à propos de Le Fleuve

Entretien d'Olivier Barlet avec Mama Keïta

Tunis, octobre 2002
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La référence au Fleuve de Renoir est-elle voulue ?
Non, mais je savais que je m’appropriais un peu son patrimoine ! Je suis allé au CNC pour vérifier si je pouvais en reprendre le titre. Mais c’est davantage une référence affective.
La référence à « Borom Sarret » de Sembène dans la scène où Marie va chercher une aide pour déplacer un rondin est-elle aussi affective ?
La référence au Vieux est délicate. On peut être en conflit avec le père mais on ne peut pas le renier. Je me souviens d’une interview qui m’a ému, après la mort de Djibril Diop Mambety, où il disait que « c’était un talent pur, le plus doué d’entre nous ». Djibril aurait aimé l’entendre. Mon ami Ben Ndogaye Mbaye me disait qu’il est venu sur son plateau à Dakar. Il en était fier et flatté.
On pourrait continuer les références avec « Visages de femmes » de Désiré Ecaré avec la scène du lac.
La référence est totale. Le film a soulevé bien des débats sur la pornographie au cinéma. On ne naît pas nulle part. Je suis dans la filiation, même si je ne suis pas dans le mimétisme. Mon cinéma est forcément en écho à ce cinéma et j’appartiens à la ligne et d’autres viendront qui me critiqueront aussi !
Dernière référence. Je pensais à « La Vallée » de Barbet Schroeder où on trouve aussi la quête d’un espace imaginaire qui ne sera en définitive qu’une recherche de soi et une confrontation avec soi-même.
Je n’ai pas vu ce film mais le fleuve est dans mon film parfaitement une métaphore. Le frère d’Alfa lui parle du fleuve de façon mythique en l’incitant à retourner à la source. La Guinée est le château d’eau de l’Afrique de l’Ouest, le lieu où les grands fleuves prennent source. C’est de là que part la vie : c’est de là que la vie recommence. On ne pouvait se retrouver, se reconnaître qu’à partir de là.
Ce qui me frappe est que ce ressourcement n’est jamais posé comme une morale. La confrontation avec soi ne suppose pas une éthique donnée.
Pour se trouver, il faut être descendu aux enfers et c’est ce qui arrive à ce personnage qui commet l’irréparable et qui transgresse le commandement « tu ne tueras point ». Il perd son meilleur ami, son frère, il perd son amour et se perd lui-même. Il a tout à refaire. Cette fille, Marie, se bat pour lui insuffler de la vie alors qu’il arrive en Afrique comme un homme mort et se voit même mort dans la scène du bord de mer. L’Afrique est métaphoriquement le lieu du ressourcement et du recommencement : la vie d’un homme n’est jamais finie. Même dans la pire des abjections, un homme reste un homme. S’il arrive à tuer, c’est que quelque chose le pousse à l’irréparable.
Le personnage de Marie est assez étonnant car elle s’accroche à un type si renfrogné qu’il en est insupportable.
C’est l’aliénation des femmes ! Disposées, amoureuses, généreuses, enveloppantes mais qui ne regarderont le mâle qui n’ont pas un regard pour elles.
Elle a un côté Mère Teresa.
Marie ! Elle aime !
Son père lui « tu es ma tigresse, je t’aime » qui lui permet un retour.
Le père lui ouvre la porte et elle a besoin de sentir son amour. Ce père comprend que ce n’est plus sa petite fille et ne lui appartient plus. Elle est devenue femme et une autre force l’attire. Alors qu’elle est terrifiée durant tout le film à l’idée de parler à son père, elle lui dit qu’il s’il prononce un mot qui la blesse, il ne la reverra plus. Elle est éprise de deux hommes : elle doit donner un gage à celui qu’elle va quitter qui est son père mais elle appartient déjà à l’autre. Elle repart finalement solder quelque chose avant de revenir.
Une femme lépreuse lui dit « tu es belle mais tu n’es pas plus belle que moi ».
Cette phrase est une improvisation de cette lépreuse qui n’était pas prévue ! Elle ne devait dire que « que tu es belle ma fille ». Elle plaisante comme on le fait souvent de cette rivalité entre jeunes et vieux.
Alfa n’est pas là par fascination pour l’Afrique : son personnage démystifie le rapport à l’Afrique.
Il est impréparé à l’Afrique. Comme ces Américains « back to the roots » qui continuent de se comporter comme des Américains quand ils débarquent en Afrique, en mettant du ketchup sur tout ! Il revient en Afrique de façon opportuniste car il croit que c’est là qu’on ne viendra pas le chercher. Sa démarche n’est pas intellectuelle mais dans l’urgence, sauf qu’on ne revient pas sur les traces de ses aïeux de cette façon : on se prépare à des désenchantements. Il n’y a pas ses amis, sa langue. Chaleur, arnaque, tout l’indispose. Son premier élan est le rejet. Mais comment rejeter ce dont on est issu et avec quoi il va falloir composer. Le concept de l’Afrique est plus fort que lui. Marie va l’accompagner, l’accoucher. Cet homme perdu va se retrouver et cela ne peut passer que par une violence et des heurts intérieurs.
Le final est ouvert.
Lorsque le film se clôt, il n’est qu’au début du chemin. Elle s’en va quand elle ne peut aller plus loin, mais en sachant qu’il est sur les rails. Elle ne comprend pas son bouillonnement mais elle se sent une vocation protectrice. C’est lorsqu’il se relève de l’eau, à la fin de la partie de football qu’il commence à changer. La rencontre de ce fantôme qu’ils prennent en stop et qui est une métaphore de l’Afrique lui permet de comprendre. Il ne passe pas par l’intellect mais par l’instinct. Il comprend la charge émotionnelle et c’est elle qui le guide. La rencontre avec le guide sur le pont y contribue aussi. Ses tripes et son cœur comprennent : il faut que la tête suive, et c’est là qu’il sera sauvé. Son frère lui dit alors qu’il peut revenir quand il veut. Seul le frère pouvait le réconcilier avec lui-même, car il est à la source de sa colère, l’ayant abandonné à la DASS. Cette autre partie de lui est en Afrique.
C’est le partage inhérent à tout métissage ?
Beaucoup de métis sont dans cette situation : ils ont mal quelque part et ils ne savent pas d’où ils ont mal. La seule médication est de revenir aux sources. La partie négligée te travaille et si ce n’est pas toi, c’est le regard des autres qui t’amènera à quelque chose. Tant que tu ne relies pas ces deux parties de toi, tant que ne restaure pas un dialogue entre elles, une fusion, tu es quelqu’un de morcelé. Nous sommes des métis biologiques mais aussi des métis culturels : un Balufu Bakupa-Kanyinda est pour moi aussi un métis ! Nous sommes une génération morcelée. Alfa est handicapé de quelque chose et ne le sait pas, car il n’a pas de travail intellectuel. Le côté malfrat est allé vers ce qui était facile, mais il va devenir un être nouveau.
Cela ramène à ta propre démarche. J’imagine que tu as repris à ton compte ce qui te parlait dans le projet de David Achkar.
Je ne pouvais faire le film que s’il parlait de moi. C’était déjà l’objet du film de David et je n’avais pas grand mal à me le réapproprier. Sauf que l’histoire que racontait David était tellement autobiographique que je n’aurais pas su le faire : ce n’aurait été qu’une pale photocopie. David ne m’avait pas laissé le choix : il m’avait demandé de finir le film à sa place s’il devait mourir. J’ai demandé l’autorisation à sa mère de réécrire le film de David. Je suis parti faire plusieurs fois ce chemin de Dakar à Conakry, en compagnie de Valérie Osouf qui a été une formidable assistante et qui est véritablement consubstancielle à ce projet. C’était la première fois que je plongeais dans l’Afrique profonde, un véritable voyage initiatique pour moi mais aussi pour Aurélie Coulibaly qui est de père malien et de mère française, née à Toulon et qui a grandi à Grasse, et pour Stomy Bugsy car c’était l’une des raisons fondamentales pourquoi il a accepté, alors qu’il est en montée de puissance aujourd’hui, de venir sans être payé jouer dans les pires conditions de tournage dans un projet dont on ne sait pas ce qu’il serait et si on arriverait à la terminer.
As-tu eu du mal à le convaincre ?
Il m’avait donné son accord et quelques jours avant le tournage, j’apprends par ses agents qu’il ne pourra pas. De toute évidence, ils font barrage. Je prends un avion pour Paris pour le rencontrer et lui reparle du film pendant un heure. Après m’avoir écouté, il me redonne son accord : nous nous claquons dans les mains, ce qui vaut plus qu’un contrat écrit. Il m’a dit ensuite que c’était pour lui une expérience très forte. Il est Cap-verdien d’origine sénégalaise. Né à Sarcelles, il n’avait été au Sénégal qu’une fois quand il avait cinq ans. Il ne connaissait évidemment rien de l’Afrique. Pendant ces deux mois, il a abdiqué de tout : c’est un personnage magnifique de générosité sans lequel je n’aurais jamais pu faire le film. De l’équipe des 27 personnes, c’est celui qui ne m’a jamais posé le moindre problème. Je lui aurais donné des cailloux à manger, il l’aurait fait ! Il ne se plaignait jamais de rien, malgré l’inconfort des situations que nous vivions. Il se chargeait comme une éponge et me disait que cela passerait forcément dans sa musique. Il s’est comporté en artiste curieux de tout. Il allait chercher toutes les cassettes qu’il trouvait et composait durant ses moments de pause, travaillant sur son prochain album. Il était en captation permanente mais ce qu’il l’a époustouflé, c’est qu’on le connaissait partout : il ne savait pas que son message avait un tel écho. A Conakry, les jeunes filles d’une école près du tournage séchaient leurs cours pour attendre Stomy à sa sortie d’hôtel ! Il est clair qu’il est revenu de cette expérience avec plus de charge que de films à 100 millions comme Le Boulet ou Trois zéros.
La présence de Doc Gynéco est-elle due à Stomy Bugsy ?
Oui, l’acteur qui devait jouer le rôle n’a pas pu et Valérie Ousouf m’a soufflé l’idée. J’ai appelé Stomy qui en a aussitôt parlé à Doc.
Comment as-tu connu Aurélie Coulibaly ?
A Cannes ! En 2001. Je cherchais Marie. Pour David Achkar, ce personnage était sa cousine germaine dont il était amoureux. Il fallait qu’elle soit l’élue. Je ne pouvais me résoudre à faire un casting : l’élue, c’est la grâce qui nous l’offre. A trois mois du tournage, je n’avais toujours pas Marie. C’était périlleux. En passant devant un stand du marché du film de Cannes, je vois une apparition : une hôtesse qui était en train de donner un renseignement. Je me dis : c’est elle ! Mais comment à Cannes aller voir une belle jeune femme et lui dire : « je vais faire un film, voudriez-vous y jouer ? » C’est un énoncé d’une vulgarité extraordinaire. Je continue donc mon chemin mais reviens en arrière et prends sur moi pour arriver à le dire ! Elle était éberluée mais m’a écouté. On a pris un pot et elle a fait le film. Cependant, peu avant le tournage, son père lit le scénario et refuse qu’elle participe à cause de la scène de nu dans le lac. Nous discutons avec Aurélie durant deux heures au téléphone. Je comprends que ce n’est pas simple : la manie de dénuder les femmes au cinéma me pose moi aussi problème de par mes origines culturelles. C’était cependant pour David Achkar, dans ce lac, le lieu du ressourcement, métaphore du recommencement du monde avec Adam et Eve. Je ne pouvais pas m’accorder la liberté de sacrifier cette séquence. Tout leur amour va se concrétiser dans le fleuve. Mais j’ai assurée Aurélie que je tournerai cela pénétré de ma propre pudeur. On se quitte cependant sur le constat qu’elle ne pourra pas tourner. Le lendemain matin, son père me téléphone. Il me demande : « Vous vous appelez Keïta : est-ce que vous parlez le malinké ? » Je lui réponds que je n’ai malheureusement pas de mon père cet héritage culturel. Il me dit que c’est dommage car ses mots auraient une toute autre valeur dans cette langue. Il m’explique toutes les raisons qui font qu’en tant que père et en tant qu’Africain, l’exposition de sa fille à l’écran le blesse. Il se refuse à lire le scénario. J’accepte son avis et le remercie d’avoir accepté d’en discuter. Il me répond qu’il est aussi un pédagogue et que sa fille a quelquefois besoin de s’opposer à ses choix. Aurélie m’a rappelé une demi-heure plus tard pour me dire qu’elle ferait le film.
Comment s’est passé le tournage avec elle ?
Nous partons ensemble à Dakar. La seule obligation que je lui avais posé était d’avoir le permis de conduire, qu’elle a décroché quinze jours avant le départ. Il me fallait encore l’essayer et elle devait aussi apprendre les quelques phrases en wolof du film. On répète dans mon appartement, au centre ville de Dakar. La première répétition est catastrophique. Elle s’effondre en larmes au bout de deux minutes en disant qu’elle n’y arrivera pas. Les essais des jours suivant ne donnent rien de plus. Je laisse tomber les répétitions et la laisse se débrouiller pour trouver le chemin d’être Marie. Vincent Byrd Lesage qui est un comédien la prend en charge et le résultat est à l’écran ! Sa première scène combinait les difficultés de conduire une voiture, parler wolof et jouer – et elle s’en est bien tiré !
Et le tournage en général ?
L’argent a manqué tout le long du film. J’avais beau avoir fait le chemin à plusieurs reprises : tout change. Les gens à qui on donne rendez-vous ne sont pas là, le paysage change, on est obligé de réécrire le scénario en permanence. L’unijambiste n’a jamais été prévu : j’enrôlais les gens du cru, comme le guide du pont et qui m’a abordé exactement comme dans le film (et moi de lui répondre aussi : « arrête, je ne suis pas un touriste ! »). J’avais pris moi-même la lépreuse en stop avec sa petite fille et l’ai retrouvée dans son village deux mois après. Elle a compris tout de suite les règles du cinéma.
Le film coule sans qu’on ait l’impression d’une juxtaposition de scènes, pourtant nombreuses.
C’est dû au talent d’une jeune monteuse, Suzy Adnin, qui a travaillé jour et nuit et a fait beaucoup de concessions autant familiales que financières. Ce film a été bâti par des contributions généreuses. Les techniciens sénégalais ont travaillé six jours sur sept en plein ramadan par grosse chaleur sans jamais rechigner. Lorsque l’argent a manqué, ils ont quand même fait le film. J’ai quand même supprimé 25 séquences par manque d’argent, mais tout ce film a été miraculeux ! Il a fallu improviser sans cesse. Même, un soir, pour avoir une actrice que nous avions du mal à trouver, il nous a fallu payer très cher parce que avons engagé une prostituée qui comptait le nombre de passes qu’on lui faisait rater !

///Article N° : 2676

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