50 ans de portraits à Podor

Entretien de Martin Mourre avec Oumar Ly

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Lors du Festival mondial des Arts Nègres (FESMAN), organisé à Dakar du 10 au 31 décembre 2010, j’ai eu la chance de rencontrer le photographe Oumar Ly, un très grand monsieur, simple, chaleureux et gentiment railleur. Voici quelques extraits de l’entretien que nous avons mené.

Comment êtes-vous venu à la photographie, surtout dans l’Afrique rurale des années soixante ?
J’étais un talibé du Coran (1), mon père avait un grand jardin au bord du fleuve, il cultivait la salade, les carottes, les betteraves, tout… Il me donnait ces légumes pour aller les vendre au marché. À l’époque, la capitale du Sénégal était à Saint-Louis : Saint-Louis, Podor, il n’y avait que des toubabs (2). Bon, tout le comptoir, c’était des Français… Je prenais mon panier, j’allais au marché, dans les boutiques, au camp militaire, et c’est là que j’ai rencontré un Blanc : on est devenu des amis et il m’a photographié avec mon panier. Il est parti en vacances, et quand il est revenu, il m’a donné la carte (3). Ce jour-là, je suis rentré directement chez moi, et j’ai dit : « Regardez cette photo, je suis là sur le papier, regardez, regardez… ».
Tout le monde est arrivé mais ils n’y ont pas touché car je leur avais dit : « Tu regardes « rek » (4), mais tu ne touches pas avec ta main ». Mon voisin, Demba, a entendu beaucoup de bruit dans la maison, il a demandé ce qui se passait. Ma sœur le lui a expliqué. Il nous a dit : « Je peux faire la même chose ! ». Ce à quoi j’ai répondu : « Ce sont des toubabs qui ont fait ça ». Il est rentré dans sa chambre et a sorti un réflexe, il nous a mis en groupe, et il nous a photographié. Le lendemain, il nous a donné la carte, j’ai dit : « Hé, toi, tu es un toubab ! Comment as-tu fait ça ? » Il me dit : « C’est un secret ! ». Je lui ai dit : « Demba, montre-moi le secret ! ». C’est comme ça que je suis devenu apprenti photographe. Je le suivais – c’était un fonctionnaire – : après le service, il ouvrait son appareil, il me montrait. Lorsque j’ai eu mille cinq cents francs (5), j’ai acheté un appareil…
C’était quel appareil ?
Un Brownie flash, les appareils carrés Kodak avec une corde en haut : tous les vieux connaissent ça. J’ai monté la pellicule, je suis allé voir mon groupe, et je l’ai photographié mais, au lieu de l’amener chez Demba, j’ai préféré Saint-Louis. Il y avait là-bas une dame, Emilie Sysop, qui développait. J’avais trois cents francs et, avec cet argent, ils ont développé, tiré, et envoyé le tout chez moi, à Podor. J’ai amené l’enveloppe à mon groupe, et on a sorti les photos : j’avais coupé des têtes, il y en avait qui n’avaient pas de pieds, j’ai déchiré certaines photographies, ce n’était pas bien… Les gens m’ont dit : « Hé, toi, tu n’y connais rien ! » Je suis retourné chez Demba, je lui ai dit que j’avais tiré des cartes mais que je n’avais pas réussi. Il me dit : « Pour faire la photographie, il faut d’abord connaître les distances, les ouvertures, il faut connaître l’endroit où tu te mets, s’il y a l’ombre, le soleil… », et il m’a montré : « Tu te mets dos au soleil et les clients regardent le soleil ». « Je ferai ça », j’ai dit, et j’ai acheté une autre bobine. J’ai tiré et j’ai réussi… À partir de ce moment-là, j’ai dit à mon groupe qu’il fallait payer.
C’est ainsi que vous avez eu l’idée d’en faire votre métier, de vous faire payer, parce qu’il ne devait pas y avoir beaucoup de photographes de métier en ce temps-là ?
Il y en avait mais on n’était pas dans le même quartier. Il y avait un gars qui s’appelait Abdou Naby, il travaillait en centre-ville, il y en avait un autre qui s’appelait Kane, il était dans le quartier de Lao Demba. Nous sommes de Tioffy, nos grands-pères nous empêchaient même d’aller au marché, moi, on me laissait partir puisque je vendais et je donnais l’argent à mon père.
Alors, vous vous êtes dit qu’il y avait un créneau à prendre comme photographe ?
Oui, Demba connaissait bien le travail, et il m’a formé. Dans le temps, on n’avait pas suffisamment d’actes de naissance, il y avait le gouvernement, le juge de paix, le greffier, ils venaient dans les villages pour faire une audience foraine. Il ne manquait que la photographie : le préfet est venu chez moi, il m’a dit qu’il voulait que je rejoigne l’équipe.
J’ai pris ma caisse et je suis parti avec eux, c’était trop lent mais j’y suis allé, je passais toute la journée à reproduire. Un beau jour, Aou m’a téléphoné, il m’a dit : « On a créé des Polaroids, c’est sorti à Dakar ». Je suis parti là-bas, et j’ai acheté l’appareil à quatre cent mille francs, quatre cent mille francs, un Polaroid ! En moins de deux jours, j’avais déjà récupéré mon argent, alors j’ai pensé à créer un studio. Demba est parti à Dakar, je lui ai remis de l’argent et il m’a acheté deux projecteurs et un trépied. Mon père m’avait dit de travailler à la maison, je trouvais que c’était trop loin, je voulais m’installer au marché. J’ai trouvé un bâtiment – je payais deux cents francs par mois – j’ai nettoyé, peint, installé, j’ai tout fait. Pour le courant, il n’y avait pas de papiers, pas de factures, j’ai payé ça « fat fataya« , comme on dit. Voilà, j’ai commencé comme ça… C’était un local au marché, parmi les boutiques, j’ai mis un rideau pour séparer, les sièges, la table… Les clients venaient petit à petit. C’est comme ça que je suis resté là-bas, avec les fonds, j’en ai plusieurs, je regarde ce qui correspond à ton boubou et voilà, quand je photographie, ça sort bien…
Est-ce qu’il y avait une dimension artistique dans votre travail ou, au début, il s’agissait plus de faire des portraits pour les démarches administratives ou autres ?
Il fallait payer avant de rentrer dans le studio et, d’abord, prendre un ticket. Il y avait le secrétaire, celui qui arrangeait les gens : le premier, le deuxième, le troisième, en rang… Moi, j’étais à l’intérieur, le premier client rentrait, je faisais le maquillage, et quand il sortait, il y avait déjà le suivant qui rentrait…
Les gens venaient pour avoir un souvenir d’eux ?
Lorsque j’ai ouvert l’atelier, les gens venaient de n’importe quel village, j’ouvrais et je trouvais les gens assis. Ils disaient : « C’est toi que l’on cherche, on veut être photographié ».
Il y en a qui venaient avec un tissu qu’on attache sur la tête… Deux, trois boubous pour les femmes. Les hommes venaient avec un sac de sport, ils mettaient leurs affaires là-dedans pour s’habiller à l’intérieur. J’avais un crayon, c’est moi qui faisais le maquillage, qui arrangeais les cheveux, je donnais le miroir au client et on me disait : « Ah, c’est bon ! ». Après, je leur disais : « Tu t’assois ou tu te couches, si tu veux tu peux te mettre debout », j’allumais le projecteur et je déclenchais… Pour moi, c’est Dieu seulement qui m’a aidé, je ne suis pas instruit mais je fais des miracles.
Si, par exemple, tu as besoin de photographier chez toi, je prends mon appareil et on part, on va chez toi. Tu me dis : « Je veux être photographié ici », si je sais que je ne peux pas le faire à l’intérieur et n’ai pas de flash, je dis : « Si tu veux avoir une très belle photographie, tu me suis, on fait ça dehors. Maintenant, tu amènes une natte, des chaises, quelque chose, je vais faire différentes positions. Au retour, je tire, vous me donnez une avance, cent francs. Le lendemain, je développe et tu payes le reste… ».
Quelles étaient les réactions des gens quand ils voyaient leurs photos ?
Avant, il y avait des gens qui ne comprenaient pas. Ils disaient : « Ce n’est pas la C.I.A. ! ».
J’allais dans une maison, le mari disait : « Ma femme ne sort pas, elle est à l’intérieur, elle n’a qu’à se faire les cartes d’identités ». Pour la photographier, je lui expliquais : « Nous sommes venus faire les cartes d’identité, obligatoirement, il faut qu’elle se photographie ». Il y a des maris qui sont trop jaloux, ils ne peuvent pas supporter que leurs femmes soient à l’intérieur de la pièce sans eux, comme chez le docteur. Alors, je fais rentrer l’homme également. Je faisais ça pour la publicité : à l’intérieur, on ne fait pas le mauvais garçon ! On cherche l’argent, tu comprends ? Donc, si tu viens avec ta femme, je ne te laisse pas dehors…
Ça, c’était dans les années 60, 70, est-ce qu’aujourd’hui les réactions ont changé ?
Maintenant, ce n’est comme pas avant… On m’a amené en Mauritanie pour faire des photos.
Là-bas, ils sont trop à cheval sur les règlements, la Charia (6). Le marabout a dit : « Ce n’est pas possible, c’est Haram (7), c’est Haram, c’est Haram ! ». On lui a expliqué : « C’est le sous-préfet qui m’a envoyé, il m’a donné des gardes… ». Je parle maure, j’ai dit au marabout : « Tu dis que c’est la Charia, mais si tu veux aller à la Mecque, comment vas-tu faire ? Si tu n’as pas le passeport, tu n’y vas pas et sur un passeport il faut les photos. Je peux te photographier sans te toucher, je ne toucherai pas la femme ». Il m’a demandé si sa femme pouvait ne pas me regarder, je lui ai dit : « Elle peut s’asseoir devant moi mais elle ferme les yeux ». Le vieux est venu, il a fait sortir sa femme, il l’a fait asseoir sur la natte. Moi, j’ai fait la mise au point, et j’ai dit : « Maintenant, il faut que ta femme te regarde, ce n’est pas la peine de me regarder », je l’ai mis derrière moi, elle a regardé son mari, et j’ai déclenché… J’ai fait beaucoup d’astuces avec la photographie !
Hier, vous me parliez d’une dame à Podor qui avait eu un problème avec un groupe de jeunes parce qu’elle les avait pris en photo…
Merci, tu m’as rappelé ce que j’avais oublié ! J’ai fait cela pour les calmer tous les deux. On est rentré tous dans le labo photo, j’ai baissé tous les rideaux et ai allumé la veilleuse. J’ai parlé avec le gosse, il était impoli devant la femme. Il voulait enlever les photos. Je lui ai dit : « Je vais sortir la bobine devant toi, c’est toi-même qui vas le faire ». J’ai coupé la lumière, je lui ai donné le dos de l’appareil, je lui ai dit : « Efface, mais ne dépasse pas trois photos », il a posé la main, j’ai dit : « Attention, il ne faut pas gâter les autres,  ! Efface uniquement tes photos ». Il a dit : « Je ne vois rien ! ». J’ai dit : « La main peut effacer » (Oumar fait le geste de frotter le dos de l’appareil avec deux doigts). On aurait dit qu’il voulait gâter les négatifs, il a appuyé fort ! J’avais l’appareil dans la main, j’ai dit : « Attention, tu en as effacé trois ». Il me dit : « Merci papa ». Alors il est sorti, la dame était là. J’ai allumé la lumière, elle a vu que l’appareil n’était pas ouvert. Elle m’a demandé combien je voulais être payé. « Rien », j’ai dit, « je ne voulais pas que ton travail se gâte ! ».
Un beau jour, on m’amène à Lyon, on m’expose là-bas (8), j’ai fait un discours, cette dame était là, elle m’a vu et a traversé la foule comme ça, comme un poisson… Elle a pris le micro et a dit : « Celui-là, c’est un gars bien », et elle a raconté l’histoire de Podor. Son mari est venu, il m’a embrassé et m’a dit « Oumar, on voudrait vous inviter chez nous ». Et ils m’ont invité avec toute l’équipe : le photographe du Mali, Malick Sidibé, avec son fils, moi et mon neveu, ils nous ont fait un bon plat, on a bien mangé…
Vous parlez de Malick Sidibé, est-ce que vous connaissez beaucoup de photographes Africains et que pensez-vous de leur travail ?
Oui, dans le temps, si je voyais un studio, il fallait que je rentre là-dedans : je regarde les plaques Kodak, les affiches, les images, les positions, comment il les reproduit… Des fois, c’est étonnant ! Tu vois une personne, deux têtes, trois têtes, un type est habillé en costume et il porte un grand boubou, tu connais ça, tu peux le faire ?!
Heu, on superpose sur un même négatif ?
Voilà, donne-moi la main, il n’y a que les négatifs qui jouent, maintenant ils ont créé les ordinateurs, mais si tu n’es pas instruit, tu ne peux pas les utiliser, c’est pourquoi je me méfie des scanners, des trucs, puisque je n’ai pas fait les bancs de l’école mais l’essentiel, c’est de voir, si je vois quelque chose, je le fais…
Est-ce qu’il y a certains photographes qui vous ont plus inspiré ?
Oui, il y avait un photographe, Safieddine, ici à Dakar, c’est un Libanais, la manière de traiter le noir et blanc… Ça me plaisait beaucoup. Il retouchait, il faisait le maquillage comme moi, il faisait des photos très très jolies. Il travaillait avec du papier mat, alors que moi je travaillais avec du brillant blanc. Ensuite, j’ai vu qu’il travaillait avec du papier doré, en ce temps-là on n’avait pas les couleurs, ça coûtait cher mais j’ai acheté la boite, je l’ai amené chez moi et j’ai reproduit, ça aussi, ça a marché…
Pourquoi spécialement l’utilisation du noir et blanc dans votre travail ?
J’ai beaucoup d’appareils, j’en ai quatre qui sont chargés sur la table. Ce sont les clients qui commandent, un client vient et dit : « Je veux la couleur », alors tu es obligé de prendre tel appareil… Avant qu’on ait les couleurs, le programme est venu à Podor : « Couleur, couleur, couleur, couleur… ». Pour ma part, j’ai préféré aller au marché, j’ai acheté de la peinture : bleu, rouge, et j’ai mélangé. Je prenais le pinceau, je coloriais ton boubou, le pantalon aussi, mais je ne touchais pas la peau. Le client vient, il prend la photographie et va aller la montrer autour de lui, une autre personne vient et me dit : « Fais-moi une photographie comme tu l’as faite à mon ami ». Ensuite, à Dakar, j’ai trouvé les pellicules en couleur 6×6, il n’y avait pas les 135, je les ai achetées et amenées à Podor. Si tu vois ça aujourd’hui, c’est étonnant, c’est plus propre, plus net, ce que je faisais avec les photos coloriées, c’est autre chose…
Une année, j’ai fait des photographies « Bonnes années », « Meilleurs vœux », j’ai eu beaucoup de clients, ça faisait du scandale dehors, chacun voulait passer le premier, on m’a dit : « Oumar, tu fais des ségrégations, tu prends une femme et tu laisses les hommes ! » Je les ai laissés là-bas, je suis allé chercher du contreplaqué et l’ai emmené chez un menuisier. J’y ai dessiné un cœur. Je lui ai dit : « Écris-moi « Meilleurs vœux, bonne et heureuse année », avec la date, tout ! ». Je l’ai amenée dans mon studio, les clients mettaient la main sur la planche, on voyait les bijoux, je déclenchais… On ne joue pas avec les négatifs, la bande que tu as tirée, tu l’installes sur l’agrandisseur, rak rak rak sur place, y a pas à jumeler deux fois, il n’y a pas à traiter deux fois, une fois seulement. Le client vient et tu lui donnes sa carte… J’ai fait beaucoup de choses avec la photographie… Les photos parfumées, tu as lu ça ? Il y a un article là-dessus : « Les photos d’Oumar sont parfumées ».
C’est-à-dire ?
Voilà, un jour je suis arrivé au studio de bonne heure, le matin, avec mon parfum et avec mon boubou. Je ne me suis pas déshabillé, ma cliente était pressée. J’ai pris l’enveloppe pour y glisser la photographie dedans, mais il y avait du parfum et, sans m’en rendre compte, l’odeur est rentrée dans la carte. Ma cliente a dit : « Il y a quelque chose qui sent mais… Ce sont les photos ! » Je lui ai dit : « Ah oui, ah oui, les photos maintenant sont parfumées ». Elle est sortie aussitôt et a montré ça à une copine qui a dit : « Oui, c’est vrai, ça sent bon ».
Maintenant, elles sont trois, quatre femmes, c’est de la publicité, elles disent que dans les photos d’Oumar il y a du parfum. Une femme vient au studio et me demande les photos parfumées. J’ai dit : « Pas de problème ! ». Je l’ai maquillée, et je l’ai photographié. Après, j’ai pris un coton, je l’ai mis dans l’enveloppe… Ça aussi, c’est venu par hasard, mais j’ai travaillé comme ça pendant des années…
Finalement, qu’est-ce que la photographie vous a permis ? Rencontrer des gens… ?
Oui, je suis vieux maintenant, le fait que tu sois venu, ça m’a beaucoup plu, je ne suis pas instruit mais j’ai gardé beaucoup de secrets, je veux parler de ça, je reçois beaucoup d’élèves, même s’ils ne savent pas faire, j’aime expliquer, je veux que vous étudiez bien à l’école, il faut étudier : si tu n’as pas étudié, tu ne peux rien faire… Numérique et argentique : le numérique, c’est uniquement pour les gens qui sont instruits, si tu veux bien faire, si tu as un bon appareil, il faut que tu connaisses quelque chose.

1. Jeune garçon qui étudie le Coran en Afrique de l’Ouest.
2. Occcidental.
3. Photographie.
4. Interjection signifiant « Seulement » en Wolof.
5. Aujourd’hui, 1000 francs CFA = 1,50 euros.
6. La Charia est la loi islamique.
7. En arabe Haram signifie pêché, interdit.
8. Il s’agit de l’exposition « Passages » qui a eu lieu 28 mai au 24 juillet 2010 dans différents lieux de la ville de Lyon.
Pour de plus amples informations sur la biographie d’Oumar Ly et sur son travail, consultez le site : [Oumar Ly] , ainsi que l’ouvrage qui lui a été consacré par les éditions Filigranes en 2009.

Les photos ici présentées proviennent du même site, merci à Mr Oumar Ly pour son autorisation.///Article N° : 9903

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© Oumar Ly
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