À rebours des politiques, les femmes (re)prennent la parole

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Essais, pièces de théâtre ou documentaires, les actions de réappropriation de la parole fleurissent. La création théâtrale d’Ahmed Madani, F(l)ammes qui tourne en ce mois de mars(1), l’ouvrage collectif Femmes des quartiers populaires en résistance contre les discriminations publié en 2013(2), ou encore la dernière création de Salika Amara Sois re-belle et t’es toi, s’ils s’insèrent dans des cadres différents, développent une démarche identique : créer ensemble pour mieux donner la parole. À l’aune de la campagne présidentielle, il nous a paru intéressant de nous interroger sur la représentation et la manipulation d’une image restrictive et excluante de certaines voix féminines, par ailleurs peu audibles.

Été 2016, à moins d’un an de la campagne présidentielle, la polémique sur le burkini bat son plein. En marge du débat autour des modalités de la laïcité, quelques voix s’élèvent, regrettant qu’on ne donne pas – ou peu – la parole aux premières concernées. Six mois plus tard, alors qu’il y revient à l’occasion de la primaire de la gauche, Manuel Valls, dans une interview donnée le 24 janvier à France Info, a ces mots : « Il ne peut pas y avoir le moindre compromis avec les communautarismes et avec ces pratiques qui concernent nos femmes. » « Nos femmes » : ce pronom possessif a fait bondir féministes et militants décoloniaux. Selon Salika Amara, femme de théâtre et militante de longue date pour l’égalité et contre le racisme, la figure de la femme voilée serait le dérivatif contemporain d’une attitude répandue à l’égard des femmes et des habitants des quartiers dits populaires. Sa dernière pièce, Sois re-belle et t’es-toi(3), a été montée avec une troupe d’amatrices de trois générations et venant toutes de cités. Elles ont, ensemble, écrit le texte. Pour la metteuse en scène, ce spectacle vient clore un cycle de plus de trente ans. En créant sa troupe Kahina, en 1975, elle souhaitait déjà résister à l’invisibilisation : « On ne parlait que de l’immigration au masculin. Le fameux travailleur immigré avec sa valise en carton ». Pour elle rien n’a vraiment changé. Ces femmes sont toujours représentées de façons faussées, elles ne se reconnaissent pas dans les figures relayées par les discours politiques. Pour certaines d’entre elles, le voile fait écran et laisse de côté les problèmes de la vie quotidienne : le travail, l’accès aux

F(l)ammes de Ahmed Madani © François-Louis Athénas

droits fondamentaux, l’école, la santé, le logement. « Tout se fait sans nous », déplore-t-elle. « Parler en notre propre nom » : cette revendication est le titre d’un chapitre de l’ouvrage de Saïd Bouamama écrit en collaboration avec un collectif de femmes du Blanc-Mesnil, Femmes des quartiers populaires, en résistance contre les discriminations(4). Après s’être régulièrement rencontrées, une trentaine de femmes, aidées du sociologue, ont produit ces textes qui sont le fruit de leurs préoccupations. Cette même démarche maïeutique est à l’origine de la dernière création d’Ahmed Madani : F(l)ammes. À partir des récits biographiques de chacune des actrices non professionnelles, le dramaturge interroge le regard de la société française sur la catégorie figée des « jeunes des quartiers populaires ». Il est ici moins question de déclarations politiques que de témoignages et de réflexions sensibles : le soi, l’identité, l’épanouissement dans une société qui étouffe et stéréotype. Ces projets ne sont que des exemples parmi une multitude d’initiatives. Saïd Bouamama y voit des réponses à une désertion des structures institutionnelles. Les actions « se sont multipliées depuis les révoltes de 2005. » Un développement qui s’est « accéléré ensuite au fur et à mesure des différents débats qui ont stigmatisés les quartiers populaires, les immigrés, les musulmans. ». Les oeuvres culturelles naissent de ce décalage entre des discours généralisant et une réalité de terrain. Pour Saïd Bouamama « il y a quelque chose de l’ordre de la mission civilisatrice : on va leur apprendre la laïcité, les valeurs de la République, alors que les habitants, eux, se mobilisent concrètement. »

Une réaction de dignité

Ces réalités sont mises en scènes dans les pièces d’Amara et Madani. La réappropriation de la parole est à la fois portée par le sujet et la méthode. Pour la troupe Kahina, il s’agit de résister, de dénoncer publiquement et de s’impliquer localement en se rendant dans les quartiers concernés. Une exposition – Chibanias – accompagne le projet : des photographies de mères, de tantes, de cousines. Jouer devant ces portraits c’est « les emmener avec nous dans notre lutte et nous réapproprier notre histoire » nous dit Salika Amara. Pour évoquer ce type d’initiatives, Saïd Bouamama utilise l’expression « réaction de dignité ». « Cette réaction de dignité, on la trouve chez les femmes d’un côté, les jeunes de l’autre, etc. mais elle va se poser aussi en termes de collectif. Les femmes qui interpellent les hommes sur leur comportement vont être également investies dans les dynamiques qui prennent en compte l’ensemble du groupe familial ou l’ensemble du quartier ». Le sociologue va là à rebours de l’image misérabiliste d’une femme opprimée et isolée de son milieu. Elles font au contraire parti d’un maillage social, en sont une composante importante si ce n’est essentielle. Ces femmes, dont on voudrait qu’elles soient plus victimes de leurs hommes que de leur environnement social, revendiquent l’indépendance de leur sort de celui de leurs fils, frères, compagnons. « On sous-estime le fait que si la situation n’est pas plus grave dans les quartiers populaires, c’est parce que ces femmes ont tenu l’essentiel du parapluie social », insiste-t-il. Faire collectif, écrire des textes, monter des pièces et des expositions, débattre. Si elles peuvent se sentir loin des politiques, ces voix-là n’en sont pas moins politiques. « Nous ne voulons plus laisser personne faire à notre place » écrivait le collectif de femmes du Blanc-Mesnil en conclusion de l’ouvrage de 2013. Quatre années plus tard, les actions continuent à éclore. Reste à voir si nos futurs gouvernants entendront.

1. Du 24 au 26 mars, à la MPAA/Saint Germain, Paris 6e.
2. Publié aux éditions Le temps des cerises.
3. Sois re-belle et t’es toi, Kahnia et cie. Représentations en mars en île-de-France, informations à retrouver sur la page Facebook de la compagnie : Kahinaetcie
4. Femmes des quartiers populaires en résistance contre les discriminations. Travail collectif mené par des femmes du Blanc-Mesnil et Saïd Bouamama. 2013. Édition le temps des cerises.

 

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