à propos d’Un Héros (O Heroi)

Entretien d'Olivier Barlet avec Zézé Gamboa (Angola)

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Le film est une chronique très actuelle. Pourquoi ce besoin de réalité aujourd’hui sur le pays ?
Tout d’abord parce que l’Angola a vécu 40 ans de guerre civile. Les images du pays ne sont pas bien connues parce que celles qu’on a vues à la télévision représentaient toujours un pays pauvre et en guerre. Or, même avec la guerre, il y a d’autres images. J’ai essayé justement de montrer qu’il y a un grand fossé social, des riches et des pauvres, et qu’ils vivent d’une façon tout à fait différente. C’est ce côté-là, réaliste, que je voulais très présent, pour qu’on commence un peu à comprendre ce qu’est l’Angola. On sait en Occident qu’il y avait la guerre entre MPLA et Unita : qu’est-ce que le MPLA ? Qu’est-ce que l’Unita ? Personne ne le sait. On sait que des Africains s’entre-tuaient pour le pouvoir. Moi j’ai voulu parler aussi du côté social, parce qu’en Afrique, il est déjà tellement difficile de trouver l’argent pour faire du cinéma qu’il fallait que la caméra soit une arme puissante pour faire connaître notre pays et notre cinéma.
Le public angolais a priori connaît cette réalité : il n’a pas besoin qu’on la lui réserve dans un film, si ?
Non, non, je ne pense pas à cela au niveau de l’Angola : il faut que le film soit le plus commercial possible, et internationalisé au maximum. Mais j’ai gardé des choses comme l’humour angolais où les Angolais se reconnaissent. Ça c’est important.
Il y a mine de rien dans cette chronique un certain nombre de pointes bien ciblées sur les politiciens qui exploitent le discours humaniste, sur les déficiences dans le domaine de la santé… Une vision critique.
Oui, c’est ainsi que je voudrais utiliser la caméra comme une arme : pour dire que beaucoup de choses au niveau politique doivent être faites… Les politiciens avancent toujours l’excuse de la guerre pour ne pas faire les choses, mais une fois que la guerre est finie, il faut travailler pour le bien du peuple. Et à mon avis on en est très loin. Les handicapés de guerre ont servi le pouvoir, qu’on le veuille ou non. Le pouvoir s’est appuyé sur les militaires. Donc il faut que le pouvoir reconnaisse ces gens-là et qu’il leur offre des conditions de vie normales. Comme nombre d’entre eux ont été militaires très jeunes et ne savent que tuer des gens, il faut leur apprendre un métier. Ça, c’est le rôle du pouvoir politique. C’est pour ça que dans le film mon regard est optimiste à la fin, pour montrer aux politiciens que c’est possible. Être handicapé ne signifie pas être incapable. On peut faire des petits boulots, apprendre l’informatique, être cordonnier… Quelqu’un a qui il manque une jambe peut parfaitement faire ça. Il y a beaucoup de travail : il faut les impliquer dans la société et leur donner la possibilité de vivre dignement.
Donc cette chronique a aussi pour but, pour le public angolais, d’encourager les gens à la débrouille, au courage quotidien.
Exactement. Et ça va dépendre beaucoup du pouvoir. Parce que c’est le pouvoir qui doit trouver des moyens pour instruire ces gens-là. Bien sûr il y a les ONG, mais ce n’est pas avec les ONG qu’on va en arriver là sans volonté politique. Il faut savoir qu’avec le Cambodge, l’Angola est le pays le plus miné au monde : on dit qu’il y en a quinze par personne. Il faut déminer le pays. Il faut aider les gens. Et moi, en tant qu’Angolais, tout ce que je peux faire est de dénoncer ça pour que les gens reprennent conscience qu’on vit un problème grave et qu’on peut faire quelque chose pour ces gens-là.
Vittorio a lutté 20 ans, y a passé sa jeunesse, comme il dit lui-même et puis cette société ne le reconnaît pas beaucoup en tant que héros. C’est ça aujourd’hui l’Angola ? Cette séparation entre la guerre et une société qui a vécu à côté de la guerre ?
C’est tout à fait ça. Le héros joué par Makéna, pour moi, est emblématique de plein d’Angolais qui vivent dans des situations tout à fait semblables, sans aucune aide, sans boulot, sans rien. J’ai choisi Makéna, handicapé de guerre, ce qui est encore beaucoup plus grave, mais il y a aussi des gens qui ne sont pas handicapés de guerre et qui vivent la même situation. Donc ce n’est pas le héros classique, mais bien le héros anonyme. Et ça me plaît mieux car les héros classiques on les étudie à l’école. L’histoire nous dit qui ils sont. Et pour moi, dans un pays africain, il fallait qu’on donne des images des autres héros, même non mutilés, qui se débrouillent tous les jours pour essayer de vivre et d’avoir une certaine dignité. Tout ce côté social m’intéresse. Je ne peux pas me permettre de m’amuser à faire un film américain avec plein d’effets spéciaux. J’ai utilisé des effets spéciaux parce qu’il fallait bien couper la jambe de Makéna, sinon…
Pourquoi avez-vous choisi un acteur sénégalais ?
C’est mon premier long métrage. J’ai fait des documentaires et des courts, mais pour ce premier film long il me fallait un vrai comédien. Le casting ne m’avait rien donné . Makéna m’a donné tout ce dont j’avais besoin au niveau de son travail, parce que c’est un rôle difficile, c’est un rôle de composition, et physiquement très violent parce qu’il passe 80 % du film avec ma jambe pliée. Tout ça c’est dur. Je ne pouvais pas me permettre de prendre le risque d’avoir un comédien qui ne convienne pas. Quand j’ai passé 12 ans à chercher l’argent pour faire ce film, si le film est raté à cause du comédien, il me faudra 20 ans pour faire le deuxième ! De toute manière il me faudra attendre 6 ou 8 ans pour faire le deuxième ! C’est ça qui m’a fait faire ce choix. Mais le reste du casting est en grande partie local. J’ai été critiqué pour ça. les gens du pays disaient : ici on a des comédiens, pourquoi tu vas chercher un Sénégalais ? Je me suis défendu naturellement en disant que si on a besoin d’un comédien, on peut aller chercher qui on veut ! Si j’avais voulu un Américain, j’aurais pris un Américain ! Et c’est là qu’on voit la générosité d’un comédien professionnel : l’histoire de l’Angola, Makéna n’a rien à y voir. Au Sénégal les choses ne se sont pas passées comme ça. Mais il a donné tout ce qu’il avait pour ce film. Je crois que je n’ai pas mal fait de ne choisir que des comédiens professionnels. C’est ma démarche. Je trouve que dans le cinéma de fiction, on doit travailler avec des professionnels. C’est comme ça que notre cinéma peut encore évoluer. Si on travaille beaucoup avec les comédiens, ça nous fait évoluer aussi, et on donne du boulot à des gens dont c’est le métier.
Makéna joue un personnage assez pathétique. On se demande si son combat a porté ses fruits dans la mesure où il se retrouve tellement rejeté ; il est véritablement le rebut, alors qu’il devrait être le héros. Et il est confronté à toute la perversité qui s’est développée avec la guerre…
Lui, en tant que héros de guerre, il devrait être respecté. Et dans la réalité ce n’est pas ça. C’est je crois le point fort du film. Un garçon comme ça qui passe 20 ans à se battre, il arrive il n’a rien il dort dans la rue, il est SDF.
Il n’y a pas de pension pour les soldats ?
Il y en a mais très peu : ça fait environ 40 dollars par mois. Mais la vie à Luanda est très chère : un plat une bière et un dessert ça vaut 30 dollars.
Et eux touchent 40 dollars ?
Oui, au grand maximum 50…
Pourquoi c’est si cher que ça l’Angola ?
C’est justement à cause de la guerre : tout est importé. Les terres où les paysans travaillaient sont minées. Luanda était une ville faite pour 500 000 personnes. Aujourd’hui on est 4 millions là-dedans. Tous les gens des villages sont venus à la capitale, à cause de la guerre et à cause des mines. C’est une ville assez dure. Mais pour revenir à la question, je crois que c’est bien qu’on voie à quel point les gens peuvent être utilisés. C’est-à-dire que le pouvoir utilise les citoyens pour s’installer comme il veut, mais après quand la guerre est finie, on oublie ces gens-là comme s’ils étaient de la merde, inexistants. C’est ce côté-là que je voulais montrer et faire en sorte de toucher mes compatriotes et politiciens.
La question des femmes. Ce sont d’excellentes actrices. Ce sont des Angolaises ?
Il y a deux Brésiliennes, et une actrice, qui joue le rôle de Johanna, l’institutrice, dont le père est de Guinée-Bissau et la mère portugaise.
C’est elle qui dit « moi je ne veux pas d’enfants dans un pays aussi dévasté » ? C’est terrible qu’une femme dise ça, c’est très fort…
Oui, parce qu’il y a plein d’enfants des rues. C’est une autre tâche du gouvernement de trouver des moyens pour encadrer ces jeunes qui sont le futur de la nation. Il faut que ces petits aillent à l’école, aient un métier. Il faut avoir un regard sur ces gens-là.
Au milieu de tant de dureté, votre film a un côté extrêmement optimiste. Il y a des solidarités qui se mettent en jeu, il y a beaucoup de belles histoires. C’est un peu conte de fée : ce Makéna qui devrait aller à l’égout, il se retrouve avec plein de femmes qui l’aiment…
Ça, c’est mon côté optimiste : je trouve que quelqu’un qui attend douze ans pour faire un film doit être optimiste. J’ai beaucoup d’espoir.
Ça veut dire que vous croyez qu’il y a dans cette culture la force de remonter le pays.
Oui, je suis quelqu’un qui pense qu’avec une volonté politique, on peut remonter le pays en un court espace de temps : 15-30 ans. C’est ça qui me fait être toujours optimiste. Ce pays est tellement riche : si on répartit ces richesses de façon naturelle, on peut y arriver.
L’Angola est un pays fascinant : une grande richesse culturelle, et en même temps cette richesse économique aussi avec le pétrole, les diamants, qui fait qu’il est en guerre depuis 30 ans. Qu’est-ce qui va lui permettre de redémarrer ?
Tout d’abord, il faut que la démocratie s’installe naturellement et fortement. Que les gens se respectent les uns les autres. À partir de ce moment-là, si on devient plus nationaliste et que l’on aime notre pays, on peut devenir frères et grandir d’une façon naturelle. Mais la guerre a laissé des marques profondes. Les gens ne sont pas encore guéris. On parle d’élections depuis 92, mais elles ne sont pas encore faites. Il faut que la confiance renaisse entre les frères angolais, ça, c’est important pour que l’on se sente bien et, avec l’aide de la démocratie, que l’on respecte son voisin.
Votre personnage politicien n’a pas l’air de vouloir faire des élections tout de suite.
Non ! C’est la réalité du pays ! Il ne faut pas chercher loin !
J’imagine que c’est très difficile de faire du cinéma et de montrer des films en Angola, et que ça ne peut marcher qu’en coproduction.
Oui, de toute façon c’est comme ça. Il n’y a aucune autre possibilité de faire du cinéma. Et pour le montrer ce n’est pas facile non plus car il n’y a qu’une salle à Luanda qui est équipée pour projeter du 35 mm, une à Cabinda et une à Benguela, mais à Luanda il y a 30 salles de cinéma, où l’on projette en vidéo. Il faut remonter en 1974 ou 1975, à l’époque de la révolution des œillets, pour retrouver une époque où tout ça fonctionnait normalement. C’est à nous aussi, les gens de cinéma et de culture, d’essayer de revenir à ça.
En quel format avez-vous tourné ?
Super 16. Le 35 était trop cher.
Le numérique n’était pas une possibilité ?
Ça ne me semblait pas difficile. Mon producteur voulait que je tourne en numérique. Mais pour mon premier long métrage, j’ai préféré que les gens qui voient le film puissent regarder la pellicule et voir si je peux continuer à faire ce métier ou pas. Je me suis dit que la pellicule était la plus adaptée pour faire ses preuves. Mais je n’ai rien contre la vidéo.

Propos recueillis par Olivier Barlet,
Cannes, mai 2004

///Article N° : 3450

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