Ce ne peut pas être un hasard : le premier film a être projeté à la Biennale (en dehors de l’excellent « La Saison des hommes » de Moufida Tlatli en soirée d’ouverture, dont nous avons déjà dit tout le bien que nous en pensions dans notre rapport sur Cannes sur le même site) fut « Boudiaf, un espoir assassiné », de Malek Bensmaïl et Noël Zuric (Algérie/France, 1999). Certes, il n’est pas en compétition officielle, seulement dans la section « informative », mais le message est clair : c’est sous le signe de l’introspection que s’ouvre cette Biennale.
Le film est un portrait à bases d’archives et d’interviews efficacement montés de l’éphémère président de l’Algérie rappelé depuis son exil forcé au Maroc en janvier 1992 pour régler le problème politique après la démission du président Chadli suite au premier tour des élections législatives remporté par le FIS. Tandis que le FIS est dissous et entre dans la lutte armée, Boudiaf prépare de profondes réformes pour redonner voix à la jeunesse et lutter contre la corruption. Il sera assassiné au bout de six mois, en juin 92. La tension que génère ce film produit par l’INA et Arte est à l’image de l’Histoire algérienne : un terrible thriller où le héros a bien peu de chance de s’en tirer mais y mettra toute son énergie et sa lucidité !
Pour moi qui ne suis pas un spécialiste des cinémas arabes, mais passionné des cinémas du Sud du Sahara, cette Biennale est un cadeau du ciel : l’occasion de découvrir les productions récentes de cette cinématographie et de rencontrer ceux qui la font.
Je vous en entretiendrai de façon très personnelle, comme à l’accoutumée.
Il y a quand même quelque chose qui marque fort, en ce début de Biennale : la similitude entre les deux cinématographies dans ce qui les font bouger. De nouvelles écritures se cherchent dans la diaspora vivant en général en Europe, qui bousculent les codes de leurs aînés, et entraînent par exemple Magda Wassef, déléguée générale de la Biennale, à demander en première page du catalogue : « Qu’est-ce qu’un film arabe aujourd’hui ? » en ajoutant, notamment à propos du documentaire : « La proportion de films produits hors les murs des pays arabes est écrasante ».
La déferlante télévisuelle par satellites et paraboles interposées offre à cette nouvelle génération excentrée une voix qu’elle n’aurait jamais pu avoir autrefois et une incidence à l’intérieur même des pays arabes. Un colloque en débattra les 6 et 7 juillet.
Sinon, au niveau de la sélection longs métrages, le Maroc est moins représenté et le Liban absent, alors qu’il avait raflé le grand prix la dernière fois avec le très beau « West Beyrouth » de Ziad Doueiri (cf Africultures 10). L’Egypte revient en force avec cinq films.
Mais c’est la thématique le grand changement : s’affirme cette introspection déjà évoquée, mais placée au niveau du quotidien : la vie privée plutôt que la politique. Couple, question de la femme, de l’émigration, et la guerre pour le vécu algérien
A noter le premier film soudanais, « La Baraka du Cheick » de Gadallah Gubara qui introduira un plus de culture arabo-africaine.
En cette après-midi du 30 juin, deux films en compétition documentaire et deux longs métrages compétition fiction, qui confirment la tendance !
C’est les glaces que documente « L’Effet miroir », un 52 minutes de Fitouri Belhiba (Tunisie/France, 1999) ! Un couple de Belges d’allure très touristes qui venait depuis 20 ans en vacances à Djerba s’y sont installés et y vendent des glaces en fourgonnette. Ils sont confrontés à tout ce que vivent les immigrés tunisiens en Europe : le vendeur de lait de palme qui les accuse de leur prendre le pain de la bouche, ceux qui disent qu’ils prennent l’argent aux Tunisiens, ceux qui pensent que ce sont des espions ! Et notre couple fait des efforts notoires bien que limités pour apprendre l’arabe
Occasion d’une méditation sur les rêves d’émigration des jeunes Tunisiens (« Ils ne parlent que de départ vers l’Europe »), le film se concentre sur les oiseaux migrateurs qui passent mais sur les jeunes qui, faute d’occasions de mariages avec de jeunes touristes, restent là
Cela pourrait être passionnant mais reste, faute de montage, d’approfondissement et d’un peu plus de poésie dans l’image, un miroir un peu trouble mais intéressant.
Passionnant, « D’ailleurs Derrida », de Safaa Fathy (Egypte/France, 2000, 68 min.) l’est assurément, bien que fort décousu, car comment ne pas l’être avec le grand philosophe pour thème ? D’autant plus qu’il se prend au jeu, orientant le film, indiquant les textes qu’il désire voir lus et précisant les enchaînements ! La réalisatrice se met donc à son service, attentive aux détails personnels qui rendent dérisoires les paroles de Derrida quand il indique que sa biographie importe peu. Elle axe ses questions sur les grands thèmes qui font toute l’actualité de la pensée de Derrida – et qui frappent par leur adéquation avec les films de cette biennale.
« L’ailleurs est ici », lance-t-il en début de film, posant clairement les choses face aux revendications d’un ailleurs mythique qui a si longtemps guidé les esprits et par ricochet le cinéma. N’est-ce pas ce que nous dit aussi ce long métrage égyptien présenté en soirée ? « La Terre de la peur », de Daoud Abdel Sayed (1999, 150 min.) ressemble à un thriller policier où le héros doit se faire trafiquant de drogue pour infiltrer le milieu. Il donne ses informations de façon très confidentielle par lettre mais n’a jamais le retour. Et quelque part, il se prend au jeu. Comment ne pas y voir une allégorie des rapports du citoyen à l’Etat, à la loi, justement ce à quoi Derrida fait référence, ce marquage essentiel de départ à travers des rituels comme la circoncision (que l’on retrouve dans toutes les cultures : trace, coupure, inscription, scarification, marque dans le corps), qui lie à la communauté – et l’interrogation toujours posée de l’émancipation, de la sortie de la loi ? Le héros garde en lui la fidélité policière mais son double-jeu s’effiloche doucement. Pourtant, ce n’est pas seulement l’attrait de la dérive que met en scène ce film de facture somme toute très classique, mais surtout, avec force musique pompeuse et plans fixes sur les regards, l’envie de l’amour malgré les limites de sa mission : sa relation avec la femme qu’il aime sera victime tant de son rôle policier que de son rôle d’emprunt.
Décidément, c’est le scalpel. Les cinémas arabes auto-analysent leur société, balayant tous les tabous. C’est carrément l’dipe que convoquent Rachida Krim et Hamid Tassili dans « La Femme dévoilée » (Algérie/France, 1998, 8 min.) : un groupe de jeunes dans une rue d’Alger parlent de drague et mettent au défi le plus jeune de courtiser la première femme qui passe. Le résultat est proprement décoiffant, pour le plus grand plaisir de la salle
Habilement mené et tourné, ce court métrage fait mouche. Il expose sous la forme d’une farce cette fameuse virilité que la mère exacerbe dans le cadre de la famille mais qui est remise en cause quand les hommes se retrouvent dévirilisés dans l’échec du chômage, de l’impossibilité de trouver un logement et une place dans la société.
La mise en scène du désir sera une façon de s’affirmer face aux dérives de l’intégrisme. Le très beau « Aïd el-Kébir » de Karin Albou (Algérie/France, 1998, 43 min.) se fait chronique d’un enfant (illégitime) annoncé par le grand-père dans son dernier élan avant la mort. Cet enfant que l’on verra naître (là encore, un tabou saute : l’accouchement ne fait-il pas partie des choses qu’on ne montre pas, même codifié comme interdit par la censure égyptienne ?) est clairement montré comme signe de vie face aux enfermements de la femme algérienne. Mais il aura fallu émigrer. Le hammam, lui, reste l’espace intérieur de liberté et la caméra s’y complait pour soutenir son uvre de sensualité. D’une grande finesse et joliment tourné, le film attaque frontalement le discours intégriste. Cet intégrisme qui pénètre la société se donne lui-même comme caricature, mais peut-on le retranscrire ainsi au cinéma sans tomber dans une opposition noir et blanc ? On aspire à comprendre pourquoi et comment une jeunesse s’y laisse piéger. Si l’on adhère volontiers aux cris de révolte et de vie de ce genre de films, ils laissent au fond des tripes l’envie d’en savoir plus.
Peut-être alors l’exploration du maternage dans « Avril » de Raja Amari (Tunisie/France, 1998, 25 min.) va-t-elle plus loin ? La petite Amina qui ne dit jamais un mot, jeune orpheline prise au service de deux surs occupant une grande maison où ne percent que les bruits des jeux d’enfants du quartier, ne nous en dit-elle pas davantage face à ces deux femmes qui entretiennent leur enfermement névrotique ?
Une névrose qui mène à l’hystérie. Les femmes de « Le Harem de Madame Osmane », long métrage de Nadir Moknèche (Algérie/France 2000, 100 min.) font penser à ces femmes au bord de la crise de nerfs de l’Espagnol Almodovar. Et c’est d’ailleurs une Espagnole qui y jouait, Carmen Maura, qui en interprète (avec brio) le rôle principal. « Ce côté hystérique des femmes, déclare le réalisateur, je l’ai voulu même si c’est casse-gueule, parce que c’est une réalité. En France, on se représente toujours l’ensemble des femmes algériennes comme des victimes muettes (
) : elles sont aussi responsables que les hommes de l’état des lieux car elles sont fortes et savent utiliser pleinement l’étroite marge de manuvre qui est la leur ». On a compris que le film ne joue pas dans la dentelle et ne ménage personne. C’est d’ailleurs ce qui fait toute sa valeur, outre le fait d’être très efficacement tourné. Seule concession : il est entièrement en français. Moknèche a tenu à en avertir la salle (très arabophone) de la Biennale avant la projection. On retrouve un vieux scénario : pour obtenir les aides françaises, le film devait être majoritairement tourné en français. Moknèche (qui se réclame de trois langues : l’arabe, le kabyle et le français) a préféré faire son film mais sans ambiguïté : il a gommé tout ce qui était en arabe, pour éviter ce qui ferait couleur locale ou folklore colonial.
A travers Mme Osmane, c’est « l’échec de nos projets depuis l’indépendance » que Moknèche a cherché à thématiser. Cette femme qui a combattu avec le FLN finit par reproduire envers sa fille le système dont elle a été victime. Une mégère apprivoisée algérienne, symbole d’une société, « peut-être parce qu’au fond, comme tous les Algériens, elle refuse de s’interroger sur la violence qui imprègne l’Algérie », dit encore le jeune Moknèche (né en 1965).
Le film est fort, bien mené, très typé : « Ce que je craignais par-dessus tout, à l’heure où se réveille à peine un cinéma national, c’était le reproche d’avoir fait un film de plus pour l’exportation ».
Pari tenu. La frustration sexuelle de Mme Osmane explose dans tout le film, « cette frustration sexuelle et affective phénoménale qui caractérise les Algériens : l’amour, le couple en Algérie n’est que tragédie », indique encore Moknèche. Ce n’est pas Yamina Benguigui qui le contredirait, elle qui signe un documentaire plus doux mais non moins fort, « Le Jardin parfumé » (Algérie/France, 2000, 52 min.). Cela commence par un constat : du 9ème au 16ème siècle, les religieux étaient les érotologues ; ce sont eux qui théorisaient l’amour et la sexualité ; c’était une de leurs fonctions. Le livre dont le film a tiré son nom, qui date du 13ème siècle, n’a rien à envier au Kamasutra. Ponctuant avec sensibilité son film de paroles de jeunes et de spécialistes, extraits sensuels du cinéma égyptien, scènes touchantes dans un hammam de Marseille, Yamina Benguigui sait faire dire à tous ce qui ne se dit pas. Sa méthode ? La même que dans « Mémoires d’immigrés » : elle parle d’elle-même et on lui répond « moi aussi » (cf son interview dans Africultures 2). Les langues se dénouent et ce n’est pas triste.
Ce qui sépare un tel documentaire de « Mout tania : mourir deux fois », d’Yvan Boccar (Maroc/France, 2000, 56 min.) c’est l’affirmation d’un point de vue. Car c’est bien ce qui manque à ce film tout à fait bien tourné et intéressant sur la vie d’une famille dans une vallée très reculée du Haut Atlas marocain. Pour y avoir un peu tourné, j’ai résonné à ces images qui me rappelaient de puissants souvenirs, mais au cinéma, la dureté de la vie face au rythme des saisons finit par susciter l’ennui lorsque l’engagement du réalisateur se résume à la volonté de témoigner. La carte-postalisation guette toujours le regard ethnologique. Lorsque le réalisateur avoue honnêtement lors du débat ne pas parler le Berbère et n’avoir donc pu donner la parole aux femmes, les limites ressenties se précisent.
La mémoire ne peut ainsi se résoudre à montrer. C’est ce qu’affirme très haut le long métrage de Karim Traïdia (connu pour « La Fiancée polonaise », présenté en 1998 à Cannes à la Semaine de la critique) « Les Diseurs de vérité » (Algérie/France 2000, 79 min.). Fable complexe sur l’assassinat des journalistes en Algérie, le film rend hommage à ces Shéhérazades qui doivent parler dans la nuit pour survivre, ces diseurs de vérité qui parlent par peur du silence ou par peur d’oublier qui ils sont. Le journaliste puissamment interprété par Sid Ahmed Agoumi est travaillé, entre la question de rester ou de s’exiler, par la question de sa place : soit le thé est trop amer, soit il est trop sucré. Le film est un peu à son image : pour éviter le manichéisme, il se cherche sans arrêt sans jamais vraiment se trouver, alignant les évocations, les angoisses, les métaphores, en un labyrinthe complexe de retours en arrière ou d’évocations de ce qui n’a pas été.
Le débat qui l’a suivi était d’une rare émotion, témoignant de la charge de douleur liée à l’éloignement. Et sans doute était-ce là le nud autour duquel le film a du mal à trouver sa voie : « Je suis trop rentré dans ce film, indiquait le réalisateur : je n’ai pas trouvé la distance nécessaire par rapport à un trop de message, peut-être parce que je suis un Algérien qui vit l’Algérie de loin ». Prendre le quotidien de l’Algérie sans le vivre était difficile : « J’avais peur de faire des fautes ». Il reste un film imparfait mais sincère et fort.
Il a l’avantage de dépasser les évocations du mal-vivre de l’immigration comme « Mon village d’Algérie » de Hakim Sahraoui (Algérie/France, 1999, 15 min.) où un Algérien fait exploser sa nostalgie du pays à la réception d’une lettre de son père – et qui donne comme un sentiment de déjà-vu.
Rien à voir en tout cas avec « Tel que son confesseur me l’a rapporté » du Libanais Jad Abi Khalil (1999, 21 min.), qui retrace la mort d’Antoun Saadeh, militant nationaliste exécuté en 1949 après un simulacre de procès. Inutile et partisan, comme on croyait qu’il n’en existait plus, ce film pompeux et lourd se veut une incantation de mémoire mais n’est qu’un détestable exercice de style.
Mais restons sur une note gaie : « Camping sauvage » d’Abd-el-Kader Aoun et Giordano Gerderlini (Maroc/France, 1998, 12 min.) est un clin d’il ludique autant aux pubs des hypermarchés Leclerc qu’aux 400 coups de Truffaut mettant en scène quatre jeunes de banlieue dans leur plan pour voler dans un centre commercial. Celui qui se fait le plus charrier sera finalement le moins bête. Bien enlevé et dialogué, ce court nous dit avec humour que rien ne sert de jouer les gros malins.
Quelle belle journée ! L’exploit de l’équipe de France (qui nous réjouit non par sentiment nationaliste mais comme nouvelle démonstration de la force du métissage) avait vidé les salles de la Biennale : dommage, il y avait de petits bijoux.
Cela commençait par le passionnant « Omar Gatlato » de Merzak Allouache. Film clef pour les cinémas du Maghreb, il dresse le portrait des jeunes Algérois en 1976 – une génération pour laquelle la Libération n’est qu’un souvenir d’enfance et les promesses de l’indépendance sont restées des promesses. Le premier film de Merzak Allouache n’a en rien perdu de son actualité : les difficultés des jeunes hommes dans une société où hommes et femmes vivent séparés. Roy Armes lui a consacré un livre dans la collection Images plurielles (L’Harmattan, 1999) qui explore, à partir du découpage plan par plan de chaque séquence, comment Allouache réussit une peinture à la fois vraie, émouvante et comique du rapport impossible avec la femme désirée.
25 ans plus tard, le sujet reste d’une brûlante actualité ! Etonnante comédie douce-amère sur les aléas de l’amour, « Le Souffle de l’âme » du Syrien Abdellatif Abdel Hamid (1998, 90 min.) est un époustouflant carnaval de quiproquos où le téléphone fait l’essentiel de la communication, où l’amoureux collectionne les chaussures que son adorée lui envoie à la figure, où le rêve annonce la réalité, où le burlesque et la générosité triomphent sans obstacle, où la musique prend tant de poids que le héros ira même au Caire pour l’enterrement du compositeur ! Ce ne peut être qu’un homme qui met en scène ses fantasmes, ses douleurs, ses réussites et ses échecs, et c’est ce qui touche dans ce film cavalcade qui, sur un financement public, est devenu film-culte à Damas.
Même cadence réussie dans « Clan Destin » d’Abdel Hamid Krim (Algérie/France, 1999, 14 min.) où deux jeunes oranais saisissent une opportunité pour émigrer. Voulant encore voir sa copine à la barbe de ses frères qui la gardent cloîtrée, l’un des deux ratera le rendez-vous, victime de son ambiguïté : avec ce qu’il a encore dans la tête de préjugés envers les femmes, il sera incapable d’être clair.
On retrouve en écho persistant cet appel décliné sous toutes les coutures dans cette Biennale à casser les tabous et changer le rapport aux femmes.
A sa manière, « Kaïd Ensa » (Ruses de femmes, de Farida Benlyazid, Maroc/France/Tunisie/Suisse, 1999, 90 min.), le propose aussi en reprenant un conte hyper-connu au Maroc, « Laïlla Aïcha, la fille du marchand ». Face au fils du sultan à qui l’on fait comprendre que « les filles, c’est pour passer un bon moment », la jeune fille joue de ruse pour lui démontrer la supériorité des femmes. Image d’un islam coloré, chaud, presqu’idyllique, le film s’en tire en faisant complètement le choix qu’il opère, l’illustration bande-dessinée d’un conte traditionnel, et grâce à son actrice énergique à souhait, Samia Akariou, originaire de la blanche et bleue Chefchaouen où il a été tourné. Il ne réécrit que très peu le conte, mettant quand même en scène un libraire proposant des livres permissifs (dont le Jardin parfumé, cf le film de Yamina Benguigui !) et professant des idées tolérantes. Gros succès au Maroc, « Kaïd Ensa » est un bon spectacle jeune public où l’on ne s’ennuie pas.
La référence à la culture d’origine n’a rien d’obligatoire : la jeune Libanaise Danielle Arbid le montre dans « Le Passeur » (Liban/France 1999, 13 min), un beau travail interculturel retenu dans un appel d’offre sur le thème « vivre ensemble demain » dans le cadre de l’an 2000. Un immigré kurde cherche du travail et est embauché à ramener des morts à Paris pour leur rapatriement en Afrique, ce qui le fait rentrer dans un rituel africain qu’il respectera jusqu’au bout. Belle poésie dans ce film sans prétention qui respire la bonne humeur et la tolérance interculturelle.
Plus grave de par le contexte historique, « Paul le charpentier » du Palestinien Ibrahim Khill (1999, 52 min.) évoque lui aussi, à travers l’itinéraire d’un prêtre engagé auprès des Palestiniens, combien l’amour et la compréhension transcendent les séparations des hommes. Mêlant des voix juives et palestiniennes, il rappelle comment ils vivaient ensemble avant que le sionisme ne les oppose. La liaison amoureuse qui liera finalement le prêtre et la sur qui l’accompagne témoigne du dépassement opéré. C’est là que se situe tout l’intérêt du film, non dans le côté Mère Teresa des personnages mais dans la simplicité avec laquelle ils racontent leur itinéraire guidé par leur ressenti.
C’est aussi ce qui fait la valeur de « Quand les hommes pleurent » de Yasmine Kassari (Maroc/Belgique, 1999, 54 min.) : plutôt que faire le constat du vécu dramatique des Marocains immigrés clandestins en Espagne (15 000 passent le détroit chaque année, tandis que 14 000 ratent le passage et 1000 meurent noyés), la réalisatrice capte leurs états d’âme, donne la parole à ceux qui ne l’ont pas. Et leur laisse le temps. C’est ainsi qu’elle trouve le ton juste d’un film exigeant que les quelques images d’archive de la police espagnole sur les drames des noyades ne viennent que conclure, sans insistance aucune, juste quelques images, sans manipuler l’émotion du spectateur à qui l’on a offert l’occasion de comprendre ces hommes, leur profond désarroi et finalement l’impasse de l’émigration dans ces conditions.
C’est la plongée. La Biennale permet de voir tous les films récents, d’écouter des débats vibrant des problématiques du monde arabe : une formidable introduction culturelle.
Même « Cafichanta » (Hichem Ben Ammar, Tunisie, 2000, 50 min.), cet hommage aux cafés chantant, ces lieux de fête de la période de Ramadan, touche par l’épaisseur émotive de ces expressions populaires qui bravent souvent les bonnes manières et les tabous dans une société qui se police.
C’est également la qualité de « Décembre 99, Ramadan 1420, une faim de siècle » (Samir Abdallah, Egypte/France, 27 min.) où l’on voit une association d’immigrés servir des repas chauds aux sans abris près d’une gare parisienne. C’est une grosse dose d’humanité qui se dégage de se documentaire en bouts de ficelle à la charnière du millénaire dans une communauté dont la culture n’est pas celle de l’an 2000 mais qui sait s’adapter et partager.
C’est bien sûr aussi le cas d' »Algérie, des enfants parlent » (Kamal Dehane, Algérie/Belgique/France, 54 min.). Plutôt que d’être un nième documentaire affligeant sur la douleur algérienne, de ces constats terribles qui finissent par banaliser l’horreur à force de chercher à en témoigner, ce film va au-delà de l’émotion de ces enfants et de ces jeunes dont le visage reste souvent dans l’ombre. Des messages passent doucement, sans insistance, sans démonstration, mais avec l’évidence de l’intuition, de ces petites phrases, de ces questions qui surgissent en chacun. Car ces jeunes disent tout haut ce qui se dit si peu mais qui marque toute cette Biennale : la difficulté d’aimer en société arabe et d’y vivre ouvertement sa sexualité, le manque d’affection dont souffrent les hommes comme les femmes, ne serait-ils pas une des sources de la violence actuelle ? Je repense à René Vautier qui (quand je lui demandais ce qui avait conduit à la situation actuelle) me répondait regretter avoir répondu aux pressions en ne faisant pas avec les femmes algériennes les films qui devaient leur donner la parole (cf. entretien dans Africultures 11). Un long métrage documentaire lui est d’ailleurs consacré (René Vautier, l’homme de paix, de Ahscène Osmani, Algérie 1999, 133 min.), réalisé pour la télévision algérienne. Un enfant d' »Algérie, des enfants parlent » raconte qu’il lui a fallu venir en exil en France pour découvrir que ses parents s’embrassaient sur la bouche alors qu’il pensait que cela était réservé aux héros de films américains
Dans « Une femme-taxi à Sidi Bel Abbès » (Algérie/Belgique 2000, 52 min.), Belkacem Hadjadj complète le message de façon limpide : la condition de la femme change dans la société arabe mais les violences intégristes s’attaquent à toute évolution. Une usine brûle dès 93 parce qu’elle permet aux femmes de travailler et s’autonomiser, des enseignantes sont tuées
L’auteur de « Machaho » a la bonne idée d’illustrer son propos avec la seule femme-taxi de Sidi Bel Abbès, qui fait ce métier pour nourrir ses enfants depuis qu’elle est veuve. Elle est touchante et ouverte, discutant systématiquement avec ses clients. Comment ont-ils donc pu être filmés dans cette R4 alors qu’ils semblent ignorer la présence d’une caméra ? N’est-ce pas là que l’ambiguïté s’installe ? Le film nous apprend finalement qu’ils l’étaient effectivement à leur insu mais qu’on leur demandait ensuite s’ils acceptaient de passer à la télévision. Constatant que la plupart des femmes refusent, le commentaire conclut que c’est un exemple de plus de l’intimidation des femmes. Je suis homme et Occidental, mais j’aurais moi-même refusé ! Car je suis par principe contre tous les jeux de caméra cachée
Bizarrement, « Le Train » (Koutaïba al-Janabi, Irak/Grande-Bretagne, 1999, 9 min.) m’a fait la même impression : toute la différence entre cette série de regards en noir et blanc sur des gens qui attendent un train, métaphore de l’attente et de la disparition, et le fait d’attendre Godot, c’est que « Le Train » ne les fait jamais se rencontrer, dialoguer, s’interroger, se provoquer. Mais n’est-ce pas le lot de la société irakienne depuis si longtemps ?
On attendait bien sûr le nouveau film de Jillali Ferhati, « Tresses » (Maroc, 2000, 93 min.). Un homme en vélo est renversé sur une route. Ses pots de peinture s’étalent sur la route. On en retrouvera les couleurs sur les affiches des candidats aux élections locales. Mais leur intensité s’étiolera : la politique perd sa couleur. Pourtant, la politique n’est qu’une toile de fond et cet avocat politicien pourrait tout autant être un homme d’affaires car le sujet de « Tresses » est ailleurs, dans cette filiation manquée, dans cette indécision des hommes, dans cette mère absente. Un mélodrame se noue autour du viol d’une jeune fille mais chaque personnage est condamné au mutisme, sous le choc du viol ou souhs la menace des puissants quand il s’agit de parler. Ce constat d’impuissance culmine avec le jeune frère qui voudrait venger sa sur et ne peut passer à l’acte.
Sans doute est-ce de là que vient la frustration ressentie à la vision de ce film. Le scénario n’évite pas la stéréotypisation des personnages. L’image tente de sauver la mise par un cadrage esthétiquement méticuleux et un jeu sur les couleurs (bleu chez les purs, orange chez l’oiseleur platonique contrastant avec l’intérieur bourgeois de l’avocat), qui concourent à une intensité dramatique soutenue durant toute la projection.
Le film (supposé) épique syrien de 150 minutes qui suivait, « La Terre des étrangers » (Samir Zikra, 1998) se veut quant à lui une fresque historique sur le destin d’un homme juste, le penseur et écrivain syrien Cheikh Abderrahmane al-Kawakibi (1852-1902). Le destin
On ne peut s’empêcher de penser au film de Chahine et on a tort bien sûr, car ce film ne supporte pas la comparaison. Entre un héros idéalisé face au spectre de l’intégrisme et les méchants qui s’opposent à lui s’installe un manichéisme qui ne démontre plus grand chose. Il reste un film classique à grand spectacle qui fait revivre une page de l’histoire syrienne contre l’obscurantisme.
Mais où sont donc les Français ? Dans le cadre prestigieux de l’Institut du monde arabe, la Biennale est loin de remplir la magnifique salle de l’auditorium. Contrairement à nombre d’événements culturels de l’immigration, elle mobilise un public si clairement arabophone que les débats ont souvent du mal à être traduits en français. Par contre, le public français de souche reste très absent, malgré la publicité et l’intérêt de la programmation. Confirmation : les cinémas du Sud sont passés de mode chez les cinéphiles parisiens (cf nos articles sur ce sujet dans Africultures 1 et 28).
Retraçant l’itinéraire du caricaturiste Naji al-Ali, le film du même nom de Kassim Abid (Irak/Grande-Bretagne, 1999, 60 min.) a l’avantage de lier le dessin et l’image mais prend ainsi un gros risque : que l’image ne soutienne pas la comparaison avec la simplicité et la force évocatrice des dessins. Les trois niveaux choisis (l’historique de la région et du peuple palestinien, les témoignages de sa femme et de ses amis, les extraits d’interviews remontés en voix-over) offrent néanmoins une instructive biographie d’une homme qui sut s’opposer aux pouvoirs politiques et fut vivement critique de la direction de l’OLP.Le réalisateur prend clairement le parti de la liberté de ton de l’homme qu’il a choisi pour sujet.
Les courts métrages de fiction étaient eux-aussi en forme d’hommage. « Quand le soleil fait tomber les moineaux » (Hassan Legzouli, Maroc, 1999, 35 min.) l’écrit en conclusion : « en hommage aux siens ». Selon cette nécessité des jeunes cinéastes du Sud d’interroger leurs racines avant de se lancer dans la fiction. Legzouli le fait sur écran large : il place les siens dans leur environnement et la nature tient naturellement sa place, si bien que le tout trouve une certaine grâce, celle dont parlait le critique Serge Daney à propos des films du Malien Souleymane Cissé. Rien n’est idyllique pour autant : ici encore, le silence domine les sentiments, face aux normes comme à la mort. Ici encore, les hommes sont absents : personne pour tuer le coq ! Mais c’est qu’ils sont à la guerre au Sahara, pour ne plus en revenir.
Morbide aussi mais en plus doux, « Crème et crémaillère » (Riman Samman, Liban/France, 1999, 13 min.) : la mère, l’handicapée et la petite fille partagent une même propension à détruire. Dans la banalité du quotidien, ces pratiques handicapantes visent toujours les femmes. La caméra-épaule soutient la fragilité qui en résulte. Ce premier court métrage sans prétentions, par une image toujours signifiante, en dit plus long qu’il ne paraît.
Un film soudanais est trop rare pour ne pas faire événement. On retrouve dans « La Baraka du Cheikh » (Gadallah Gubara, 1998, 116 min.) la volonté d’éducation et d’intervention sociale qui a longtemps marqué les cinémas du sud du Sahara : un scénario très démonstratif pour lutter contre une tare sociale, ici le charlatanisme religieux. Tout le film y concourt : la démonstration par la dramatisation poussée du jeu des acteurs, la stéréotypisation des personnages, l’importance accordée aux dialogues, la construction linéaire d’un scénario ménageant la clef de la machination pour la fin. Son intérêt pour un public extérieur réside bien sûr dans ce qu’il nous apprend malgré lui de la société villageoise soudanaise, de ses codes et de ses comportements où la religion détermine tout. Un film aux moyens très modestes mais un précieux témoin de la vie d’une communauté.
La pluie et le froid. Paris n’offre qu’un été pourri aux touristes. Les cinéphiles de la Biennale sont bien au chaud dans le grand auditorium de l’Institut du Monde arabe mais le café oriental sous tente installé devant et surtout les projections de plein air en soirée en subissent les contre-coups. Dommage : il aurait été possible d’y découvrir les nouvelles comédies du cinéma égyptien qui y remportent un succès énorme malgré leur médiocrité décriée. Mais ce succès ramène les spectateurs dans des salles désertées et sauve une cinématographie qui s’épuisait. Depuis le succès en 1997 de « Isamïliyya aller-retour » avec Mohamed Heneidi, qui est resté un an à l’affiche. Ses deux films suivants, « Un Saïdien à l’Université américaine » et « Hammam à Amsterdam » ont été des triomphes. Ce cinéma s’est dégagé de tout message, développe un comique troupier, un sens du dialogue se nourrissant du langage des jeunes d’aujourd’hui.
Une magnifique alternative à ce type de comique nous a été offert ce mercredi par « Les Portes fermées » de Atef Hetata (Egypte, 1998, 107 min.). Les jeunes qu’il met en scène ne sont pas dépourvus d’humour mais il sert un récit passionnant qui fait de ce film admirablement tourné le meilleur film de la Biennale. Coproduit par Misr, la maison de production de Youssef Chahine, et Arte, il est un regard lucide et subtil sur le grand danger actuel de la société arabe et de toute société : la séduction exercée sur les jeunes par l’intégrisme.
Nous sommes au Caire en 1990 et 91, en pleine guerre du Golfe. Un jeune de 15 ans, Mohamed, vit seul avec sa mère, Fatma. Son père a déserté pour se remarier avec une femme plus jeune, son frère aîné est allé combattre dans le Golfe. En présentant l’évolution du jeune Mohamed dans son intégration progressive de la violence intégriste, « Les Portes fermées » répond complètement à nos attentes : il nous aide à comprendre comment la bête immonde arrive à séduire tant de jeunes dans les pays arabes, au point de leur faire commettre les pires crimes. La force du film est de ne pas réduire le processus à une leçon bien apprise : ce n’est pas seulement le discours intégriste, moraliste et haineux, qui forge la révolte, mais toute une série de facteurs – ce qui n’est pas neutre car cela revient à dire que ce n’est pas en censurant la parole des barbus qu’on résout le mal. Mohamed vit dans un environnement affectif marqué par l’absence de père. Son éveil sexuel d’adolescent est réfréné par une société où tout rapport ouvert à la femme est banni et jugé (un geste de tendresse de sa mère dans la rue sera tout de suite interprété comme une perversité). A l’école, l’autorité est si répressive et violente qu’elle ne laisse aucun dialogue émerger, aucune frustration s’exprimer, aucune justice triompher. La crise économique est telle que les employés doivent subir humiliations et compromissions pour ne pas perdre leur travail.
Le drame qui se noue échappe ainsi à tout manichéisme. Les intégristes ne sont pas qu’à la mosquée mais aussi à l’école, et ne disent pas que des contre-vérités. Confronté aux tensions affectives, sexuelles, politiques et économiques qu’il ressent, les portes qui auraient permis au jeune de les résoudre se ferment toutes et l’empêchent de percevoir les aspirations de sa mère à davantage de vie. Malgré son dévouement, elle ne perçoit ni le danger ni les attentes réelles de son fils. Le discours intégriste devient alors tel qu’il se propose : un refuge. Passionnant de bout en bout, « Les Portes fermées » est un film à voir absolument, pour comprendre.
Faouzi Bensaïdi (également acteur) avait déjà convoqué dans « La Falaise » les marges de la société, leur rupture très corporelle avec l’environnement. Dans « Le Mur » (Maroc/France, 2000, 10 min.), il reprend non sans humour la démarche en faisant défiler devant un mur et une caméra pratiquement fixe tout ce qui met en cause le bon fonctionnement des choses, du vol à l’adultère, des cruels jeux d’enfants à la violence de la répression politique
Déjà vu à Cannes où la Quinzaine des réalisateurs l’avait sélectionné, il offre un regard lucide sur la société des hommes.
La marginalité comme révélateur de la vie pour une société embourbée dans les conventions : le thème est suffisamment provoquant pour faire réagir. C’est le pari de « Le Paradis des anges déchus » (Egypte, Oussama Fawzi, 1999, 85 min.). Son programme semble même être le rentre-dedans : il s’agit de cultiver la transgression, et, pour en persuader le public, d’accumuler les hyperboles. Jeunes, putes et membres de la famille bourgeoise sont extrêmes, emblématiques d’une jeunesse, d’une dérive ou de la fixation d’une société. L’argument, emprunté à Jorge Amado, joue la mort d’un marginal ancien bourgeois et l’affirmation de vie de ses anciens compagnons de route qui dérobent son corps pour continuer la fête – la sortie de la norme étant bien sûr source de vie. La provocation a plu aux cinéphiles de la Biennale comme à ceux du Festival du Caire qui a nominé huit fois ce film bien ficelé, mais n’a pas rencontré un grand succès populaire en Egypte. Il m’apparaît semblable au tunnel de la fin, ultime mise en forme de la mort dans la vie : un peu vain.
Il faut davantage pour faire l’épaisseur d’un film. C’est également le cas de « La Sirène » (Nadine Ghorra, Liban, 1999, 18 min.), film de fin d’études où la jeune fille de derrière les barreaux que son père promet sans la consulter en mariage s’enfuit pour se fondre dans la mer.
Mais c’est aussi le problème des deux films présentés à la compétition documentaire : la qualité du sujet ne fait pas la qualité du cinéma.
« Fadwa, une poétesse de la Palestine » (Liana Badr, Palestine, 1999, 52 min.) est notamment produit par le Forum de création des femmes palestiniennes et ce n’est pas un hasard : la poétesse Fadwa Touqan, aujourd’hui âgée de 85 ans, incarne avec brio la force de vie de la femme palestinienne. Longtemps enfermée par sa famille pour avoir reçu une fleur d’un admirateur et privée de scolarisation, elle saura devenir la voix de l’amour et de la cause palestinienne. Sa poésie n’échappe pas aux envolées lyriques d’une lutte de libération mais on sent bien que c’est dans sa propre émancipation qu’elle a puisé son expression de la résistance. Elle garde cette énergie pour se raconter à une caméra malheureusement terriblement statique qui fait du film- un comble pour de la poésie – un monologue ininterrompu.
La démarche de Badr Ben Hirsi dans « Le Cheick anglais et le gentleman yéménite » (Yémen/Grande-Bretagne, 2000, 75 min.) réjouit par son implication : un véritable journal personnel de son retour initiatique au pays à l’âge de 27 ans et de sa rencontre avec un auteur anglais qui réside à Sana’a. Le problème est qu’un film n’est pas un livre et que le journal prend le pas sur le cinéma, l’image n’étant plus qu’illustrative d’un propos qui ne cesse jamais, sans compter que ce parcours plutôt touristique à travers le (magnifique) Yémen conserve la distance de l’étranger et laisse tomber toute lecture politique.
« Ces films ne sont parfois rien d’autre que des inévidences qui s’offrent comme telles ». C’est Raphaël Millet qui l’écrit, chroniqueur cinéma de Qantara, la revue de l’Institut du Monde arabe. « Ils partagent, poursuit-il, nombre de thématiques sociales, de préoccupations politiques et de figures cinématographiques. Celles d’un difficile, sinon d’un impossible rapport au monde, d’un mal-être fondamental. De quoi s’enquièrent – se mêlent ? – ces films, sinon de savoir où en sont l’homme, la femme, l’enfant arabes ? Nulle part, généralement. Désorientés. »
Ces courts métrages de la compétition fiction sont en effet parfois d’un pessimisme et d’une amertume à couper au couteau.
« Tard dans la matinée » (Ahmed el-Dib, Egypte, 1999, 14 min.) est étonnamment le regard d’un jeune réalisateur sur une femme d’une quarantaine d’années qui, le jour de son anniversaire, essaie de trouver un nouveau sens à sa vie et de braver la solitude. Mais le constat n’est pas gai
« El-Cheikh Cheikha » (Marwan Hamed, Egypte, 1999, 15 min.) montre un sourd-muet qui connaît tous les secrets des villageois mais sera assassiné quand on s’apercevra qu’il a retrouvé la parole
« En face » (Mehdi Ben Attia et Zina Modiano, Tunisie/France, 1999, 27 min.) met en scène une fille de 20 ans qui souffre d’un léger handicap mental et se trouve contrainte d’épouser un autre homme que celui dont elle s’est éprise
Quant au « Café de la plage » (Mohamed Ulad-Mohand, Maroc/France,1998, 25 min.), d’après un récit de Mohamed Mrabet et Paul Bowles, il explore sur écran large une relation ambivalente entre un cafetier et un fumeur de kif dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est chargée d’interrogations
Les quatre films semblent, dans leur quête de repères, nous dire qu’un constat s’impose sur les fixations et les enfermements de la société et semblent lancer un cri vers un ailleurs possible sans pouvoir encore en dessiner les contours. C’est cette façon de privilégier le constat au détriment des repères qui me frappe dans ces films de la jeune génération, et qui dénote cette désorientation qu’évoque Raphaël Millet. Comme s’il suffisait de braver les interdits et de remplir les non-dits pour changer les choses. Il en résulte une certaine esthétique du vide, des ruines, de la désolation, du regard au loin, de la solitude et de la désespérance.
Par contre, « Premier Noël » (Kamel Cherif, Tunisie/France, 1999, 15 min.), en se saisissant avec humour de la réalité immigrée, amenait par une comédie bien enlevée un vent de détente apprécié. Azouz Begag et Calixthe Beyala ont déjà pillé le thème : comment les enfants de l’immigration vivent le déphasage des pratiques culturelles communes en France. « Premier Noël » y ajoute le burlesque à l’image, sans tomber dans le cliché naïf. Un enfant tunisien de 7 ans apprend à l’école l’existence du Père Noël et y fait croire sa famille, ce qui ne va pas sans drames !
De même, « Mabrouk again » (Hany Tamba, Liban/France, 1999, 18 min.) joue d’humour pour aborder la mémoire, les mythes, l’authenticité, les traces du quotidien dans la relation amoureuse, les conventions sociales. Un couple s’est marié il y a dix ans sous les bombes : il n’y avait pas le temps de prendre la traditionnelle photo de mariage qui maintenant fait défaut. On décide de se remettre en scène pour fixer à tout prix ce moment unique
Hilarant et sympathique, une réussite.
Je n’en dirais pas autant du documentaire que le Libanais Sayed Kaado a réalisé en Irak sur les conséquences du blocus dont souffre le pays depuis dix ans : « Ta-Ka-Sim de Bagdad » (Liban, 1999, 52 min.). Le film se veut réquisitoire contre l’embargo international imposé après la guerre du Golfe et montre les enfants sacrifiés, le désarroi des intellectuels et des artistes. Il est dédié « aux enfants qui lavent leurs rêves avec leur sang ». Je ne soutiens aucunement ce blocus inhumain qui sert les intérêts des uns en faisant souffrir les autres. Mais j’ai vraiment du mal quand pour démontrer une thèse, on impose des images choc au spectateur : le cinéma de ce type d’émotion manipule les sentiments. Je l’avais déjà évoqué dans mon rapport sur Cannes à propos du film sur la Sierra Leone : on a pas le droit de prendre ainsi le spectateur en otage ! Où commence la réflexion quand on nous assène ainsi la démonstration ? D’autant plus que le pendant politique n’est aucunement abordé pour laisser la place à de lourdes stylisations utilisant toutes les ficelles du film de propagande. Mais plus encore, malgré les scènes où l’on voit comment les Irakiens essayent de vivre solidairement le blocus ou celles où les artistes expliquent comment ils le retravaillent, le peuple irakien n’est présenté que comme une victime: jamais la responsabilité historique n’est évoquée. Il ne s’agit pas de culpabiliser, seulement d’interroger l’Histoire : qu’est-ce qui a pu mener à cette situation ? La séance précédente en était une magistrale leçon : dans « Le Moineau », Youssef Chahine pose la question des causes de la défaite de 67 dans toutes les strates de la société.
J’en venais à préférer le style impressionniste de « Sept nuits et une matinée » (Arab Lofti, Egypte, 1999, 50 min.) où la Semsemiya, chanson de geste de Port-Saïd, exprime la nostalgie de la résistance arabe incarnée par cette ville.
« Les Années-lycée » (Mohamed Abou Seif, Egypte, 1999, 100 min.) semble puiser dans la tradition du cinéma égyptien pour une sauce plus moderne. Le film est gai et émouvant, un peu fleur bleue et très pédagogique. Il porte mal son titre : son sujet est moins la jeunesse évoquée (bien idyllique face à la jeunesse actuelle) que les adultes (on note l’interprétation de Nour-el Chérif et Mervat Amin) dans leur difficulté à faire un trait sur le passé pour refaire leur vie. Un film grand public, sans prétention, contre la fatalité et pour la mobilisation, qui redit qu’on peut compter sur ses propres forces.
Enfin des uvres de recherche. La prégnance des thématiques met souvent de côté le travail de cinéma proprement dit. Ce vendredi, la compétition de courts métrages documentaires inversait la vapeur.
Cela commençait en (très grande) beauté avec « Conversations silencieuses » de l’Egyptien Ali al-Ghazouli (1999, 24 min.). Le paradoxe du titre résume celui de l’image : un regard amoureux et silencieux sur un oasis égyptien. Jamais carte-postale et sans aucun commentaire, la caméra suit un homme et son âne dans le désert. C’est si bien filmé qu’on croit à un thriller, mais son parcours nous conduira à une série de tableaux mouvants où l’architecture, le sable, la lumière s’imbriquent pour jouer avec la nature environnante, où les portes s’ouvrent et se ferment, sans que cela soit esthétique car elles sont prétexte à dévoiler par courtes touches intimistes le travail, la vie des hommes et des femmes, les rituels, la gestuelle et les chants, les jeux d’enfants
Les images (j’allais dire les visions) se répondent en de silencieuses conversations. Un mystère plane que suggèrent ces enfants aux aguets ou cette femme sirène qui se baigne voluptueusement, mais ce mystère est celui de leur regard, celui du lieu, tout simplement. Peintre et chef opérateur, Ali al-Ghazouli, avec une quinzaine de films à son actif, poursuit une démarche d’approfondissement, et ça se sent.
« Chroniques d’un balayeur » (Brahim Fritah, Maroc/France, 1999, 22 min.) explore un rapport délicat : celui de la photographie et du cinéma. Pour conférer aux photos le mouvement, il en organise la succession saccadée en jouant la fragmentation et le rythme. Mais ce n’est que le résultat graphique d’une recherche autre : comment capter la réalité d’un étranger sans que l’image ne s’érige en nouvelle vérité et forge des mythes ? La photographe allemande qui a pris comme thème d’un reportage d’études Ali, le balayeur de son école, bloque sur cette question. Pour comprendre l’homme, il faudra lui demander son passé. En passant au Maroc, l’image photo se fait cinéma. Pour égrener le souvenir, un trait noir barre l’écran, comme une marque de l’écoulement du temps et du partage entre deux mondes. Car l’histoire d’Ali est celle d’un émigré parti car le village lui avait volé son image en maudissant ses parents. Un drame en somme, complexe et cruel. L’exercice est difficile, osé – allant jusqu’à faire vibrer le ventre sur une photo – et intéressant. Il ne tient que grâce à un récit très parlé, car prise dans le temps du cinéma, l’image photo appelle une légende : écho de la conversation avec Ali mais aussi réflexion sur la relation, l’image et la communication, et finalement retour à la case départ puisqu’en disant tout, il restaure une vérité mythique. Ces chroniques apparaissent dès lors comme une tentative passionnante mais aussi comme une impasse.
« Le Poids mort des querelles suspendues » (Walid Raad, Liban/Etats-Unis, 1998, 17 min.) va plus loin encore en faisant appel au cinéma expérimental pour analyser la question de la représentation de l’Histoire, ici la guerre civile au Liban. Très structuré en faux documentaires anachroniques où des historiens s’intéressent à la photo du gagnant aux courses de chevaux, où un traitement photo révèle des listes de meurtres programmés, où un agent des renseignements sera licencié pour avoir préféré filmer les couchers de soleil, ce film suggère magistralement des pistes de réflexion sensibles loin de toute vérité assénée.
Le même programme proposait dans un autre registre un admirable documentaire sur l’excision en Egypte : « Semer les filles » (Viola Shafik, 1999, 37 min.) qui a l’immense mérite de laisser parler les protagonistes, non seulement les excisées et exciseuses mais aussi celles qui on évolué et ne pratiquent plus cette coutume. L’excision, outre sa cruauté et ses conséquences corporelles et psychiques, apparaît dès lors pour ce qu’elle est : un instrument d’ordre social imposé aux femmes, les adolescentes étant supposées moins excitées et les femmes plus respectables lorsque leur mari est loin, notamment émigré. Jamais provoquant ou simpliste, sans images-choc inutiles, un remarquable documentaire d’information et d’intervention basé sur la parole des femmes. La conclusion découle alors naturellement : « la première lettre de mon nom est non ! »
Quant à « Entre deux rives » (Nujoom Alghanem », Emirats arabes unis, 1999, 19 min.), il s’attache au dernier batelier de la baie de Dubaï, qui fait passer les gens à la rame alors que des bateaux à moteur ont maintenant pris le relais. Un hommage à une profession – et à un homme ancien marin et pêcheur de perles – mais on ne cerne pas bien l’intérêt du sujet.
La Biennale rendait ensuite hommage au cinéaste algérien Azzedine Meddour, décédé en mai dernier, en projetant « La Montagne de Baya » (1998, 116 min., cf critique et interview dans Africultures n°4). Je n’oublierai pas la grande douceur et de l’engagement de fer de cet homme malgré les immenses difficultés qu’il avait rencontré.
Le soir, projection de la deuxième partie de la version écourtée de cinq heures d' »Oum Kalthoum » (Enaam Mohamed Ali, 2000), feuilleton égyptien de 25 heures consacré à la vie et à la voix de la grande dame de la chanson arabe, qui a battu tous les records d’audience à la télévision égyptienne et été vendu à une trentaine de télés arabes. En dehors de permettre d’entendre une fois de plus sa merveilleuse voix, ce téléfilm est malheureusement d’une platitude et d’une lourdeur de réalisation rares – une offense à la vie que savait développer la diva.
Hommage aussi, et quel bel hommage, la très touchante chronique des derniers jours en France d’un vieil immigré qui décide de rentrer au pays : le foyer, les amis, rien que du banal mais avec une telle sensibilité que l’humanité dont regorge ce film change le regard sur l’Autre, sans doute parce qu’elle en dévoile la dignité. « Salam » (Souad al-Bouhati, Maroc/France, 1999, 30 min.) avait déjà été présenté avec succès à la Quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes.
Par un Marocain résidant en Norvège, « Dans les griffes de la nuit » (Noureddine Lakhmari, 2000, 25 min.) met en scène une prostituée et ses préjugés contre les « Bougnouls ». Mais avec ce client qui ne demande qu’à manger ensemble pour fêter son anniversaire, elle rencontrera un petit bout d’humanité. Mené tambour battant, un regard lucide sur les relations humaines entre exclus dont on aurait aimé qu’il mène un peu plus loin.
A société lugubre, cinéma morbide ! « La Muette » (Samir Zeidan, Irak/Pologne/Norvège, 1999, 25 min.), trouble, cruel et dérangeant, est à l’image de l’Irak : tyrannie du père, 20 ans de guerre dans les têtes, l’exploitation et le mutisme pour finalement déboucher sur le meurtre du père et la vengeance des femmes, sur l’uf que veut chauffer l’enfant, symbole d’espoir et de vie, que la muette sauvera dans sa bouche.///Article N° : 2573