à propos de Tanger, le rêve des brûleurs

Entretien d'Olivier Barlet avec Leïla Kilani

Lussas, août 2003
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C’est votre premier film et un coup de maître : qu’est-ce qui vous a amené au cinéma ?
Je suis historienne de formation. Ce film était porté par la grâce : je l’ai écrit comme une obsession, une évidence. Je n’ai jamais cherché à faire du cinéma : c’est une histoire que j’ai cherché à raconter et un vocabulaire s’est imposé qui était fait d’images et de sons. J’ai écrit ce film et l’ai envoyé au CNC qui m’a accordé l’aide à l’écriture. Par la suite, France 3 organisait un concours de jeunes auteurs et j’ai pu tourner dans la foulée. C’était comme un pari insensé : j’étais inconsciente des difficultés. Je voulais faire ce film dans une forme bien particulière, très claire dès le départ. J’ai écrit un traitement filmique et ça a marché.
Pourquoi pensez-vous que ça a accroché ?
Le contexte : France 3 créait ce concours au bon moment ! Ma subjectivité était de ne pas vouloir faire un film sur une catégorie mais sur des individus, des personnages. Non un essai ou un traitement journalistique mais trouver un vocabulaire juste avec une subjectivité pour raconter une histoire qui est une épopée et qui ne va pas s’arrêter demain ! J’avais cette conviction et la prétention de pouvoir le faire. Il fallait cette naïveté pour que ce soit possible. Refuser un traitement journalistique, une histoire exhaustive, une narration informative était finalement ce qui a convaincu certaines commissions. On confond souvent actualité et traitement documentaire.
Votre travail sur l’image est remarquable : comment l’avez-vous élaboré.
Je suis une passionnée d’image et de son, avec un rapport plutôt charnel et ludique, comme avec de la pâte à modeler. Je n’ai pas fait d’école de cinéma. J’ai eu la chance de travailler avec un chef opérateur qui n’a pas du tout endigué cela et a plutôt cherché à m’accompagner. Ma grande peur était de ne pas avoir la légitimité puisque je n’avais pas fait d’école de cinéma. Je cherchais un rapport stylistique qui ne soit pas forcément un zoom numérique qui aboutisse à de la distorsion d’image.
Frontières, Quand les hommes pleurent etc : le sujet a déjà été largement traité par la fiction, le documentaire et surtout le reportage. J’ai été frappé à quel point vous utilisez les éléments : la mer, la ferraille, les camions, la lumière, les murs, le son. On a une sorte de traduction à l’image d’impressions personnelles.
Dans la note que j’avais envoyée au CNC, je disais vouloir trouver une traduction esthétique et formelle de l’obsession et de l’attente. Je voulais filmer à la fois l’enlisement et le fantasme. Je voulais une traduction cinématographique de la part onirique qui me paraissait toujours éludée. On tombe facilement dans un paternalisme bon teint adoptant une sorte de misérabilisme qui me met en colère. Quand on est à Tanger, on est pas enlisé même si on est dans l’obsession : on est dans le rêve qui amène une sorte de transcendance quasi-métaphysique. C’est ce rêve que je voulais raconter : ce sont des cow-boys, pas des desperados. Quand on est désespéré, on ne « brûle » pas, on a pas l’énergie de le faire. On « brûle » quand on la force de rêver et d’affronter la mort. Un brûleur rêve, imagine et attend. L’attente est corporelle mais le rêve est abstrait. Ce sont des héros. Mon problème n’était pas de gérer la catégorie « immigré clandestin » comme le ferait un fonctionnaire européen. Je voulais faire exister des personnages et introduire une dimension vraiment héroïque. Je voulais traduire la géographie intérieure de Tanger et cette ligne continue de l’Europe, dans cette attente métaphysique d’individus déterminés.
On a un sentiment de tragique au sens antique en voyant votre film.
Oui : ces individus sont soumis à la loi des dieux juridiques de l’espace Shengen et se battent contre plus forts qu’eux. C’est comme pour Rome et les Barbares : on continue à construire une forteresse pour endiguer une invasion alors qu’ils sont déjà parmi nous. Le mouvement est irréversible. Ce qui se passe à Tanger est partout ! Je voulais garder la quintessence : un traitement informatif et contextuel n’aurait pas été juste car il n’y a pas de raison objective à brûler. Ils se heurtent au tragique de la mort. L’homme se bat contre quelque chose qui le dépasse mais qui existe par sa dimension humaine qui est celle de l’imaginaire et du rêve. Je croyais en ces personnages et leur histoire.
C’est cette dimension tragique qui vous permet d’éviter le pathos.
Je ne voulais pas de pathos car les brûleurs sont des cow-boys. Ils incarnent une histoire collective avec sa part de violence (un continent ignorant les trois quarts de l’humanité) et sa dimension héroïque. L’idée d’une frontière tangible (celle d’un Etat-nation) qui devient intemporelle me semble très contemporaine. C’est « le désert des Tartares » ! La frontière a une dimension physique à Tanger, sensuelle, obsédante. La matière cinématographique est évidente : l’autre côté existe.
Tanger est vraiment le microcosme d’une situation mondiale.
Oui, totalement. C’est visible à Tanger mais aussi ailleurs, par la télévision par exemple.
Le mot « brûleur » est incroyable : il exprime totalement ce qui les anime !
Il a été inventé par les Marocains dans les années 90. On disait que quelqu’un « brûle » quand il ne payait pas son ticket de bus par exemple. Jusque là, peu de Marocains avaient un passeport. Mais lorsque les Européens ont fermé leur espace en instituant Shengen, les Marocains ont facilité à tous l’obtention du passeport. « Brûler » est devenu « prendre une barque et traverser » : quand on est de l’autre côté, on a brûlé son identité. L’idée de combustion est nette : ce sont des enflammés ! C’est irréversible : quand on brûle, on ne revient pas en arrière. Cela résume l’entreprise, la cristallisation dans un acte et l’irréversibilité.
Cette disponibilité à la perte de soi va à l’inverse des émigrations traditionnelles où le fils de famille est envoyé en Europe pour une période donnée afin d’aider le clan.
Le retour mythique est là mais on y croit moins, vu les conditions : la sécheresse, la déficience des Etats, le chômage des jeunes, l’exploitation… Ce serait paternaliste de dire que c’est difficile en Europe : c’est un continent qui meure qui vient frapper à la porte du Nord. Ils savent qu’ils se mentent quand ils parlent de l’Eldorado. Un programme pédagogique n’aurait aucune efficacité. Eux croient encore qu’ailleurs c’est possible !
Vous avez choisi notamment des Ghanéens, de culture anglophone. Pourquoi ?
A Tanger, on trouve des Chinois, des Afghans, des Indonésiens. Le monde entier vient buter sur ce détroit pour tenter de rejoindre la forteresse. Le paysage de la ville s’en est trouvé transformé. Ces gens portent une histoire lourde, celle de leur vécu et de leur voyage. Je voulais montrer la dimension universelle de la démarche. La plupart des Africains viennent d’ailleurs d’Afrique anglophone. Les Sénégalais ne sont pas illégaux au Maroc : ils n’ont pas besoin de visas. Les autres sont clandestins. Les autorités marocains font subir à leurs « cousins » africains les mêmes exactions que les Européens. Ils arrêtent et expulsent. J’ai donc choisi principalement un Ghanéen, un Marocain et une femme pour montrer qu’il y a aussi des familles qui « brûlent ».
Votre traitement de l’image dénote une sorte de couple collectivité / solitude. De la communauté du désir aux images en perspective, aux murs et aux grilles…
Le brûlage est aussi une façon de s’affirmer comme individu. On apprend à dire « je ». En dehors de son clan et risquant sa vie, on se libère de son origine. Mais des rattachements communautaires persistent, surtout chez les Noirs africains. Même dans la prière, on coexiste mais seul l’égo porte.
Le héros du western affirme son destin en dehors de toute contingence. Le brûleur se désoude de sa communauté…
Oui, il y a l’affirmation d’une geste qui est très forte : je prends en mains mon destin et pousse la frontière en m’affirmant comme individu.
Vous n’avez pas du tout tablé dans le défilement d’images ou le saccadé qui est un peu à la mode aujourd’hui.
Je voulais raconter cette ville de façon intériorisée en m’éloignant du reportage. Elle est le personnage principal. Je voulais la cadrer non en plan large mais en perspective avec les personnages, en travaillant sur la perspective et la focale.
Vous vous êtes beaucoup rapproché des personnages.
Oui : je voulais que ce soient des individus. Souvent les reportages rendent flous leurs visages : ils sont désincarnés. Je voulais qu’on soit avec eux, tout le temps. On est donc souvent en gros plan, dans leur respiration, mais avec eux, pas sur eux, sans jamais voler une image. Nous avions un contrat établi : il était hors de question de filmer à leur insu. Parfois, il n’avaient pas envie d’être filmés. C’était leur droit.
Cette façon de restaurer leur corporalité aux êtres est profondément politique. Je pense par exemple à L’Afrance d’Alain Gomis.
Ayant un corps plutôt que des êtres désincarnés, les personnages peuvent avoir une parole qui soit la leur et une place situable. Le contrat était de faire un film avec leur corps et leur parole. En quittant le temps du reportage, on restitue le libre arbitre. Brûler prend du temps. J’ai moi-même pris du temps.
Vous ne les mettiez pas en danger en les montrant à l’image ?
Quand on brûle, on est dans un délit d’intention du côté marocain, mais ils n’ont pas été inquiétés directement par le film. Leur accord était bien sûr une condition sine qua non. Des images n’ont pas été montées qui pouvaient les mettre en danger. Il était fondamental pour eux d’incarner eux-même cette histoire et de ne pas être pris en otage. Ils remettaient en question en permanence le dispositif et exerçaient leur libre-arbitre. Cela a pris du temps.

///Article N° : 3043

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