143 rue du désert, de Hassen Ferhani

L'esprit de Malika

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Déjà multiprimé dans les festivals, le nouveau documentaire d’Hassen Ferhani profite de l’absence des blockbusters américains (qui attendent la fin des jauges limitées par le covid-19) pour s’infiltrer un peu partout dans les salles françaises, en sortie le 16 juin 2021. Profitez-en : c’est un chef-d’œuvre de finesse et de cinéma.

En arabe, Malika peut signifier une reine. En voici une, assise, âgée de 74 ans, seule au bord de la route de Tamanrasset, la route nationale n°1 qui d’Alger et mène au Niger en 2400 km, que l’on appelle aussi « route de l’unité africaine » ou « Transsaharienne ». Malika est à dix heures d’Alger, dans une masure en plein désert, à 70 km de toute habitation. Elle y sert le thé, le café ou une omelette aux chauffeurs routiers ou à de rares touristes. Entre vents de sable et canicule, « gardienne du vide », elle y finit sa vie : « J’accepte ce que Dieu me donne ».

Sa vie, elle ne s’étend pas volontiers dessus. Il faut l’écoute d’Hassen Ferhani pour qu’elle la révèle par bribes. Mais le propos n’est pas là : elle restera grandement dans l’ombre. Pas de récit frontal. Ce qui importe ici, c’est son regard. Elle regarde la route à travers la porte de son café, comme un écran de cinéma. Il ne s’y passe souvent rien : le vent du désert souffle, les camions passent. Parfois, des chauffeurs s’arrêtent pour prendre le thé et surtout échanger un peu avec Malika.

Là est la simplicité du film : une femme qui discute, les bruits de la route et du désert. On imagine un micro extérieur pour les capter en même temps que Hassen et son ingénieur du son, Mohamed Ilyas Guetal, saisissent ce que disent Malika et ses clients. Cette résonance est essentielle, car le café de Malika est une antichambre de l’Algérie, une discrète agora.

Comme dans tous les cafés populaires dans le monde, on y parle de tout et de rien, des problèmes quotidiens comme de la politique. Filmer Malika veut dire beaucoup de temps passé à laisser le réel s’infiltrer dans le café. Comme dans son précédent film, Dans ma tête un rond-point, le temps d’écouter les incertitudes et les élans des ouvriers de l’abattoir.

Ecouter le vent, c’est saisir un souffle, l’esprit du lieu, les murs qui ont vécu en même temps que la condition ouvrière contemporaine. On retrouve la même sensation ici que l’écoute ouvre le réel. Le credo est cette fois que saisir ce temps qui passe donne aussi épaisseur au temps passé. En livrant des bribes de sa vie, dans ses attitudes et sa détermination, femme puissante face aux hommes, Malika est une métaphore de l’Algérie d’hier et d’aujourd’hui, une Algérie qui fut belle mais fut « trahie pour de l’argent ».

Il ne se passe pas grand-chose mais l’intensité des échanges est fulgurante, renforcée par la focale fixe qui préserve netteté et luminosité. Cadre dans le cadre, la porte ouverte sur la route est une camera obscura. C’est l’Algérie qui franchit le pas, ces chauffeurs déprimés par la hausse du prix de l’essence, ce resto-café moderne qui s’installe à la station-service en face, ultime concurrence à la fraternité.

Un accident sur la route ? La caméra reste distante, ne quitte pas l’ancrage de la masure de Malika. Elle laisse le réel venir à elle. Pas de sensationnel, que de l’écoute. Des plans fixes. Pas de musique pour entendre le trafic et le vent, ou bien le silence. Cela n’exclut pas de terminer sur l’émotion lyrique du chant traditionnel amazigh a capela de Taos Amrouche, procession vers un mausolée (une zaouia) que pourrait devenir le café de Malika. Et que soudain la musique se déchaîne tandis que la caméra tourne trois fois autour pour saluer l’esprit du lieu avant d’y pénétrer (“Qu’Ran” de Brian Eno et David Byrne, qui figurait sur la première pression de l’album My Life in the Bush of Ghosts).

Peu à peu, la fiction prend le dessus, parce que le cinéma le permet et qu’on aurait tort de s’en priver ! Comme avec cet homme (Smair El Hakim) qui a perdu sa fille et cherche son frère. « Les gens mentent mais ils ne savent pas mentir », réagit Malika. Le passé ressurgit, ces accusations de ramener de l’alcool et des femmes, le rejet de sa différence et de sa liberté de ton.

Un homme (Chawki Amari, auteur du roman Nationale 1 qui a présenté Malika au réalisateur) joue avec le fenestron, comme si c’était le parloir d’une prison. « Vous m’avez laissé une place dans le monde, je suis ici », lâche Malika. Elle est au centre géographique de l’Algérie. Elle en est la mémoire fragmentée. Malika gardera son mystère car l’enjeu n’est pas de savoir mais de ressentir. Car le monde de Malika est menacé et que quelque chose de profond va se perdre, que nous avons encore du mal à saisir. Car là-bas, dans ce relais routier au cœur du désert, se joue un peu de notre avenir.

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