A dramatist with attitude ?

Échange entre Emmanuel Parent (musicologue) et Kossi Efoui

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Vous parlez du jazz comme une trace qui témoigne d’une histoire sanglante, mais vous ne voulez pas que la mémoire de la diaspora africaine pèse de manière trop forte sur votre travail. Vous préférez l’entendre comme une composante qui agit de manière médiatisée. Quelque part, l’histoire du jazz fait partie de cette diaspora et l’éventuelle relation de votre travail au jazz doit impérativement dépasser l’imagerie afro-américaine.
Le jazz en tant que musique, n’est pas quelque chose qui m’instruit dans le travail d’écriture que je fais. Par ailleurs j’écoute du jazz, l’histoire du jazz m’intéresse pour des raisons qui ne sont pas des raisons d’écriture mais des raisons de visions du monde. En particulier par rapport à la question d’identité, ou pire… de la préservation de l’identité. Je crois que la seule réponse, la seule chose à opposer aux tenants de cette authenticité, que ce soit des africanistes africains ou des africanistes blancs, amis des Nègres et compagnie, la seule réponse qu’on peut donner à ceux qui recherchent la substantifique moelle du Nègre, c’est que il n’y a pas de totalité constituée de soi, de noyau qu’il faut absolument préserver de toute atteinte extérieure…
L’événement musical majeur du xxe siècle, c’est le jazz. C’est une musique qui est née dans un contexte où les inventeurs étaient dans un état de dépersonnalisation totale, considérés comme des objets. Mais ils avaient gardé la trace d’une mémoire. Leur mémoire a été pourtant laminée depuis sa souche, et c’est seulement quelques traces qu’ils ont conservées… Et puis leur capacité d’ouverture – si on peut parler d’ouverture possible dans de telles conditions d’enfermement – en tout cas leur ouverture possible au nouveau contexte dans lequel ils vivaient. Et le jazz, c’est le mélange de ces traces-là parce qu’ils ne maîtrisaient pas du tout la culture nouvelle, et on ne tenait pas du tout à ce qu’ils maîtrisent une quelconque culture que ce soit. Déjà on travaillait à leur faire oublier la précédente. Donc c’est dans ce désert que tout à coup naît cette chose déroutante, inouïe, inédite. C’est pourquoi contre le discours identitaire clos, je pose cette vision du monde qui suppose que l’identité n’existe pas sans la multiplicité de masques sur lesquels elle peut surgir et disparaître. Elle a surgi au cœur d’un travail de mort. Au cœur de l’œuvre de mort, cette chose surgit ! Elle fait désormais partie de l’histoire de la musique universelle. Sans avoir cherché à « faire universel ». Par la puissance du geste artistique, elle est universelle. Elle fait partie de l’histoire de la musique africaine, parce que les Africains peuvent se réclamer de cette invention-là, et elle fait partie de l’histoire de la musique américaine.
Le jazz est donc une subversion ?
Ce qui m’intéresse, c’est comment tout à coup l’inédit est possible. L’inédit est possible non pas parce qu’on recycle ses croyances. Non, non, il se pratique de vraies zébrures là-dedans, des pertes réelles, et ça nous apprend une chose, c’est qu’il n’y a pas de victoire totale et il n’y a pas de défaite totale. Et c’est toute l’histoire de la ruse de la raison… Pour moi le jazz, c’est le même esprit qui agit dans ce qu’on a appelé la tradition du marronnage. C’est la ruse, la ruse par laquelle on sauve sa peau, qui est le marronnage, la ruse par laquelle on sauve son âme qui est du jazz… Et puis, j’ai une faiblesse particulière pour le free, et c’est là peut-être où je fais un lien avec mon attitude d’écriture, pas avec mon écriture. Moi je veux me comporter vis-à-vis du mot, vis-à-vis du langage comme le saxophoniste de free jazz se comporte avec son instrument.
J’ai oublié le nom de ce saxophoniste qui disait un jour dans une interview : « Vous savez, à l’époque, quand on se pointait avec notre bande, les gens rigolaient en douce et disaient « Tiens, les joueurs de fausses notes sont arrivés »« . C’est ça qui me plaît moi dans l’attitude du free. Et quand je dis le free, je dis free jazz mais je dis aussi peut-être le free style. Le free style c’est une attitude. Là, cela s’est manifesté dans le jazz à travers ces pionniers-là, mais c’est une attitude qui se manifeste à travers différentes formes d’art à différentes époques. Donc, écouter le free jazz, c’est aussi rechercher dans les formes d’art que je fréquente « l’attitude free ». J’essaie de trouver cette attitude free style dans ma propre écriture. Donc voilà s’il y a un lien vague avec le jazz c’est peut-être ça. Mais c’est plutôt un esprit, une attitude…
La modernité que je vois dans le jazz et qui affleure peut-être aussi dans ce que vous pensez, c’est l’absence évidente d’un background culturel homogène, d’une « culture-racine » pour reprendre un terme d’Édouard Glissant. Le jazzman comme l’esclave avant lui est tout nu. Il doit finalement assumer que son identité ne peut être qu’un masque et que sa musique est le reflet d’une expérience désenchantée…
La modernité, c’est aussi le recyclage, quand on parlait des traces tout à l’heure, ce n’est pas simplement des traces laissées là et qui apparaissent comme ça. Non, c’est des traces qui ont été identifiées et recyclées. Donc, il y a quelque chose, à mon sens, qui est le trait caractéristique de ce qu’on appelle la modernité et dont on ne sait pas très bien ce que c’est. Mais l’idée… je sais pas si c’est la modernité mais en tout cas moi ça me plaît bien, l’idée que le matériau importe peu, que la pauvreté du matériau importe peu, que ce qui importe c’est la transmutation. Alors voilà, c’est pour moi une idée moderne en ce sens qu’elle est archaïque. C’est-à-dire, qu’est ce que c’est que le surgissement du nouveau ? Qu’est-ce que l’inédit, en littérature, ce qu’on recherche tous ? L’inédit surgit parce qu’on a été au plus près possible de la signification du geste que l’on fait, c’est tout. Ce n’est pas parce qu’on aura sorti quelque chose de rien, c’est parce qu’on aura été le plus près possible, de ce qui est finalement le geste archaïque. On retrouve l’attitude, l’esprit qui habite. Et quelque soit la façon dont cet esprit se déploie, se métamorphose, se transforme, c’est un geste ancien, très ancien.
Oui, je pense que ce geste a été mis entre parenthèses pendant très longtemps dans l’aire occidentale, au moment où l’art s’est complètement caché derrière une fonction esthétique qui passait précisément pour être une absence de fonction. C’est du moins l’idée qu’en a retenu le xixe siècle. La leçon du jazz est peut-être d’avoir su revaloriser le pur geste artistique, la performance en tant que telle…
C’est le geste. Voilà. C’est ça qui est archaïque. Chez des auteurs très novateurs, très puissants, on retrouve tout à coup l’écho d’une voix lointaine… ils sont allés chercher quelque chose qui est de l’ordre d’un geste archaïque…
Vous parlez d’improvisation, d’oralité, mais vous vous exprimez dans un médium fondamentalement attaché à l’écrit, qui est une fixation rigide. De prime abord, on ne voit pas forcément comment il peut y avoir dans l’écriture théâtrale une place pour l’improvisation, le corps, etc. Vous avez réussi à réintroduire une dimension corporelle sous votre plume ?
Pour moi, un texte de théâtre n’est jamais définitivement publié. La publication des textes de théâtre, c’est les traces d’un événement. Le véritable événement, c’est la scène. Donc, j’en profite, à chaque fois que j’ai l’occasion de reprendre un texte et d’en faire autre chose… Il y a des formes multiples des pièces que j’ai écrites, qui ne sont pas des versions, mais des modules.
Vous avez peut-être franchi un pas de plus vers le « geste archaïque ». Votre manière de reprendre vos premiers textes, et maintenant de travailler vers la création collective… je pense que c’est le même geste que vous approfondissez. C’est Coltrane qui fait ça magnifiquement, mais les jazzmen l’ont tous fait. Il y a l’exemple paradigmatique de My Favorite Thing qu’il reprend quatorze fois, et les dernières versions qu’il a faites, au Japon par exemple, sont terribles, parce qu’il n’y a plus rien. Parfois quelques bribes rappellent des passages de la première improvisation gravée en 1961 pour Atlantic. Mais le thème est explosé. Ce musicien a réussi à aller jusque-là. Mais après il y a plein d’artistes, dont vous, qui essaient de reprendre leur propre matériau pour le transformer…
Oui. Et il y a autre chose aussi, c’est le recyclage des personnages, puis des noms. Dans L’Entre-deux rêves de Pitagaba, la dernière version, il y a comme ça des personnages qui sortent de La Polka, de La Fabrique de cérémonie, et de pièces précédentes, qui sont des sortes de dédicaces, comme des personnages qui arrivent là, dans cette nouvelle histoire, qui sortent d’une ancienne histoire, et qui viennent traverser, mais ils ne rentrent pas dedans, ils viennent traverser cette nouvelle histoire Et puis aussi le recyclage d’un matériau ancien, comme Le Carrefour qui devient Malaventure, mais il y aussi le recyclage de certains passages, qui vont par exemple partir du roman et qui vont atterrir dans la pièce, comme ces passages de mes romans qui ont atterri dans L’Entre-deux rêves de Pitagaba. Quand ils parlent de la ville, quand Parapluie demande à Parasol… quand il lui réclame le « quartier Port », et que le « quartier Port » a été rasé. Il demande «  »quartier Port », « quartier Port » ! » et que Parasol lui répond en décrivant ce fameux « quartier Port » qui lui tient tant à cœur, ce sont des descriptions de « St-Dallas » dans La Polka. Le quartier de « St-Dallas » dans La Polka se recycle. L’auto-citation me permet de maintenir comme une parole qui est dans ma mémoire, donc qui parle encore.
Vous personnifiez même cette mémoire avec le Capitaine Radio…
Oui, oui. Le Capitaine Radio est la voix pure et qui là, dans l’état où il est, est absolument impossible à transcrire. Et je trouve que c’est un défi intéressant, d’être là dans un spectacle où quand j’ai Bertrand Binet, sur scène avec sa guitare, qui dit quelque chose qui est limpide et qui est impossible à écrire. Donc quel détour l’écriture va prendre pour témoigner de la parole ? Je trouve cet exercice intéressant lorsqu’on écrit. Et ce n’est possible qu’au théâtre. C’est là où j’expérimente non pas l’écriture théâtrale mais l’écriture tout simplement. C’est le lieu idéal pour travailler le détour, le masque, le double fond de la valise, la petite boîte d’où le diable surgit, etc. Le théâtre est riche… l’espace lui-même surgit et disparaît. Et moi je fais même un parallèle entre le plateau, l’espace scénique et la page blanche. Cette histoire de la page vierge, c’est un masque ! La page, elle n’est pas vierge. Elle est déjà couverte dès qu’on l’a regardée. On l’a couverte de toutes ses lectures, des auteurs qu’on aime, qu’on a aimé, de ceux à qui on veut ressembler, des auteurs qui nous ont impressionnés, du livre qui est déjà prêt dans la tête… La blancheur de la page, c’est donc un masque pour faire croire que ! Mais la page n’est pas vierge. Écrire c’est gratter au sens littéral du terme. Et dès qu’on commence à jouer avec cette blancheur, on se rend compte qu’il faut enlever… et il y a une forme qui apparaît tout à coup. C’est comme ces dessins que l’on réalise en faisant de l’ombre et puis tout un coup il y a quelque chose qui apparaît, une forme qui apparaît par en dessous. Il y a une forme qui apparaît par en dessous parce qu’on s’est débarrassé de ses croyances. On a besoin de ces croyances pour vivre. On est prêt à se battre pour ces croyances. Mais sur la scène, l’acteur transcende tout cela.
Et pour moi l’état d’écriture, et donc l’attitude d’écriture, c’est l’attitude du comédien sur le plateau. Il arrive encombré, encombré des factures qu’il vient de voir dans sa boîte à lettres. Il arrive encombré même de sa voix ordinaire, de tous les jours avec laquelle il demande du pain, encombré de son corps que, dans la vie réelle, il n’aime pas forcément. Et tout à coup, il revêt son masque et son habit de lumière, même s’il porte un costume en haillons. Je ne crois pas que jouer c’est incarner. C’est un gros mensonge. Le comédien fait advenir le personnage en composant avec mille choses, sa voix, son corps. Et toutes ces choses ont le même statut. C’est-à-dire que le masque qu’on porte, son propre visage, le costume qu’on porte, sa propre peau, sa propre voix : tout ça a le même statut d’accessoire. Et c’est comme ça que quelque chose d’autre peut naître du familier. De l’inouï naît du familier… une parole poétique naît de « Bonjour comment ça va ? », c’est-à-dire la même chose que nous disons dans la rue. Pourquoi ? Qu’est ce qui fait que ?… c’est ça, ce qui m’intéresse.
Et c’est pour ça qu’écrire, je ne dis pas « écrire du théâtre » mais « écrire au théâtre », pour moi, c’est là où j’apprends à écrire. J’apprends à écrire en regardant les comédiens travailler.

///Article N° : 10532

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