Présenté au Fespaco, Ngor, l’esprit des lieux est pour Samba Félix N’Diaye, célèbre documentariste sénégalais, un premier long métrage en forme de manifeste : comme dans tous ses autres films, il filme la résistance africaine. Quartier de l’extrême ouest de Dakar, Ngor a su par la force de son organisation sociale résister aux urbanistes et à certains travers de la modernité. La force de ce film est de nous faire pénétrer dans l’intimité de ses habitants pour révéler les secrets de cette résistance.
Ngor, l’esprit des lieux se situe ainsi à la limite de la fiction : » une histoire de charme, de mystère et de sérénité « . C’est son commentaire de départ qui le dit, et qui se fait rare ensuite car ce film n’est pas verbieux. L’image parle d’elle-même, servie par une caméra à l’épaule proche de ses sujets, de larges panoramiques laissant parler les couleurs, un montage rythmé n’hésitant pas à forcer la respiration, un son qui sait reconstruire une ambiance… Le documentaire filme la réalité mais affirme un point de vue.
Grandeur du documentaire
» Le choix du documentaire est pour moi une vieille histoire venant de mon adolescence. Les films qui m’ont fortement impressionnés étaient à la limite du documentaire et de la fiction : ceux de Joris Ivens, Chris Marker, Alain Resnais, Satyajit Ray, Orson Welles, Roberto Rossellini que je pouvais voir à la cinémathèque du centre culturel de Dakar. C’était le cinéma qui me semblait être le plus proche de ma sensibilité. Durant mes études à Paris, je me suis intéressé au néoréalisme. A Paris VIII, l’accent était mis sur la réalité et la proximité des personnes. Ce n’était pas un choix réfléchi mais un jeu d’influences et de rencontres.
Le documentaire est très laborieux et exigeant : il faut digérer les rencontres et les lieux, y revenir, être le plus humble et le plus attentif possible… On ne peut pas tricher : ce que vous filmez donne ce que vous amenez. La frontière entre le documentaire et la fiction n’est pas nette. En s’appropriant du réel en en faisant de la fiction, il devenait possible d’éviter la censure des années soixante, après l’indépendance. Le fer de lance a été Ousmane Sembène. Le documentaire est exigeant car il a une logique différente. Ce n’est pas de la reconstitution : c’est d’être là quand il faut être là. La signification ne viendra pas de l’épaisseur du plan ou de la manière de poser la caméra. C’est un défi qui me plaît. En définitive, c’est une question de sensibilité. Je rencontre une personne qui m’émeut ; sa situation me touche… Je ne filme que les gens que j’aime ! Il m’est très difficile de filmer ce que je n’ai pas envie de montrer. »
Filmer les résistances
» Il y a en Afrique des endroits et des gens que j’aime bien retrouver. Ces artisans qui sont des artistes parfois un peu voyous, rejetés à la limite de la ville et de la zone industrielle, font des choses merveilleuses en s’appropriant à une époque où tout se jette des objets trouvés dans les poubelles : les rebus de la ville. La série Le Trésor des poubelles les met en scène. Ils ont des traditions millénaires, comme le moulage au sable, tradition de la côte de Guinée, les bronzes d’Ifé etc. Dans des métropoles où les gens, sans avoir les moyens du Nord, consomment comme le Nord, ces artisans continuent cette tradition africaine, artistiquement, esthétiquement et moralement ! Ils sont devenus des amis. Ce sont des rencontres qui ont débouché sur une quête. Cette résistance qu’opposent mes personnages aux évolutions du monde moderne s’inscrit, peut-être inconsciemment, dans chacun de mes films.
En préparant Ngor, l’esprit des lieux, j’ai vu une image très frappante : une lune se couchant à côté d’un soleil en train de se lever. On est là à l’extrême ouest du continent africain et on peut y voir ce genre de phénomène, mais à une certaine saison de l’année seulement. J’étais déçu de ne pas le retrouver : j’aime les films dont le verbal n’est pas le seul signifiant. Durant tout le tournage, j’étais obsédé par cette image. Ce qui m’intéresse dans une ville comme Ngor, c’est de percevoir comment les savoirs se perpétuent. Il ne s’agit pas seulement de la tradition orale : il y a dans cette société des supports matériels vivaces faisant que les gens s’accrochent à ce lieu en dépit des conflits de génération ou des confrontations avec l’extérieur. C’est une démocratie qui pourrait être un exemple pour le reste du monde ! »
Etre à l’écoute
» L’esprit de Ngor, c’est avant tout le respect. On voit dans le film des éperviers nichant dans le centre du village parce qu’ils y trouvent le nécessaire équilibre écologique. Je ne l’ai pas fait exprès, mais je trouve que les femmes sont merveilleuses, intérieurement comme extérieurement. Ce film m’a permis de parler de mon enfance et de choses sacrées. Je reste profondément africain : il y a des choses qu’on vous dit en vous demandant de ne pas le répéter. Cette parole est une parole donnée que l’on dénaturerait en la répétant à n’importe qui.
Avant de faire le film, j’avais l’impression de bien connaître les personnages, mais en le faisant, je me suis rendu compte que mon approche est différente, qui laisse davantage de place au temps : le cinéma est un instrument merveilleux qui permet d’améliorer l’écoute et la sensibilité pour ce qui est dit. Rien dans ce film n’a été reconstruit : tout a été filmé à la volée ! J’avais décidé de ne jamais mettre un pied et de toujours garder la caméra à l’épaule, en écoute, en contre-plongée, en respect des gens que je désire filmer à qui je ne demande pas de se placer pour un angle de vue. Le 12mm est un grand angle permettant des plans très rapprochés avec une bonne profondeur de champ et me permettait de rester proche des gens tout en bougeant la caméra. Ne jamais couper la parole aux gens ; reprendre la question quand on a pas compris… L’humilité est une démarche. »
Il faut que la personne à qui l’on parle ait des oreilles
» Un documentaire sans verbiage est exigeant pour le spectateur comme il est exigeant pour le réalisateur. Avec Ngor, je voulais faire une plongée en apnée. Je me suis dit : » Il faut y aller, jusqu’au bout, et quand on en pourra plus, on s’arrêtera ! » Je me suis dit qu’il ne fallait pas tout montrer, construire le film comme un puzzle avec des labyrinthes et des ruelles. Si le spectateur le veut bien, je lui donne la main et lui propose de rentrer dedans. Quand vous faites de la montagne, vous vous demandez parfois ce que vous faites là. Et puis vous passez un pic et la chose s’ouvre, le merveilleux vous envahit.
Ce film m’a ruiné : il a fallu deux ans pour le faire car je n’étais jamais satisfait du résultat et j’y suis retourné trois fois ; un montage de six mois souvent interrompu et des moments de doute et d’angoisse. Il est très difficile aujourd’hui de rester indépendant, de ne pas respecter les durées établies comme le 52 minutes, et de ne pas suivre son souffle. Arte demandait un 60 minutes. J’ai tenté un montage de 70 minutes qui est beaucoup plus verbieux que le 90 minutes : il devient informatif et gomme cet appel à la sensibilité que comporte la version longue. Il faut que la personne à qui l’on parle ait des oreilles, comme le dit ma grand-mère ! On souhaite un large public, bien sûr, mais je n’ai pas la prétention de parler à tout le monde. »
Dépasser l’opposition tradition-modernité
» Pour être moderne, il faut avoir un pied bien ancré dans la tradition. Ngor n’en parle pas mais il y a 600 ans, la région était déchirée par des guerres fratricides. Des gens de paix, humanistes, refusaient un combat où ils devraient tuer leurs frères : ils se sont effacés devant le totalitarisme et sont partis. Ils ont longé la côte vers d’autres lieux, ce qui ne les empêchait pas de défendre leur terre si on les attaquait. Respect, dignité, pudeur… Quand Raymond Depardon tourne Afrique, comment ça va avec la douleur ? comprend-il que lorsqu’on pose cette question en Afrique, on ne s’enquiert pas du mal lui-même mais de comment on l’a transcendé ? Cela revient à dire : » Es-tu en paix ? » Si la maladie est évoquée, c’est dans la manière qu’a le malade de la subjuguer. Depardon soigne sa propre douleur avec la douleur africaine, c’est là que débute l’ambiguïté. Senghor parlait de la détérioration des termes de l’échange. On va en Afrique pour y rechercher un primitif perdu dans sa propre civilisation car elle a opté pour la violence et un système uniformisant qui fait de l’humanisme un terme péjoratif et forge des exclus. Mes films sont une petite goutte dans cet océan. L’Afrique a encore une chance de résister, en continuité avec la résistance qu’elle affirme depuis 500 ans. Elle a encore des exemples à donner d’êtres qui affirment leur humanité et qui n’ont pas envie d’être des requins ! C’est une conception du monde où l’on s’excuse auprès d’un animal avant de le sacrifier, auprès de la branche d’un arbre avant de la couper… L’équilibre de la nature nous protège et le détruire nous détruit. »
Un autre point de vue
» Dans les métropoles africaines, la télévision a remplacé les grands-parents, et la télévision comme éducation, bonjour ! On sait que cela donne des enfants déconnectés de la réalité. C’est aux adultes de refuser ! J’aimerais bien sûr que mes films passent à la télévision de mon pays et les lui offre parfois pour que les Sénégalais puissent les voir.
Il est inutile de se protéger contre le bombardement d’images satellites : les cinéastes y répondraient en rejoignant leurs télévisions et en produisant des images pour leur public ; l’aide du Nord pourrait s’orienter dans cette direction. L’Amérique n’est problématique que parce qu’elle est dominante. L’important est qu’un autre point de vue existe et qu’il puisse être vu.
Le documentaire est un point de vue forcément militant qui fourmille d’histoires invitant au voyage. Le cinéaste de fiction rêve un personnage n’existant pas dans la réalité et demande à un comédien de l’interpréter. Dans le documentaire, vous attendez que le personnage que vous avez rencontré fasse devant la caméra ce que vous avez compris. L’expression cinéma du réel me convient parfaitement, tout en sachant que le cinéma ment toujours, qu’il n’est jamais la réalité mais une approche de cette réalité, un point de vue. »
Né en 1945 à Dakar, Samba Félix Ndiaye a une maîtrise de cinéma de l’université Paris VIII. Perantal (1975), sur les massages apportés aux nourrissons, le revèle comme un documentariste sensible attaché au respect des cultures et des traditions. Geti Tey (1978) marque par l’identité entre la pêche artisanale qu’il décrit et le rythme de l’océan. La série de cinq films Le Trésor des poubelles (1989) évoque pratiquement sans commentaire la magie de la transformation du savoir-faire de la récupération : des aquariums dans de vieilles dames-jeannes dans Aqua, des valisettes à base de boîtes de sauce tomate dans Diplomates à la tomate, des ustensiles de cuisine avec l’aluminium de vieux moteurs dans Teug, la poussière d’or rejetée par les bijoutiers dans Les Chutes de Ngalam, des malles à partir de fûts métalliques dans Les Malles. Ndiaye poursuit son observation des résistances africaines avec Amadou Diallo, un peintre sous verre (1992), Dakar-Bamako (1992) et finalement avec le seul village qui a su s’opposer aux urbanistes dakarois, Ngor, l’esprit des lieux (1994).///Article N° : 2454