Adlène Meddi : « Chercher au fond de nos décombres la force d’aimer, c’est l’effraction salutaire »

Entretien de Nathalie Carré avec Adlène Meddi

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Les lecteurs algériens et quelques autres chanceux avaient pu découvrir Adlène Meddi aux travers des deux polars publiés par les éditions Barzakh : Le casse-tête turc (2002), et La prière du Maure (2008). Aujourd’hui, les éditions Jigal prennent le relais, et permettent au public français de ne pas être en reste !
L’occasion de (re)découvrir une écriture incroyablement forte, violente et poétique, comme Alger et l’histoire le sont. L’occasion aussi de poser quelques questions à l’auteur, rédacteur en chef d’El Watan week-end et membre fondateur du groupe d’agit’auteurs Bezzzef !

Le personnage principal de La prière du Maure, qui offre au livre ses plus belles pages, me semble vraiment être Alger, ville à la fois sublime et vénéneuse, dont la présence vient intimement épouser la vie de Djo. Les villes sont-elles les complices des états d’âme des personnages ?
Ville complice et ville vile : je voulais sortir d’Alger la blanche, de la carte postale coloniale et postcoloniale, pour décrire un endroit chargé de traumatismes et de beauté, une capitale construite en terrasses dévalant vers sa baie, une ville construite contre nous les « indigènes » par l’armée conquérante puis par les colons, une ville qu’on aime et qu’on déteste ; une ville pathos, pathologique, une sorte d’utérus, de pierre boursouflée par tant d’intrigues et d’attentats depuis les Phéniciens en passant par les Corsaires, le FLN, l’OAS et les islamistes des années 1990 ! Une ville-tatouages, une ville-scarifications. Mais je ne voulais pas en faire le personnage principal, juste la faire vivre comme elle est, comme on refuse de la voir au-delà des schémas simplistes, orientalistes, nostalgiques ou moralisateurs : un amas urbain qui possède, en filigrane de son chaos sympathique, son propre métabolisme, sa vie, son souffle. Il suffit d’écouter son silence la nuit : il n’existe pas. Toujours ce bourdonnement fantomatique d’une ville aux mille guets-apens, d’un port qui ne dort que d’un seul œil. C’est peut-être pour cela que cet ancien repère de pirates m’inspire cet état de guerre interne en chacun de nous.
Par ailleurs, quels rapports entretenez-vous avec Djo, ce personnage usé, hanté par ses souvenirs et qui, plus ou moins consciemment, joue avec la mort ? Comment a-t-il pris vie sous la plume ?
Je décrirai Djo comme un gars sur une bicyclette qui dévale une pente vers un mur et ne fait rien pour l’éviter. C’est que, à force de mourir tout le temps avec les gens qui crèvent autour de nous, il y a un seuil qu’on dépasse : la vie devient sursis et la mort une délivrance, un accomplissement, une échappatoire. Au début il devait s’agir d’un fantôme qui enquête, parce que, quelque part, je me voyais ainsi. Parce que je ne savais plus vivre après tant de morts. Il m’était plus commode de me considérer en tant que mort. J’ai haï ceux qui m’ont raté (sans me cibler) dans des attentats à Alger et sa banlieue, parce que j’ai loupé la déflagration ou la rafale de quelques minutes à cause d’une banalité quotidienne, comme on loupe bêtement un rendez-vous ou un bus. Je ne serais, ainsi, que la pâle copie de celui qui aurait été tué (trois tentatives quand même !). Il est dur de remonter la pente, de pratiquer la vie, les jours, les mois, les années et l’avenir. Un dur métier pour paraphraser Pavese.
Face à Alger qu’il faut fuir, Oran ou Tamanrasset apparaissent comme les pans étoilés d’une liberté envisageable, le lieu où une autre vie pourrait se dessiner ; elles sont aussi associées à des femmes qui offrent à la noirceur des temps une respiration possible. L’amour est-il la seule issue, et pourrait-on dire que les villes sont des femmes ?
Non, je n’ai associé les femmes aux villes que par nécessité narrative. Mais la vraie salvation, le Royaume des Cieux, c’est l’amour. L’amour de l’être cher. Djo sait qu’il est déjà mort pour avoir assisté et participé à la boucherie nationale, mais il lui reste en réserve la dernière chance (après avoir perdu sa femme décédée et son fils, devenu un étranger pour lui) : aimer cette princesse déchue du désert, découvrir que son corps n’est pas une épave porte-flingues mais un corps qui peut devenir sensuel, donner à l’autre pour en recevoir le maximum ! L’amour entre les différents personnages du roman est aussi déchirant que déchiré : on s’aime violemment, sans concession, on y met tout.
Les hommes décrits dans le roman (Djo en premier lieu mais il en va de même pour Aybak ou même Structure) sont des hommes cadenassés par l’histoire algérienne, le sang versé, leurs morts et leurs souvenirs, dans un présent qui n’offre nulle issue possible. Beckett a écrit : « Lorsque l’on est dans la merde jusqu’au cou, il ne reste plus qu’à chanter ». Que pensez-vous de ce constat ?
Je n’aime pas me citer – surtout en présence de Beckett – mais cela s’impose : « Puisque tout un pays s’est décidé à plonger, tête en avant, dans le néant silencieusement et inéluctablement, ne lui restait-il pas à lui, Djoudet Malakout, commissaire de la police en retraite anticipée, qu’à se tirer vers le haut ? En criant. Criant plus fort que sa chute. » (p.34) On plonge, et on a l’impression que pour sauver la dernière parcelle d’humanité en nous il faudra tenter (seulement tenter, c’est déjà méritoire, je trouve) de nager vers la surface avec cette sublime énergie du désespoir. Et même cette ultime enquête (et l’amour qu’il porte pour la princesse targuie) n’est qu’une salvatrice quête de Djo pour se racheter face à ce qu’il est devenu : un fantôme. Un mort. Le cadenas de l’Histoire ne pourrait être cassé qu’en nageant à contre-courant : tenter une enquête quasi-impossible par exemple, chercher au fond de nos décombres la force d’aimer. C’est l’effraction salutaire.
La révélation de ce livre, au delà de son intrigue, reste avant tout la force et la densité de l’écriture, qui parvient à mêler violence et poésie extrêmes. Cette écriture « coup de poing » est-elle la seule façon possible de traduire la réalité décrite ?
Retranscrire le réel dans ce qu’il a de mots en lui. C’est ce qui m’intéresse. Les monothéismes évoquent souvent le Verbe comme matrice et structure du monde. Je suis assez d’accord avec cette vision. Le monde, la vie, le réel sont un texte. L’écriture narrative permet de plonger dans la vie, de dévoiler les non-dits (structurant ma société et mon mental) et poser enfin les choses. Je dis enfin parce que je voulais rompre avec une écriture suggestive, dite « classique », qui au lieu de dire, mythifie gratuitement (des harems aux « généraux algériens ») sans justement saisir le mythe. Structure est très réel et très mythologique par exemple. Et l’écriture permet, quelque part, cet équilibre, bien que le mythe reste une chose quotidienne, réelle en fin de compte.
L’ouvrage fait alterner récit et passages en italiques, rédigés par Djo, qui oscillent entre une écriture extrêmement forte et poétique et le ton du rapport circonstancié : quel est le rôle de ces passages dans l’architecture du récit ?
Les passages en italique sont une sorte de palimpseste décalé de l’ensemble, du texte narratif. Une introspection de l’indicible, de l’ineffable « être » dans le monde, dans Alger et dans l’abattoir. Maintenant, revenons au terme « poétique » : est-ce qu’une longue rafale de Kalachnikov dans la nuit étouffée d’un port nord-africain n’est pas de la poésie pure ? Moi je trouve cela poétique ! Le rapport détaillant le naufrage d’un cargo en Mer du Nord, le fracas des balles à tête vide sur du blindage, les fusillades à l’arme automatique en plein centre-ville, la colère d’un gorille face aux caméras… Tout est poésie. Non ?
L’intrigue, en s’intéressant au personnage de Structure, revient sur l’histoire de l’Algérie, de l’indépendance aux années noires durant lesquelles « Alger était un abattoir ». En cette année de célébration des indépendances africaines, quel regard portez-vous sur l’histoire de votre pays ?
L’Histoire – et ses histoires – du Maghreb central, de mon quartier ou du monde arabo-musulman et de la Méditerranée me fait, me rend Adlène, m’explique mes complexes, phobies, passions, désirs, colères, la couleur de ma peau… L’histoire de ce pays est si multiple (contre l’avis des conservateurs chez nous) qu’elle me permet d’être à l’aise au Liban ou à Marseille, à Baghdad ou en Floride. C’est ainsi que j’appréhende cette histoire (mythifiée par les historiens colons comme « violente et barbare »). Maintenant, quel regard je porte sur cela : c’est assez compliqué, vu mon engagement comme journaliste militant des droits de l’homme, des libertés et de la tolérance (que j’ai appris d’abord de mes parents). Mais sans aller dans les détails, nous avons subi tellement de désillusions que nous ne croyons en rien (d’où paradoxalement le regain de religiosité chez nous). On est tellement blasés et blessés que, peut-être, rien ne nous atteindra. Je ne dirai jamais que l’indépendance de ce pays a été un gâchis, mais la révolution algérienne était beaucoup plus humaniste que les conditions dans laquelle elle a été gérée, plus humaniste (pluraliste et laïque à la base) que ce qui s’est passé ensuite. Ce qui se passe en ce moment même en te répondant.
Le personnage de Structure surplombe tout le récit comme une ombre portée, sorte de Dieu caché qui écrit et réécrit l’histoire et va jusqu’à se dissoudre dans le mythe (pp. 157-158). La manipulation et les reconstructions successives de la mémoire vous semblent-elles être un enjeu primordial de l’histoire aujourd’hui ?
N’a-t-on pas caché les origines de la Ve république en France parce que la « fâcheuse » guerre d’Algérie et l’abandon de De Gaulle des pieds-noirs et des harkis en était la matrice ? On a construit à la place la légitimité résistancielle comme l’émanation du gaullisme. Tout dans l’histoire est politique. Elle est écrite par les puissants du moment. On a construit l’Algérie sur la légitimité des armes, de la violence, en épurant des manuels scolaires un demi-siècle de luttes politiques multipartisanes algériennes. L’histoire a été mythifiée, défigurée. Et on arrive à quoi ? A ce que cette fameuse « légitimité des armes » soit employée par nos islamistes en 1992 et par nos politiques dans les années 2000 : on amnistie ceux qui ont porté les armes contre l’Etat et la population et on marginalise les politiques. L’histoire, c’est de la nytro-glycérine, ça ne pardonne pas !
Votre écriture mêle poésie, violence, sens de l’image, quelles sont vos influences, littéraires ou cinématographiques ?
Influences ? Pour ramasser, de Malek Haddad (mon premier choc littéraire jeune, un grand écrivain et poète algérien) à Faulkner, de Borges (Dieu éternel) à Montalbàn, de Roberto Saviano à Céline (salopard de raciste mais nom de Dieu quelle écriture !)… Au cinéma : Usual suspect et Apocalypse Now et récemment la monumentale claque du Prophète ! Pavese, Manchette, Kateb Yacine, Elvis (des années dépressives 1968-1973), et puis Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach, Bach…
Enfin, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce titre un peu énigmatique, La prière du maure?
Le titre projet (attention scoop mondial !) c’était « les maures enterrent les morts », en référence à un passage de la Bible (1) !
Le « Maure », c’est pour titiller les exotismes et les orientalismes ! Mais notre vrai sujet c’est la prière du mort (salat al mayyet) : la prière est une communication-communion secrète et intime, un peu la dernière chance. La prière, texte secret et final, ce qu’on ne partage pas. Le dernier cri. L’ultime salvation qu’on y croit ou non. Et puis, en Islam, c’est la seule prière pour laquelle l’on ne s’agenouille pas.

(1) Nouveau Testament, évangile selon Saint Luc, 9, 57-62 : « Laisse les morts enterrer leurs morts ».///Article N° : 9676

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