#11 La « rééducation » des femmes mozambicaines après l’indépendance, dans le film Virgem Margarida

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Mozambique : 40 ans de construction identitaire nationale par le Frelimo
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Le Mozambique obtient son indépendance le 25 juin 1975, après plus de dix ans de guerre d’indépendance. Le Frelimo (Front de Libération du Mozambique), d’obédience marxiste, prend alors le pouvoir, qu’il conserve jusqu’aujourd’hui. Tout le programme du Frelimo est de créer l' »homme nouveau », et de parvenir coûte que coûte à unifier la nation mozambicaine, composée de peuples très différents. Cette volonté marque l’histoire et la sociologie du pays jusqu’à nos jours.

Fin 1975, après l’indépendance, le gouvernement du Frelimo (1) déporte des prostituées de tout le Mozambique dans des centres de rééducation, avec la conviction qu’avec une féroce discipline et des travaux forcés surveillés par des militaires imprégnés de la pureté révolutionnaire, on corrigerait leur « mauvaise vie » et les transformerait en « femme nouvelle » socialiste. En 2012, le réalisateur Licínio Azevedo sort le film « Virgem Margarida » (« La Vierge Margarida »), à propos de ces camps. Entretien.

Licínio Azevedo, réalisateur d’origine brésilienne basé au Mozambique depuis près de 40 ans, fait avec Virgem Margarida la lumière sur un épisode noir de l’immédiate post-indépendance, durant lequel le Frelimo a cherché à rééduquer des millions d’ « anti-sociaux » : dissidents intellectuels, témoins de Jéhovah, homosexuels, criminels, filles-mères et prostituées. Ils disparaissaient mystérieusement et étaient emmenés dans des lieux reculés, anciennes bases de la guérilla, en pleine campagne, où beaucoup subirent punitions et mauvais traitements. En 1981 Samora Machel, premier président du Mozambique, commence à suspendre ce processus rééducatif. Qu’est-il arrivé aux rééduqués ? Comment le Mozambique vit-il cette mémoire ?

Virgem Margarida raconte l’histoire d’une erreur : lors d’une vague d’enlèvements de prostituées à Maputo, Margarida, qui n’a jamais connu aucun homme, est envoyée dans un de ces camps de rééducation. Le film met en scène des femmes qui s’unissent contre l’oppression machiste et les injustices du camp.

Comment vous est venue l’idée de raconter l’histoire des centres de rééducation pour prostituées ?
J’ai suivi, en tant que documentariste, les 37 ans d’indépendance du Mozambique en 2012, et le thème des femmes m’a toujours intéressé. Dans mon film A Última Prostituta (« La dernière prostituée »), un documentaire classique avec des entretiens, je suis parti d’une photographie de Ricardo Rangel (2) qui montre deux militaires en train d’escorter une prostituée. À l’époque on m’a parlé de l’histoire d’une villageoise partie en ville acheter des vêtements et qui, n’ayant pas de papiers sur elle, fut emmenée par erreur dans un camp. J’ai construit le film Virgem Margarida à partir de cette histoire racontée par des détenues : une vierge dans un centre de rééducation, au milieu de 700 prostituées.

Que subsiste-t-il aujourd’hui de l’idée d’hommes et de femmes « nouveaux » ?
J’en étais venu à croire que, avec la révolution, il était possible de purifier l’être humain, de créer une société nouvelle. Maintenant c’est le côté humain de ce processus que je voudrais comprendre, la contradiction des grands idéaux qui, parfois, se transforment en tragédies parce que les gens qui les dirigent sont trop faibles. Dans le film, l’un des principaux conflits est celui qui oppose les prostituées et les gardiennes du centre d’éducation chargées de rééduquer les femmes, qui sont d’anciennes militaires de la guerre de libération, des rurales qui ont une vision tellement parcellaire du pays qu’elles ne savaient même pas vraiment ce qu’était la prostitution. Même les soldats qui capturaient les femmes, qui venaient de revenir de la guérilla et n’étaient pas habitués à la ville, prenaient à tors une mini-jupe ou un vêtement un peu osé comme des signes de prostitution. Ils emmenaient certaines femmes dans les camps juste parce qu’elles s’habillaient de façon différente, mettaient du rouge à lèvres ou n’avaient pas de papiers. Dans le film on a l’exemple de l’amante, de la petite amie avec sa mère à la maison, de la danseuse mère de famille qui a laissé ses jeunes enfants à la maison et de la vierge.

On voit un pays qui ne se connaît pas lui-même, avec des femmes du Sud, du Nord, urbaines, rurales qui, durant cette coexistence, se transforment en « femmes d’une même nation ». Le film est une réflexion sur la libération des femmes ?
Militaires ou prostituées, rurales ou citadines, colonisées ou révolutionnaires, alphabétisées ou non, ces femmes ont toutes subies la loi imposée par les hommes. Dans le film, la « rééducation » fonctionne à double sens. Toutes se « purifient » et se libèrent d’une certaine manière : les prostituées parce qu’elles apprennent l’importance de la liberté et du travail, les militaires parce qu’elles se libèrent de la hiérarchie des supérieurs. L’adolescente vierge devient une espèce de sainte : toutes veulent la protéger ou être protégées par elle, profonde connaisseuse de la campagne, contrairement aux urbaines sans relation avec le monde rural. La rééducation est au final un processus de connaissance mutuelle, qui les amène à s’unir pour se libérer.

Dans l’union finale, il y a l’air d’avoir un cri féministe qui s’oppose à la moralité qui veut les rééduquer pour en faire de bonnes épouses et mères, apprenties du devoir féminin. Au final, les arguments de la rééducation contredisent en partie l’objectif affiché d’en finir avec l’exploitation de la femme par l’homme ?
Le film joue avec cette dualité. Les femmes de la campagne accusent les prostituées d’être incapables de faire de bonnes épouses, elles reflètent la société traditionnelle mozambicaine, contre laquelle le régime essaie pourtant de lutter.

La déconstruction devient très claire lorsque les militaires comprennent la fragilité de ceux à qui elles doivent obéir aveuglément, puisque même le dirigeant du Frelimo ne fait pas ce qu’il leur demande de faire.
Oui, le vrai cri révolutionnaire vient des militaires quand elles disent « fils de pute, il est passé à l’ennemi ». Révoltées, elles utilisent le langage des prostituées, et se rassemblent contre les hommes, puisqu’au final le militaire est un symbole masculin réactionnaire. Elles donnent continuité à la révolution, après avoir compris qu’elles sont jugées de manière indécente par le côté machiste de la révolution. La femme militaire devient la véritable juge de la révolution.

Le personnage de Rosa est une travailleuse du sexe émancipée, non dépendante en quoique ce soit, forte, avec des principes, faisant valoir sa parole. Comment vous est-elle apparue ?
Chaque personnage est un mélange de plusieurs personnes que j’ai connues. Rosa m’est venue d’une femme que j’avais interviewée, rebelle et très forte, mais marginale et moins lucide. La Rosa du film est anarchiste, elle remet en cause l’autorité, montre le ridicule de la discipline militaire. Au long du processus c’est elle qui acquiert la plus forte conscience de classe, elle se transforme en révolutionnaire experte. Je ne sais pas ce qui aurait pu lui arriver après le temps du film, mais c’est sûr qu’elle ne serait pas retournée à la prostitution.

Qu’est-il arrivé à ces femmes après le camp de rééducation ?
Les camps ont duré presque deux ans. Certaines sont retournées à Maputo, d’autres sont restées là-bas, se sont mariées avec des hommes de la région, ont fondé une famille. Aujourd’hui elles ont presque 60 ans. L’aller fut bien organisé, mais le retour fut très chaotique.

La confrontation avec l’histoire récente du pays n’existe presque pas, comme s’il y avait une sacralisation de la période post-indépendance, qui ne permette pas de remuer les ambiguïtés. Ce film pose problème au Mozambique ?
Les gens ne sont pas habitués à avoir une vision critique du passé, pourtant essentielle pour évoluer. Les conséquences ou les feedbacks sur le film ne m’intéressent pas, je veux simplement montrer certaines choses et quand je vois une belle histoire, je l’écris. Dans Virgem Margarida, le contexte politique existe en toile de fond mais n’est pas le plus important.
Mon prochain film sera tiré d’un livre que j’ai écrit, O comboio de sal e açúcar (« Le Train de Sel et de Sucre »), et montre les atrocités des deux côtés de la guerre civile.

Quelle était votre implication politique en 1975?
Je travaillais en Guinée-Bissau, je ne suis arrivé au Mozambique qu’en 1978, et je ne connaissais pas le processus des camps de rééducation. C’est seulement deux ans plus tard qu’on a commencé à en parler. Mais a priori, sans en savoir plus, je pensais que c’était bénéfique, avec ma vision idéaliste de l’époque, parce que cela disait un non radical à l’exploitation sexuelle du colon sur les femmes mozambicaines. C’est seulement ensuite, confronté avec les conditions réelles des camps, que j’ai compris qu’il fallait plus que des bonnes idées.

Ce long-métrage est la continuation d’un travail documentaire.
Ma formation c’est le journalisme, j’ai travaillé pour la revue Versus, influencé par le nouveau journalisme de l’école américaine. En Guinée-Bissau j’écrivais des histoires de la guerre dans une perspective fictionnelle. Quand je suis venu travailler pour l’Institut de Cinéma du Mozambique, le passage aux documentaires s’est fait naturellement. Il y a une continuité entre mon travail de cinéaste et mon travail d’écrivain, puisque mes films sont liés à ce que j’écris, et ma fiction vient du documentaire. J’essaie de créer un langage particulier pour le documentaire, avec une structure dramatique de fiction. Le Grand Bazar est une fiction mélangée avec du documentaire, filmée au milieu des gens. Desobediência (« Désobéissance ») est un film pour la télévision tourné avec de l’argent pour faire un documentaire. Je l’ai envoyé à des festivals de documentaires, mais on l’a refusé en disant que c’était de la fiction. Après j’ai gagné le FIPA de fiction. C’est devenu une fiction par le biais des festivals.

Comment s’est passée la direction d’une grande production, avec une équipe technique issue de plusieurs pays, et des dizaines de femmes en scène ?
Il y avait dix nationalités différentes impliquées dans le film : Mozambique, Afrique du Sud, Zimbabwe, Angola, Brésil, Portugal, France, Italie, Allemagne, ex-Yougoslavie. C’est e mélange de gens et d’esthétiques qui peut permettre la naissance d’un cinéma de « périphérie », en opposition au cinéma américain, très formaté.

Où avez-vous filmé ?
Les tournages se sont faits à différents endroits du pays, dans une zone inhospitalière. J’ai choisi Sussundenga, dans la province de Manica, dans le centre du pays. Le même lieu que le documentaire A Ponte, dans la réserve Chimanimani, où se trouve le Mont Benga, le point le plus haut du Mozambique. J’ai découvert une rivière merveilleuse, le Mussapa Pequeno, que j’ai choisi parce que j’avais besoin d’une rivière sans crocodile où des dizaines de femmes nues puissent se baigner. Nous avons filmé hors de la ville, les hommes n’avaient pas accès au lieu.

Et les actrices ? J’imagine que ça n’a pas été facile que les maris laissent leurs femmes partir en brousse pour tourner un film sur des prostituées…
Il n’y avait quasiment aucune actrice professionnelle. Nous avons tout très bien expliqué, et demandé des autorisations. A Margarida Cardoso a filmé la réunion avec les maris pour le film Licínio Azevedo – Chroniques du Mozambique.

Que peut apporter ce film à la production audiovisuelle du Mozambique? Comment ont été les conditions de production ?
Ça n’a été ni facile ni joyeux. Il faut avoir des nerfs d’acier pour supporter une production avec de l’argent tombant goutte à goutte pendant des années. C’est dû au fait que le Mozambique n’a pas de fonds propres pour le cinéma, à toute la dépendance extérieure. Au final on perd du temps et donc de l’argent. Le film aurait pu être fait avec 500 mille dollars, et on en a dépensé un million, juste parce que l’argent a mis du temps à tomber, et qu’avec le retard tout coûte plus cher. C’est un manque de vision de la part d’un pays comme le Mozambique, qui il y a quelques années investissait dans le cinéma, de le délaisser maintenant.

(1) Frelimo : Frente de Libertação de Moçambique (Front de Libération du Mozambique), parti d’obédience marxiste ayant lutté pour l’indépendance du Mozambique et ayant pris le pouvoir (qu’il conserve jusqu’aujourd’hui) au moment du départ des Portugais en 1975.
(2) Ricardo Rangel (1924-2009) est un célèbre photo-journaliste mozambicain, premier non-blanc à avoir travaillé comme photographe pour la presse, avant l’indépendance.
Article traduit et adapté par Maud de la Chapelle.
Ler aqui na Buala a versão original do artigo em Português.///Article N° : 13330

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