Cette rencontre a un goût paradoxal. C’est celle d’un auteur à l’écriture rare, aux mots incandescents, ceux d’un rai de lumière qui troue la nuit. C’est aussi celle du dernier lauréat du comité de lecture du TARMAC, « unique scène francophone permanente française » pour reprendre les mots de la philosophe Yala Nadia Kisukidi, qui fermera ses portes fin mai sur décision ministérielle, et ce en dépit de la mobilisation de très nombreux acteurs du secteur culturel. Ce texte lauréat, c’est celui de Vincent Fontano, intitulé Loin des hommes, texte sélectionné parmi les 18 textes finalistes 2019, le comité de lecture du TARMAC se donnant pour mission depuis 2011 de favoriser la découverte et l’essor de nouvelles écritures francophones, avec près d’un millier de textes lus et reçus de 283 auteurs et 144 autrices originaires de 55 pays différents. Une lecture (entrée libre sur réservation) de Loin des hommes sera donnée par les élèves de l’École Supérieure d’Art Dramatique de Paris sous la direction de Carole Bergen et en présence de l’auteur, le jeudi 23 mai 2019 à 20h. Une occasion à ne pas manquer !
Un soir, tard, dans une station-service, un homme et une femme se croisent, ils ne se connaissent pas. Ce regard échangé va entrer en résonance avec leurs vies : leurs vies de paumés, de résolutions perdues, de compromis assassins.
Nuit. Loin des hommes est une pièce d’humeur, de mood, pas d’enjeux, rien à défendre, pas d’argumentaire. Juste l’écriture de deux paumés qui pendant un moment vont s’interroger sur leurs choix, leurs vies et les chemins qu’ils ont pris. C’est loin des hommes que la parole parfois prend le risque d’être libre. L’est-elle vraiment un jour ?
Quelle est la place de cette pièce dans votre parcours d’auteur ?
Celle d’une autorisation. Le moment où vous vous dites, maintenant je peux, maintenant je tente, tant pis s’il n’y a pas d’écho. J’ai commencé à écrire en créole, par choix mais aussi par urgence. Lorsque j’ai commencé à écrire du théâtre, écrire en créole était mal vu, inopportun, on disait théâtre de niche, régionaliste, folklorisant etc. etc… Mon travail d’écriture a donc commencé sur un deuil : celui d’être lu, celui d’être considéré, celui d’être un auteur reconnu. J’ai écrit en créole parce que c’était à moi de le faire, je sentais que personne ne viendrait raconter mes histoires à ma place, personne ne parlerait aux miens, dans leur langue à ma place. Or il était temps qu’à notre tour, nous Réunionnais, nous sondions nos blessures. On ne traverse pas l’esclavage en espérant être propre après un bain. On ne peut se prétendre debout sans se souvenir de sa chute. J’ai écrit en créole trois pièces, trois temps de réflexion. Un triptyque autour de la peur. Puis un jour je l’avais fait, j’avais posé mon acte, j’avais posé ma parole. Il me fallait un nouveau projet, de nouvelles questions, et un soir, j’ai entendu quelqu’un…
« Le chaos du monde reste à notre mesure ». Peut-on lire dans votre pièce. Diriez-vous que cette réplique contribue à éclairer le sens de votre texte ?
Je ne sais pas si cette phrase éclaire la pièce. J’y suis encore peut-être trop engagé pour avoir la distance critique nécessaire. Mais je la sais urgente. Sans échappatoire. Car pour moi il est question de notre seuil de tolérance : à la douleur, à la rage, à la frustration, à l’oubli, à l’appel du sang, au renoncement. J’ai la sensation que nous passons nos vies à composer, à « faire avec », à nous battre pour faire sens et à en payer le prix.
Ma question était celle-ci : à quel moment tout cela cède-t-il ? À quel moment la nuit nous gagne-t-elle ? À quel moment perdons-nous raison, à quel moment perdons-nous les hommes : ceux qui nous ont fait, ceux qui nous construisent, ceux qui nous abîment, ceux qui nous tuent. À quel moment sommes-nous suffisamment forts ou perdus pour lancer à la foule : je ne te suis plus.
C’est l’idée que le monde en lui-même se bat pour la préservation. Coûte que coûte, parfois cela est juste, parfois cela est fou. Mais souvent arrive alors l’idée terrible du sacrifice pour que le monde ne nous échappe pas. On sacrifie alors celui qui sort de la norme, sort du connu que l’on s’est collectivement imposé. Sort du défini qui nous rassure.
Il y a pour moi un autre élément dans le ventre de cette phrase. Elle rejoint un peu l’idée du sacrifice. Il y a des hommes qui se persuadent qu’il faut se salir les mains pour éviter le pire. Qu’il faut se traîner dans la boue, la sonder pour qu’elle n’accouche pas de l’innommable. Si l’homme a besoin de sang, choisissons qui doit le verser. Le monde en lui-même est hostile et pour peu que l’on agisse quand il le faut, il reste supportable. Il y a là, à mon sens, le chemin du tragique.
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