Afrique du Sud : Les métis restent sans voix

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Avec 4 millions de personnes, les métis représentent 8,5 % de la population sud-africaine. Instaurée comme une catégorie à part par l’apartheid, cette communauté est souvent rejetée par les Noirs comme les Blancs. Les artistes métis, relativement peu nombreux, mettent en scène ce tiraillement.

Classe à part, les métis ont formé l’une des quatre catégories imposées par l’apartheid, aux côtés des Africains, des Européens et des Asiatiques. Avant la célèbre  » loi sur l’immoralité « , qui a interdit à partir de 1950 toute relation sexuelle mixte, les métis pratiquaient déjà l’endogamie. L’Afrique du Sud des colons britanniques discriminait suffisamment pour réserver à ses enfants illégitimes un sort particulier, certes meilleur que celui des Noirs, mais tout de même de second rang par rapport aux Blancs. Dans les familles métisses, les arbres généalogiques remontent à plusieurs générations. Ils s’arrêtent sur les enfants naturels que leurs pères blancs n’ont pas reconnus, ou dont les familles des mères blanches n’ont pas voulu. Aujourd’hui encore, quinze ans après la libération de Nelson Mandela, les mères métisses ne manquent pas de s’extasier devant les enfants des rares couples mixtes de la  » nouvelle  » Afrique du Sud.  » Métis de la première génération « , soulignent-elles, marquant le contraste avec les cinq, six ou sept générations dont elles sont elles-mêmes issues…
Avec 4 millions de personnes, les métis représentent aujourd’hui 8,5 % de la population (79 % de Noirs, 10 % de Blancs et 2,5 % d’Indiens). Forte particularité régionale, 60 % d’entre eux résident au Cap. La ville la moins africaine du pays, où ont débarqué en 1652 les premiers colons hollandais, s’est distinguée pendant la lutte contre l’apartheid par la révolte des Cape Flats, ses townships métisses. Improbable communauté que celle des Cape Flats, noyée dans la drogue et l’alcool, et qui ne semble reposer sur rien de plus tangible que la conscience de sa fragilité.
Si les métis sont loin d’être les plus pauvres, avec un revenu annuel moyen qui représente le double de celui des Noirs, ils gardent la plus faible espérance de vie du pays : 62 ans, contre 63 ans chez les Noirs et 73 ans pour les Blancs. La criminalité y est pour beaucoup. Malgré la mauvaise réputation de Johannesbourg, c’est bien au Cap que tous les records de meurtres sont battus, indiquent les chiffres de la police. Particularité troublante, la majorité de ceux qui s’entre-tuent est des gens qui se connaissent. Les agressions vont des petits meurtres entre amis éméchés aux véritables batailles rangées, entre gangs de dealers se disputant le territoire des townships.
L’Afrique du Sud métisse existe-t-elle ? Quand ils parlent d’eux-mêmes, les intéressés mettent souvent des guillemets.  » So-called colored  » ( » soit disant métis « ), entend-on dans les conversations… Même dans les Cape Flats, un monde sépare encore le descendant d’esclaves malais qui fréquente la mosquée et milite contre toute forme de pouvoir, et le métis qui a embrassé la religion, la cuisine et les opinions politiques de l’ancien  » baas  » (maître, en afrikaans), votant toujours comme les Blancs, parlant toujours l’afrikaans.
Ni Noirs, ni Blancs
En Afrique du Sud, plus qu’ailleurs, les métis souffrent d’être  » perçus comme n’étant ni Noirs, ni Blancs, bien qu’ils soient les deux « , résume J. M. Coetzee, Prix Nobel de littérature. Bessie Head, romancière disparue en 1986, s’est battue avec l’écriture pour ne pas intérioriser ce double rejet. Née d’une mère blanche et d’un père noir, elle a été  » placée  » très petite chez un couple métis. Ce n’est qu’à l’école des missionnaires blancs qu’elle apprendra brutalement la vérité, de la bouche du directeur.  » Ta mère était folle. Si tu ne fais pas attention, tu vas devenir folle comme elle. Ta mère était blanche et sa famille dut la faire enfermer parce qu’elle était enceinte d’un garçon d’écurie noir  » (cf. Africultures n°4, p. 36). Bessie Head est confrontée, plus tard, à sa propre folie. Après plusieurs dépressions et un mariage raté, elle est prise d’un accès de rage raciste. En 1969, à 32 ans, elle se met à insulter tous les Noirs en vue, dans le village du Botswana où elle s’est exilée. Son appartenance au Congrès panafricain (PAC), un mouvement de libération nationale anti-Blanc qui avait pour slogan  » un colon, une balle « , lui a pourtant valu l’emprisonnement et la torture en Afrique du Sud.
Zoë Wicomb ne parle pas d’autre chose, dans ses livres, que du tiraillement entre la souffrance de la discrimination, partagée avec les Noirs, et le statut de privilégié qui va avec la classification métisse. Frieda, le personnage principal de son recueil de nouvelles Une clairière dans le bush (Le serpent à plumes, Paris, 2000), préfère partir en Angleterre plutôt que d’essuyer le mépris de ses compatriotes, blancs comme noirs. Bien qu’elle ait multiplié les voyages dans la  » nouvelle  » Afrique du Sud, Zoë Wicomb elle-même n’a pas franchi le cap du retour. Elle enseigne toujours dans une université écossaise.
Le travail comme la personnalité de Tracey Rose, femme et métisse elle aussi, évoquent à la fois la folie de Bessie Head et l’ironie sèche de Zoë Wicomb. En pleine ascension, exposée à Venise, New York et Paris, cette jeune plasticienne oscille sans cesse entre les extrémités du rire et de la colère. Elle explique que dans l’école pour filles blanches où elle a eu la  » chance  » d’aller, elle a surtout appris à  » se détester « . L’une de ses premières performances, en 1997, la montrait nue et rasée, dans une cage en verre, tricotant tous les poils de son corps, sur fond de témoignages audio de métis ordinaires (voir www.dialnsa.edu/iat97/johannesburg/graft/rose.html). Ses dernières vidéos, montrées en novembre 2004 par la Linda Goodman Gallery, à Johannesbourg, la montrent grimée, le visage peint, interprétant avec dérision les aventures imaginaires de Lucie, la première femme de l’humanité. De sa nouvelle Ève, Tracey Rose fait à la fois une déesse chevauchant un âne buté et une insignifiante petite bête, occupée à butiner les fleurs dans les jardins.
Choisir son camp
Comme pour échapper à la schizophrénie métisse, beaucoup ont choisi leur camp. Être plutôt noir ou plutôt blanc a façonné l’identité des uns et des autres, plus sûrement que la simple appartenance à une catégorie métisse vide de sens. Alors que le grand jeu, pour échapper à la ségrégation, consistait à se faire classer  » Blanc  » par l’administration de l’apartheid, un nombre de métis qui n’a jamais été clairement estimé a au contraire choisi d’être classé  » Africain « , la plupart du temps pour pouvoir se marier dans cette communauté. Au musée de l’apartheid, à Johannesbourg, un article du quotidien The Star est exposé sous verre, annonçant en 1986 la recrudescence des  » caméléons « . Cette année-là, peut-on lire, un millier de personnes a changé de couleur. Une liste à l’agencement révélateur est publiée par le journal :  » 70 Métis sont devenus Blancs, 19 Blancs sont devenus Métis, 1 Indien est devenu Blanc, 3 Chinois sont devenus Blancs, 50 Indiens sont devenus Métis, 43 Métis sont devenus Indiens, (…) 249 Noirs sont devenus Métis, 20 Métis sont devenus Noirs « . Ultime précision,  » aucun Noir n’est devenu Blanc et aucun Blanc n’est devenu Noir « . Pendant des années, l’administration blanche a statué sur les métis au teint le plus clair en pratiquant le test du crayon dans les cheveux. Si le crayon tombait, le métis pouvait devenir Blanc. Sinon, ses boucles trahissaient sans appel ses gènes noirs.
Quoi qu’il en soit, il n’a pas toujours été nécessaire de changer formellement de catégorie raciale pour choisir son camp. Il ne vient à l’idée de personne, par exemple, de réduire le grand pianiste Abdullah Ibrahim à un quelconque étiquetage racial. Avant même de partir en exil en Suisse en 1962, à 29 ans, et d’y être repéré par Duke Ellington, ce métis du Cap avait déjà fait son choix. Avec sa femme métisse, la chanteuse de jazz Sathima Bea Benjamin, il a d’abord et avant tout recherché la liberté. Beaucoup de ses anciennes compositions mentionnent l’Afrique dans leurs titres, sans militantisme forcené. Leur succès même représente pour l’Afrique du Sud noire une victoire de la lutte contre l’apartheid.
Paul Hanmer, un autre pianiste, ne capitalise pas non plus sur son identité métisse. Il n’en parle que pour évoquer les complexes qu’il lui a fallu surmonter au début de sa carrière. Depuis qu’il a compris que la couleur de peau ne compte pas dans la musique, son affiliation au jazz sud-africain est devenue moins problématique. Le célèbre peintre et sculpteur Willie Bester, 48 ans, né d’un couple mixte mais classé  » autres  » par l’apartheid, est l’un des rares à parler de manière détachée du lien entre son identité et son travail.  » Je suis convaincu, dit-il, que mon attitude aurait été différente si l’un de ces groupes (raciaux, ndrl) m’avait accepté. Si j’étais né dans l’un des groupes clairement identifiés, j’aurais disparu dans cette culture protégée où mon identité aurait été bien régulée. Je n’aurais pas eu à me battre si dur pour établir ma propre identité d’être humain, purement et simplement, l’un de ceux dont la valeur ne dépend pas de la couleur de peau.  »
Qui se souvient de Dennis Brutus, Alex La Guma ou Daniel Abrahams, auteurs engagés des années 1960 ? Même Bessie Head et Zoë Wicomb sont couronnées d’un succès tout relatif dans leur pays. Si l’on ajoute aux auteurs les photographes, les cinéastes, les chorégraphes et les plasticiens, le décompte des voix métisses qui réussissent à se faire entendre se fait toujours sur les doigts de la main. Signe d’une Afrique du Sud qui change, cependant, leur destin fait l’objet d’un nouvel intérêt chez leurs compatriotes noirs. Le cinéaste Mickey Dube a notamment réalisé une fiction pour la télévision, tirée d’une nouvelle d’Alex La Guma. Quant à l’un des derniers romans de Zakes Mda, La madone d’Excelsior (Seuil, Paris, 2004), il part d’un fait divers réel, survenu dans les années 1970, pour rependre le fil de l’histoire des relations sexuelles interdites entre maîtres blancs et domestiques noires, dans un petit bourg de la province de l’État libre, avec l’inévitable apparition d’enfants métis. Il fait de l’un d’entre eux son héroïne, Popi, aux prises avec la corruption, la violence et les nouvelles difficultés de l’Afrique du Sud post-apartheid.

Ancien grand reporter pour L’Autre Afrique, Sabine Cessou, 38 ans, a couvert l’Afrique australe depuis Johannesbourg, de 1998 à 2003, pour Libération et La Tribune. Journaliste indépendante basée à Paris, elle collabore à diverses publications.///Article N° : 3718

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