Afriques 50 : regards singuliers, auteurs singuliers – une recherche esthétique permanente

Rencontre au festival de Cannes 2005

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A l’occasion du 50ème anniversaire des cinémas d’Afrique et de la parution du livre « Afriques 50 : singularités d’un cinéma pluriel » (L’Harmattan), une rencontre animée par Catherine Ruelle (RFI) était organisée au Pavillon « Cinémas du Sud » avec Jean-Michel Frodon, directeur des Cahiers du Cinéma et de nombreux cinéastes pour évoquer le langage et les esthétiques des cinématographies africaines.
Une fois n’est pas coutume : et si on parlait esthétique ? Le mot est si peu prononcé que certains se prennent même à le réfuter pour les cinémas d’Afrique. A quoi bon parler forme quand ils ont tant de mal à exister ? Du coup, on parle sempiternellement production, financement, distribution, exploitation… Pourtant, plus que jamais, la question se pose ! Notamment lorsque le public trouve les films trop lents, ou bien quand des chercheurs tentent de définir à coups de critères globalisants et réducteurs « le cinéma africain ». De quelles spécificités parle-t-on ? Peut-on lire les films africains comme les films du reste de la planète ? Peut-on parler d’une critique africaine et où se cache-t-elle ?
C’est ce rapport entre culture et discours cinématographique qui est ici interrogé avec comme horizon le risque de l’enfermement dans des codes, dans des attentes qui font qu’on dira à un cinéaste qu’il devrait faire un film « plus africain » alors qu’on comprend qu’un cinéaste français fasse un film au Japon… Car au-delà de l’esthétique mais aussi à travers elle, c’est la place du cinéaste dans la création, la place de l’Afrique dans le monde qui sont en jeu.
Il était donc tout à fait important que cette rencontre ait lieu, et qu’elle ait lieu à Cannes, vitrine du cinéma mondial, et qui plus est devant une assistance nombreuse.
Dire qu’elle fut un succès serait exagéré : discours convenus, méfiance, faiblesse du dialogue, occupation du terrain, invectives même ont tracé les limites d’une réflexion pourtant éclairée par certaines interventions. Du coup, exit les Blancs : Jean-Michel Frodon ne fut plus invité à parler après son introduction, Michel Reilhac d’Arte, Jean-Pierre Garcia ou moi-même n’eurent pas droit à la parole. Il n’était pas grave en soi que ce dialogue Nord-Sud soit mis de côté mais il était plus grave que l’impression finale reste une sorte de répétition d’un discours entendu n’ouvrant pas sur des perspectives de réflexion. C’est aussi l’ambiguïté de demander à des cinéastes qui, en créateurs qu’ils sont, fonctionnent souvent à l’intuition de parler de leur esthétique et non à des critiques dont c’est le travail.
Ci-dessous, les notes prises durant cette rencontre.

Sollicité pour introduire les débats, Ousmane Sembène indique qu’il se réserve plutôt pour sa leçon de cinéma le lendemain.
Jean-Michel Frodon, directeur des Cahiers du Cinéma
Les débats sont toujours surplombés par la réalité de la difficulté économique : il devient difficile de parler des cinéastes en tant qu’artistes singuliers. Un critique de cinéma regarde chaque film comme une œuvre d’art : le regard et le geste singulier d’une personne permettant au film de prendre forme. C’est une approche qui reste souvent en bordure dans les cinémas africains. Pourtant, sans ça, on parle communication ou propagande mais pas cinéma. J’ai été choqué par le présentateur du film de Pierre Yaméogo à Un certain regard qui disait : « J’espère que vous serez plus nombreux l’année prochaine ». Pierre Yaméogo est une personne, il n’est pas plusieurs. Un artiste fait une œuvre.
Les enjeux socio-économiques ne doivent pas écraser chaque acte de chaque cinéaste faisant son film. L’espoir est que les films africains puissent exister comme films et non comme une sorte de généralité. C’est à partir de là que peuvent se construire des liens, des ponts, qui les sortent de leur solitude.
Gaston Kaboré, réalisateur burkinabé, ancien secrétaire de la FEPACI, fédération panafricaine des cinéastes, directeur de Imagine, institut des arts audiovisuels de Ouagadougou
Quand on est à son premier film, le plus difficile est de s’enfermer avec son sujet pour se demander quelle est la meilleure façon de transposer à l’écran l’histoire pensée avec les visions et les émotions qu’on a eu en l’écrivant. Wend Kuuni était le produit de quelque chose de particulier. La richesse d’un film est d’être en adéquation avec son auteur. C’est là que le film trouve sa sincérité et sa vérité.
SE Inoussa Ousseïni, cinéaste nigérien, ancien directeur général du CIDC-CIPROFILM, ambassadeur du Niger à l’Unesco
Je suis venu au cinéma par accident, n’ayant pas suivi de cours (j’avais fait anthropologie). Sembène reprochait à Rouch de nous traiter comme des insectes. Mon idée était de faire une anthropologie inversée : regarder les Européens comme des insectes ! Il s’agissait donc d’étudier avec ma caméra la société française où j’évoluais. Ce qui m’a frappé dans ces années 68, c’était l’explosion du désir de liberté sexuelle et j’ai fait mon premier film sur la sexualité des Français : Paris, c’est joli, qui analysait les rapport d’exploitation économique sous le prisme de la sexualité. De retour au Niger, j’ai poursuivi l’anthropologie en documentant les jeux et traditions populaires africaines.
Férid Boughedir, critique de cinéma, universitaire et cinéaste tunisien
Ma découverte du cinéma africain fut avec La Noire de… et Wend Kuuni. Ces films m’ont donné envie d’en faire et j’ai raconté dans Halfaouine l’histoire d’un garçon.
Il n’existe pas de cinéma africain : c’est une addition de talents, d’artistes qui veulent exprimer leur culture. Les choix esthétiques dépendent des cinéastes. Mon intervention a pour titre : les bienfaits de la cinéphilie et les risques de la festivalité sur les choix esthétiques des cinéastes africains.
L’Afrique n’a pas de marché, pas d’accès direct au public donc pas de possibilité de réaction et de correction des contenus. C’est un cinéma financé par une religion qu’est la cinéphilie, profondément démocratique, qui croit que du plus petit village du Mali peut venir un Kurosawa. L’enjeu est la diversité culturelle. Le premier public est celui des festivals, d’où le concept de festivalité (chez les Européens, ce serait la palmedorité). Le festival est la façon la plus rapide et aisée d’être vendu et distribué. Le cinéphile aime un film pas forcément pour ce que le cinéaste y met mais y trouve ce qu’il cherche. Mambety avait une frénésie formelle liée au sujet, une forme en adéquation. Brecht : « Nous déduirons notre esthétique des besoins de notre combat ». Sissako essaye de restaurer le temps, l’attente en plans fixes. Sembène, dans Ceddo ou Moolade, développe une parole orale qu’on écoute, des déclamations.
La Festivalite : soit on résiste, soit on succombe, comme un Mahmalbaf qui remplace esthétique par esthétisme. On va habiller les femmes en costumes folkloriques ou de mariage pour les tâches quotidiennes ! Le signal d’alarme est lorsque le public rejette les films.
Ousmane Sembène, avant de quitter la rencontre : Je suis héritier de tout ce que les cinéastes africains ont fait et je partage leurs efforts.
Gaston Kaboré :
L’enfant qui perd la parole était au départ mais le fait qu’il puisse représenter l’Afrique n’est venu que plus tard. Mieux vaut ne pas mettre trop d’intention. Je suis un enfant du Fespaco : je me suis abreuvé aux images vues. Je découvrais que les réalités de l’Afrique pouvaient faire l’objet de narrations cinématographiques capables de mobiliser l’attention en Afrique et ailleurs. Les musiques classiques pouvaient faire l’objet de transpositions : c’est ce qu’avait fait un compositeur burkinabé, René Guirma, sur Wend Kuuni. La construction de l’image correspond à la reconnaissance des choses qu’on porte déjà en soi. J’ai été forgé dans cette façon de découper l’espace, de sentir le temps. Je cherche au meilleur de moi ce qui fait que je suis moi.
Newton Aduaka, cinéaste nigérian
Un temps viendra où le monde acceptera les films africains. A trop parler d’esthétique, on se détourne des problèmes qui fondent cette cinématographie : l’Afrique a vécu et est dans la pauvreté. On ne changera pas les choses. Il nous faut prendre contrôle de notre temps, pas en tant que victime. Le cinéma britannique a vendu son âme à Hollywood : on voit le résultat. Depuis la chute du mur de Berlin, la pression est très forte pour accélérer les choses dans le monde. Y a-t-il un cinéma qui n’est pas affecté par Hollywood ? L’argent dicte la position de la caméra et tout le reste !
Mansour Sora Wade
La voix est très importante car on est de tradition orale. La voix-off est importante en culture africaine : le griot parle, il transmet ce que l’un dit pour que cela soit reçu par les autres. Comment adapter le conte au cinéma vu que le conteur joue tous les personnages ? La voix-off peut être un personnage en soi. Dans Le Prix du pardon, pour toucher à l’universel, j’ai utilisé les couleurs au lieu de prendre des costumes identifiés. Chaque personnage a son thème musical, selon son caractère.
Balufu Bakupa-Kanyinda, cinéaste congolais
Lorsque le film de Newton Aduaka, Rage, est passé à Lagos, les Nigérians ont dit qu’ils ne comprenaient pas. L’esthétique est une question de morale. Elle permet de contrer l’image du Noir telle que la colporte le cinéma colonial. Les films africains sont hybrides : que dire de nous-mêmes ? L’esthétique du cinéma africain ne peut être que politique.
Newton Aduaka
Rage était introduit comme un film nigérian et c’était ça le problème : il a été fait en Angleterre, à partir de quelque chose de très personnel. En tant qu’artistes, il s’agit de sortir de soi, d’aller au-delà de son propre vécu. Tout ce que nous avons est notre sensibilité.
Ola Balogun, cinéaste nigérian
Il n’est pas vrai qu’il y ait un cinéma universel. On a pas besoin de prix Nobel pour nous dire qui nous sommes. J’ai 60 ans et je voudrais dire ce qui me tient à cœur. Parler d’esthétique dans le cinéma africain suppose que les Africains aient la possibilité de s’exprimer. Pensons au mal que font ceux qui parlent des Africains à la place des Africains ! Au Nigeria, ce sont des négriers qui viennent faire des films sur la vidéo au Nigeria, des Blancs becs qui n’ont jamais mis les pieds dans notre pays pour venir dire ce qu’est l’Afrique. Sur le film Vallées du Nigeria, j’ai été guide pour les éclairer mais ils ont préféré l’Ambassade de France et les entreprises françaises pour se faire briefer. J’ai pris rendez-vous avec des chefs traditionnels : zéro. Et tout ça était financé par l’Etat français.
J’ai cherché des moyens pour raconter mon pays dans The Magic of Nigeria. Nous avons un regard propre, entre le monde réel et le monde des ancêtres, leur matérialisation par les masques. Les télévisions occidentales ne sont pas intéressées par notre vision de l’Afrique. Les médias occidentaux prétendent être indépendants mais ils parlent tous des mêmes sujets de la même manière. Une année ce sera les Massaï, une autre la misère ! On nous dit que Nollywood fait de l’argent : où est-il ? Qui a intérêt à enfler ces chiffres ? La vidéo nous émancipe.

///Article N° : 3855

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