Ainsi parla l’Oncle, suivi de Revisiter l’Oncle

De Jean Price-Mars

Paroles si proches de l'Oncle
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On n’en revient jamais inaltéré : les lettres haïtiennes disent depuis plus de deux siècles désormais cet étonnement ressenti et vécu des Haïtiens à trancher le corps même de l’histoire. Pourtant, tailler dans cette histoire, séparer ce qui doit l’être, n’est pas suffisant : il faut que soient lisibles des textes, qui contribuent à l’élaboration d’idéologies unificatrices, fonctionnant parfois comme des mythes, ressassés, et que les générations critiques remettent à leur place. Mais en Haïti, l’histoire ne s’est pas conduite comme les fondateurs le souhaitaient : les guerres, les proclamations, le fameux serment de Bois-Caïman, ou bien celle « du premier des Noirs au premier des Blancs« , Toussaint Louverture à Napoléon Bonaparte, par exemple, ou encore celle de l’Indépendance, en 1804, qui définit comme Noir tout citoyen haïtien, participent de ce texte dans lequel les peuples – dispersés, atomisés, faut-il encore le rappeler, en raison de l’organisation même de la Traite et de l’économie plantationnaire – tentent de se constituer en nation.
De nombreux chercheurs ont bien montré qu’en Haïti, ce projet, même s’il a disposé des mots et des sentences nécessaires, n’a pas vraiment abouti. D’abord, il y aura eu les divergences sur le projet commun, et sur la difficulté originelle à faire peuple, et nation, rassemblée dans la communauté de projet. Puis, l’acte signé par Boyer : accepter la reconnaissance fondée sur une rançon. Plus tard, ce sera, sous Geffrard, ce concordat, qui a installé durablement le cadre d’une éducation qui ne parviendra pas – objectivement ou bien sciemment ? – à veiller sur la poussée de la modernité. Celle-ci aurait défini le nécessaire, rendu désormais impossible : un État, des institutions durables et bienveillantes aux citoyens. Le corrélat est, pour les plus favorisés par la richesse et qui se désigne comme l’élite, le sentiment d’une existence purement accidentelle, dans une sorte de maison des morts, dans ce pays oublié des autres, alors que l’ancrage des paysans à la terre s’avère intense. Dans les classes sociales les plus aisées, l’oubli de soi semble patent, ouvert à tous vents vers le bon espace, celui de l’autre, la France, qui pourtant, il y a peu, légitimait les traitements inhumains. Mais aussi, ne l’oublions pas non plus trop rapidement, la critique intense de ceux-ci.
Cette posture, certains intellectuels haïtiens la décrivent comme le creux de la conscience. Hannibal Price, Anténor Firmin, Louis-Joseph Janvier, Demesvar Delorme, bien avant eux le baron de Vastey, cousin du général Dumas, et les historiens Ardouin, Nau et Madiou, ainsi que des cohortes de poètes, en avaient tracé les contours. Mais la parole commune ne résiste pas à l’appel des sirènes, particulièrement en ce début du XXème siècle : si elle conserve par-devers elle le souvenir des luttes, cette commémoration joue l’inverse de son rôle attendu. Elle sert d’écran, celui sur lequel se projette la désillusion d’être de ce pays-là, comme une tache mal dégagée de la poussière des savoirs appris aux écoles. Ce n’est pas dans ce pays que l’essentiel se déroule, mais bien là-bas, de l’autre bord de l’eau, en Europe : on y parle, on y publie, on y lit, on y vit. À Port-au-Prince, dans le meilleur des cas, on finit de dépenser ce que l’on n’a pu croquer là-bas, ou bien on rejoint l’arrière-boutique familiale, et l’on se préoccupe de stratégies d’alliances visant à préserver la blancheur et l’argent. La famille des Pitite-Caille. (Les fortunes de chez nous), de Justin Lhérisson, publié en 1905 ou bien Les Thazar, de Fernand Hibbert, de 1907, disent, par exemple, cette histoire qui bégaie.
Pendant ce temps, les paysans travaillent, dans les mornes, et les propriétés sont morcelées, au rythme des héritages et des descendances. Au début du XXème siècle, la crise agricole est patente : il n’y a plus d’espace nouveau à conquérir, et la géographie est saturée. Le tissu des relations entre les uns et les autres, entre les êtres et les paysages, comme avec les dieux, se déchire, et devient la matrice d’enjeux littéraires nouveaux. C’est pendant l’occupation américaine, qui dure de 1915 à 1934, en 1928, que Jean Price-Mars publie Ainsi parla l’Oncle. À destination de ce public qui n’a de cesse de détourner le regard de ce bout de terre où il est pourtant ancré, et de méconnaître les soubassements de la société dont il est un des acteurs, ne serait-ce que parce qu’il est partie prenante de l’économie agricole, Price-Mars offre la première étude globale de nature ethnographique de la culture paysanne haïtienne, tout en l’inscrivant dans un projet communautaire national. Il s’empare du concept développé par le philosophe Jules de Gaultier, à partir de 1892, le bovarysme collectif, « cette faculté que s’attribue une société de se concevoir autre qu’elle n’est », et en assure une lecture appliquée à la société haïtienne de son temps. Longtemps indisponible, l’ouvrage est réédité par les éditions Mémoire d’Encrier, lesquelles, à Montréal, poursuivent avec bonheur ce travail de remise en circulation d’introuvables, tout en menant une politique éditoriale novatrice. Dans cette édition, l’ouvrage de Price-Mars est complété de textes écrits par vingt-quatre auteurs, romanciers, essayistes et universitaires, ainsi que d’une bibliographie quasiment exhaustive des œuvres de l’auteur par Léon-François Hoffmann. Ils contextualisent cette œuvre, soit par des réflexions sur le retentissement en eux de sa lecture, soit en éclaircissant certains soubassements idéologiques de l’enquête menée par Price-Mars, soit, enfin, en passant le texte au crible de la critique.
Le projet de Price-Mars mérite en effet d’être lu attentivement : pour réinscrire l’africanité d’Haïti, autrement que dans une perspective émotionnelle, les outils intellectuels dont il dispose sont relativement pauvres, à l’époque où il a commencé ses recherches, à la fin du XIXème siècle, et eu égard à ce dont nous disposons désormais mais dont il est en partie à la source. La perspective scientifique qui est la sienne s’empare des discours dominants, en France et aux États Unis, et qui sont empreints de perspectives racialistes. Les références aux mythologies gobiniennes (« … le centre vibratoire des migrations ethniques a été quelque part vers le plateau d’Iran, et … la vague a déferl酫 ), ou bien à l’essentialisme maurrassien sont fréquentes, mais en même temps, et c’est bien ce qui compte, il met en avant les paradoxes et les contradictions de ces discours, qu’il sature, notamment dès qu’il traite des migrations. L’Afrique devient alors sous sa plume le continent originaire, et c’est auprès des ethnologues de son temps, comme Delafosse, pourtant chantre de la colonisation, qu’il puise ses connaissances. Mais c’est en changeant subtilement le point de vue, en décalant les perspectives, provoquant un effet de décentrement chez son lecteur. Les Haïtiens prennent alors la place non plus de descendants d’esclaves, comme la parole commune les déconsidère, mais bien de résistants à l’esclavage. C’est bien le marronnage qui est au centre de cette histoire. Perspective commune désormais, mais que Price-Mars a su requalifier en son temps, en même temps, et comme le relèvent plusieurs contributeurs, en menant un éloge du métissage, dont il faut bien se rappeler qu’en son temps, il était assimilé à une perte d’identité. Il brosse également un tableau général des religions importantes et des discours sur le sacré, approchant le vaudou par cercles concentriques, lui construisant une légitimé tout à la fois sociale et mystique, rejetant les fables magiques, tout juste bonnes à égayer les frémissements journalistiques, comme sa réduction à un phénomène pathologique. Le texte de Price-Mars est tour à tour grave, jubilatoire, empreint d’émotion, mais aussi d’ironie. C’est un texte savoureux, d’abord, et qui participe de cette déconstruction idéologique avant la lettre, qui célèbre les noces renouvelées avec une terre injustement méconnue et si longtemps maltraitée : « pas un bourgeon, un souffle, une cellule ne peut actuellement se dérober à la solidarité biologique qui relie la matière vivante d’aujourd’hui à l’énergie première que les nègres d’Afrique déposèrent avec leurs larmes, leur sueur et leur sang dans le sol de l’antique Quisqueya pour la transformer en notre pays d’Haïti ». En même temps, s’il dénonce « le pharisaïsme des politiciens en vedette », s’il fait la part du bovarysme collectif, son œuvre est dénuée d’acrimonie justement à l’égard de celles et ceux qui ont détourné leur regard de leur propre identité, puisque lui-même, pour parvenir à la refonder, s’est aussi emparé du discours de l’autre. La perspective est avant tout didactique, comme le montre le dernier texte de l’essai, et qui est une conférence ; inscrits dans le texte, les destinataires sont là, tout à l’écoute. Comme le souligne Maximilien Laroche – dont on rappelle ici que l’œuvre critique est injustement méconnue en France – Price-Mars joue presque le rôle d’un narrateur trickster, ce fripon divin mis en évidence par Radin, avec tout le respect qu’on lui doit : « par sa position mitoyenne, ce narrateur se dédouble en parlant d’un sujet à un autre sujet, tout en s’identifiant à l’un et à l’autre puisqu’il est un Haïtien lui-même. Ce dédoublement du narrateur fait en sorte que tantôt il se parle à lui-même, quand il s’adresse à l’élite, tantôt il parle de lui-même perçu comme un autre, quand il parle du peuple auquel il voudrait que tous les Haïtiens s’identifient. Cela nous permet de comprendre certaines contradictions du texte, qui sont en fait celles du sujet collectif haïtien qui n’arrive pas à coïncider avec lui-même ».
Ce sera à Duvalier et à ses sbires de détourner le sens de ses travaux, mettant alors l’accent sur l’essentialisme de la terre et de la race et s’emparant du surplomb social dont Price-Mars ne parvient pas vraiment à se départir. On reprochera longtemps à sa mémoire de n’avoir pas résisté à cette appropriation, reproche assumé par les écrivains de cette génération dont les activités commencent précisément sous la dictature (Phelps, Ollivier, Franketienne, par exemple). Sans doute était-il âgé. Sans doute aussi était-il au-delà de cette seule histoire haïtienne dont il voyait se dissoudre encore plus les espoirs, comme ce que m’a raconté son fils, en 1983, à Port-au-Prince, à l’occasion de conversations consacrées à l’ethnodrame. Comme le relève André Corten dans son étude parallèle de Price-Mars et Gramsci, en traitant ainsi du vodou, en le rendant visible et lisible, « Price-Mars a dévoilé l’absence d’hégémonie dans la société haïtienne et la vulnérabilité de cette société à une idéologie totalitaire ». Certes, l’indigénisme a montré ses limites, n’en déplaise à Raphaël Confiant qui commet un contresens majeur dans son analyse de l’œuvre de Price-Mars : c’est justement au moment où ce dernier en appelle à une description romanesque de la terre et de la vie dans les mornes que la terre s’en va, irrémédiablement rongée par la déforestation, et que les paysans commencent à affluer vers les bourgs, les villes, la capitale, pour fuir vers l’ailleurs. Mais aussi, c’est vers l’ailleurs que le retentissement de l’œuvre a été majeur, très rapidement. Lu et relu dans la Caraïbe, aux États Unis – on le reconnaît comme une des sources possibles de la Harlem Renaissance -, en France, le livre aura un retentissement majeur. Ne serait-ce que pour un large public, il délimite une nouvelle figure, qui sera celle d’un nouvel âge de l’anthropologie : comme l’écrit avec justesse Romuald Fonkua, « à l’Afrique noire, obscure, impénétrable, il oppose une Afrique qui illumine tout de son obscure clarté », et fait entrer dans le lexique de l’anthropologie africaniste le terme d’oncle, assumant lui-même cette fonction avunculaire du savant décidé à transmettre son savoir. Et c’est presque au centre de son ouvrage qu’il propose un concept qui permet d’identifier la marque humaine, celui de l’oscillation, et sur lequel les commentateurs ne portent sans doute pas assez d’attention : « nous sommes les seuls êtres vivants qui, selon le rythme de notre existence, puissent osciller de la plus vertigineuse ascension à la plus dégradante prostration ». Rien n’est jamais définitif, rien n’est stable, pour les sociétés. C’est bien cette dynamique-là dont il est encore porteur, et qui participe de ce retentissement de l’œuvre, non pas seulement par l’espoir qu’elle suscite, mais bien par son réalisme tenace, qui parvient à prendre en charge dans l’écriture à vocation transitive la part des activités humaines, matérielles, intellectuelles et spirituelles. Cela s’appelle la culture.

Ainsi parla l’Oncle, suivi de Revisiter l’Oncle, Jean Price-Mars, Montréal, Éditions Mémoire d’encrier, collection essais, 2009///Article N° : 8574

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