A propos de Noël X. Ebony et la collection « L’Afrique au cœur des lettres »

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Jean-Pierre Orban

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Collaborateur de maisons d’édition, Jean-Pierre Orban dirige actuellement « L’Afrique au cœur des lettres », une collection littéraire sur l’Afrique de L’Harmattan. Chercheur de manuscrits inédits et de mémoires enfouies, il s’est glissé sur les traces manuscrites d’une icône du journalisme ivoirien. Voici un éclairage nouveau sur l’œuvre de Noël X. Ebony.

Après Lomami Tchibamba, voici Noël X. Ebony. La collection « L’Afrique au cœur des lettres »a-t-elle vocation à réhabiliter les oubliés des lettres africaines ?
Cette vocation ne s’est pas imposée au début. La collection a été créée à la suite d’un concours de circonstances, finalement heureux. Je cherchais à rééditer Le soliloque du roi Léopold de Mark Twain que j’avais traduit, préfacé et publié chez un éditeur belge des années auparavant et qui était épuisé. Le directeur de la collection dans laquelle devait reparaître à L’Harmattan, cette satire sur le début de la colonisation du Congo (RDC) s’est rétracté : sa collection était plus purement historique. J’ai proposé une nouvelle collection littéraire où l’Afrique serait le sujet. Une sorte d’éclairage du continent par les lettres, pour renverser – de façon assez prétentieuse, je le reconnais – le paradigme conradien des ténèbres africain !
Mais très vite, en recherchant des textes anciens, j’ai été confronté à des œuvres ou des versions d’œuvres africaines inédites : entre autres, une nouvelle version étonnante de Sans rancune de Thomas Kanza et le roman foisonnant, Ah ! Mbongo de Paul Lomami Tchibamba qui était bloqué depuis vingt ans. Il s’agit de ce que j’appelle des « balises » manquantes. Il existe dans le patrimoine littéraire africain un nombre significatif d’œuvres qui auraient dû être éditées à leur époque. Elles sont marquées par leur temps et témoignent de celui-ci. Mais restées inédites, elles n’ont pas atteint leur public. Publiées, elles auraient peut-être changé le parcours, tant de leurs auteurs que de la « généalogie » littéraire de leur milieu, cercle, pays, région. Certaines seraient peut-être devenues des classiques. Le patrimoine littéraire africain est marqué, sans doute jusqu’aux années 1990, par ces « classiques en creux », ces lacunes éditoriales. Il y a un gros travail à faire dans ce domaine. Personnellement, je n’en réalise qu’une partie infinitésimale, avec le temps que je peux y consacrer (chaque livre mérite un temps considérable, depuis la recherche des manuscrits jusqu’à la mise en page, en passant par la saisie et la mise au point du texte qui pose des questions d’éthique importantes) et les moyens dont je dispose.
Pour des raisons commerciales évidentes, la plupart des éditeurs ne sont pas enclins à investir dans ce genre de publications qui s’adressent à un public soit de connaisseurs, soit un public en Afrique où l’on sait les difficultés que l’on a à diffuser. L’Harmattan, à cet égard, remplit son rôle, mais la politique de diffusion et les tirages par petites tranches ne permettent pas d’appliquer des prix de vente qui, pour atteindre le public désiré, devraient être nettement plus bas (en dépit des remises appliquées en Afrique). L’ITEM, Institut des textes & manuscrits modernes, et la collection « Planète libre » (Editions du CRNS) qui a pour ambition de devenir une sorte de Pléiade scientifique pour la littérature du Sud, ont, eux aussi, un rôle à jouer comme l’a montré la récente publication des Calepins bleus dans le Tome I des Œuvres complètes de J.J. Rabearivelo. Moi, dans mon coin, je poursuis toujours le graal : offrir des éditions de qualité mais d’accès simple à un large public qui se tient à distance des éditions scientifiques. Car je pense qu’un jour ou l’autre, les œuvres doivent atteindre la masse à laquelle l’auteur, à l’origine, espère parler. En l’occurrence, le lectorat africain en Afrique.
L’idéal serait une collection de poche (une idée soufflée par Jean-Luc Outers, écrivain et acteur culturel clé en Belgique) coéditée par plusieurs éditeurs et que nous serions plusieurs à gérer. On peut rêver !
Noël X. Ebony était une sorte de poète fantôme. On lisait ses poèmes dans des anthologies, mais peu avaient eu en mains son recueil, Déjà vu, que vous venez de publier. Comment avez-vous procédé ?
Cette publication est un bon exemple du parcours de telles œuvres, même si le texte d’Ebony n’a pas du tout nécessité le travail de mise au point qu’ont requis ceux de Kanza (réalisé avec Valérie Kanza) ou Lomami Tchibamba (effectué avec Wim De Bondt et Eliane Tchibamba). Il y a quatre ans environ, une amie m’a passé le tapuscrit d’un vaste roman inédit de Noël X. Ebony, Les Masques. Cette version du tapuscrit avait transité par plusieurs pays africains, puis par Israël via une relation d’Ebony, avant d’atterrir en France. J’ai longtemps cherché les fonds et les collaborations pour éditer cette version qui nécessitait d’être saisie et mise au point. Je souhaitais aussi mener ou faire mener une enquête biographique sur ce personnage fascinant qu’a été Noël X. Ebony. Ce n’est sans doute que partie remise. Finalement, Zié Ebony, le fils de l’auteur, m’a proposé de rééditer le recueil poétique Déjà vu publié en 1983 aux Editions Ouskokata à Paris et qui est devenu de fait, introuvable. Oui, c’était une sorte de vaisseau fantôme paradoxalement d’autant plus prégnant qu’il était absent. Beaucoup de monde en parlait sans avoir pu le lire. Je suis entré en contact avec Nidra Poller, la première éditrice de Déjà vu. Et lors de notre première rencontre, elle m’a confié le tapuscrit d’une autre œuvre poétique d’Ebony, Quelque part, en me montrant une lettre de l’auteur lui demandant de publier l’œuvre. Avec l’accord de Zié, c’est ce que j’ai pu faire, je l’espère : rendre hommage à l’excellence de l’œuvre et de son auteur à travers la simplicité de l’ouvrage (je ne souhaitais aucun accompagnement, hormis une notice biographique),
Quatre ans de démarches complexes…
Le titre du recueil est assez prosaïque. Comment l’entendre ?
Il faut entendre les deux titres presque au sens propre. « Quelque part » évoque, dans son prosaïsme et son abstraction à la fois, la quête d’un lieu. Un lieu sans doute inatteignable, où l’on pourrait arrêter – de lieu en lieu – un cheminement concret et existentiel (1). « Déjà vu« , plus connu en anglais (2), se réfère au phénomène qui consiste, face à des scènes frappantes, à croire les avoir déjà vues dans le passé et à s’en souvenir. Cette référence (Ebony en donne l’explication en anglais) confirme l’intérêt de l’auteur pour la culture anglo-saxonne (3). Elle montre aussi le côté « décalé » d’Ebony qui cherche à surprendre par un procédé de distanciation en transposant des mots simples dans un contexte où ils ne sont pas attendus. On retrouve cet effet de décalage dans l’humour subtil d’Ebony.
Où et comment se situe Noël Ebony par rapport à la poésie africaine et mondiale ?
Votre question sur le prosaïsme des titres d’Ebony mène à votre question suivante. Le prosaïsme dont vous parlez est aussi une manière, pour Ebony, de se démarquer du lyrisme de ses pères en littérature que sont entre autres, Senghor et Césaire. Il existe une interview significative d’Ebony par Boubacar Boris Diop, où Ebony reconnaît sa dette envers ces pères, mais les « tuent » aussitôt en prenant ses distances. Ses influences à lui, dit-il, sont à trouver du côté de Rilke, Char ou T.S. Eliot, mais aussi de la bande dessinée (il cite Corto Maltese de Pratt), la musique (Keith Jarrett), la chanson (les Pink Floyd). Ebony est typiquement un homme de cette période fin des 60’s et 70’s. Une période où l’on casse allègrement et parfois dans une certaine insouciance, les codes, où l’on fait usage d’onomatopées et où l’on joue avec les touches du clavier de la machine à écrire (« azertuyop » devient un mot). Une période où l’on dédramatise ou, plutôt, on cache son malaise sous les touches d’humour. Où la cavalcade précède l’errance. Où l’on voyage avec encore l’espoir d’être surpris. L’appétit de vivre existe encore, ou à nouveau. Le désenchantement et l’angoisse qui affleurent dans Déjà vu, se précisent nettement dans Quelque part.
La mort tragique d’Ebony dans un accident de voiture sur la corniche à Dakar peut être interprétée à son insu comme la fin d’une vie vécue avec passion, dans la vitesse, en équilibre au bord du vide. Un autre trait d’Ebony relevé par tous ses amis est sa méfiance à l’égard du concept de négritude. À cet égard, on songe à la phrase de Wole Soyinka (4) : « le tigre ne se pose pas la question de sa tigritude, il saute sur sa proie et la dévore ».
La poésie d’Ebony n’est ni blanche ni noire, elle est poésie. « Entre le baobab et le gratte-ciel », écrit-il. Elle est très urbaine (5) mais elle évoque aussi les scènes de villages africains. Elle revient davantage vers des paysages dégagés, épurés, des étendues désertiques, presque ascétiques dans Quelque part. On peut se demander où cela aurait mené l’auteur…
Le journalisme, qui était la grande passion de Noël X. Ebony, a-t-il influencé son écriture poétique ?
Le journalisme a joué un rôle majeur dans la vie d’Ebony. Même s’il rêvait sans doute d’être reconnu comme auteur littéraire, il est resté journaliste jusqu’au bout. Il est toujours considéré à ce titre comme une icône par la presse ivoirienne et un prix important de journalisme porte son nom. Le journalisme devait coller à la personnalité d’Ebony avide de tout ce qui se passait au jour le jour, dans l’immédiateté. Cette immédiateté et cette fugacité des choses (7) se retrouvent dans sa poésie : le plaisir de capter ce qui vous frôle et disparaît aussitôt, avec, en contrepoint, la fragilité et la douleur de ce qui vous quitte et de ce que vous quittez (la femme entre autres).
En revanche, même si certains textes sont très combatifs (« nous réclamons l’écho de nos voix », « je suis ébène », « ah ! le peuple-alibi »), il n’est jamais le poète d’une communauté, d’un peuple, d’une nation, d’une actualité politique. Il parle à l’homme universel.
A-t-il laissé des inédits ? Si oui, comptez-vous les publier ?
Il a laissé en tout cas un ou deux contes pour enfants (dont un écrit à quatre mains avec son fils Zié) et comme je l’ai dit, cinq gros cahiers tapuscrits qui constituent le roman Les Masques. Nous avons un accord de publication des Masques avec Zié, mais je le laisse décider de toutes les conditions d’une éventuelle publication. Ensuite, il y aura un long travail de mise en forme du roman. Si cela se fait, j’aimerais travailler avec des collaborateurs pour la préparation à l’édition.
Je crois aussi qu’il faudrait qu’un jour quelqu’un s’attelle à la biographie de Noël Ebony. Une biographie à l’anglo-saxonne (cela plairait à Noël !) qui traque les faits, ne les invente ni ne les interprète trop. Il serait intéressant de faire resurgir sa vie : le contexte dans lequel elle s’est déroulée, les acteurs qu’il a côtoyés. Mais cela nécessite une indépendance notamment politique (quel que soit son camp), pour voler assez haut au-dessus des nids de coucous.
Quelles sont les prochaines surprises éditoriales que nous réserve Jean-Pierre Orban ?

Le prochain titre, au printemps ou au début de l’été prochain, sera une version française d’Africa Writes Back de James Currey. C’est l’histoire vue de l’intérieur à partir de nombreux extraits d’échanges épistolaires et de notes de lecture, de la célèbre collection « African Writers » créée en 1962 chez Heinemann au Royaume-Uni, avec Chinua Achebe comme conseiller éditorial. James Currey l’a dirigée de 1967 à 1984. Le livre (8) me passionne. Il jette une lumière captivante sur les rapports entre les auteurs et les éditeurs. Or cette dynamique éditeur-auteur, notamment dans la littérature africaine est un axe de recherche que je souhaite développer. À cet égard, les éditeurs anglo-saxons me semblent moins réticents à ouvrir leurs archives que les éditeurs français. Et puis, comme le titre de l’ouvrage le montre (ce sera sans doute « Quand l’Afrique réplique »), la collection « African Writers » marque le lancement de nombre d’auteurs africains anglophones (9) dans la sphère littéraire européenne. Or dans la francophonie, on connaît encore trop mal les auteurs africains anglophones, comme l’a montré l’épisode du dernier Prix Nobel : quand on a cité Ngugi wa Thiong’o comme lauréat possible, beaucoup se sont demandés qui était ce type !
Trois courts inédits de Paul Lomami Tchibamba sont aussi dans le tunnel. Je voudrais les publier tels quels sans « editing », pour montrer le rapport réel que les auteurs de sa génération entretenaient avec la langue française (mais il faut, à cet égard, souvent négocier avec les ayant droit inquiets à juste titre). Et puis, j’aimerais aussi, si j’ai les moyens, ouvrir la collection à l’un ou l’autre texte contemporain qui serait dans la lignée des anciens déjà publiés.
À y re-réfléchir, je pense qu’une équipe serait mieux à même de faire cela que moi tout seul, occupé à d’autres travaux en parallèle…

1. Ebony est fasciné par les lieux et a connu une sorte d’errance en Europe et de la Côte d’Ivoire au Sénégal.
2. Le film « Déjà Vu » de Tony Scott évoque ce phénomène.
3. Dans le tapuscrit des Masques, il cite beaucoup de chansons anglaises et américaines.
4. Lilyan Kesteloot dit souvent qu' »Ebony serait devenu le Soyinka de l’Afrique francophone s’il n’était pas mort ».
5. Dans Déjà vu, il évoque souvent les villes européennes et Dakar imprègne Les Masques.
6. Ce côté fugace des choses se reflète dans le titre Déjà vu.
7. Le livre traduit par Sophie Amar est actuellement à la relecture.
8. A noter que cela concerne également des auteurs francophones dans le monde anglo-saxon, tels que Mongo Beti et A. Kourouma.
Article publié en partenariat avec [Cultures Sud] ///Article N° : 9830

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Noël X.Ebony





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