Al Capone le Malien

De Sami Tchak

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Avec Al Capone le Malien, son septième roman, Sami Tchak (né au Togo en 1960) quitte une Amérique latine « imprécise », longtemps chez lui source d’inspiration première, et plante le décor dans une Afrique située. Un journaliste français, René Chérin, se rend avec un compatriote photographe à Niagassola, village à la frontière nord de la Guinée avec le Mali. L’occasion de ce voyage ? Un reportage pour un grand magazine sur le Sosso-bala, balafon sacré vieux de huit siècles – l’un des plus grands symboles de l’histoire du Mandingue – inscrit par l’Unesco sur la liste du patrimoine mondial immatériel (1). René est accueilli par Namane Kouyaté, ancien professeur d’histoire et diplomate à la retraite, qui se sent investi d’une mission : « Ici et au loin, je suis la voix majeure de notre âme collective, le beau chant du grand Manding qui, depuis son passé lointain, introduit encore et toujours ses notes dans les mélodies essentielles de l’humanité ».
Namane Kouyaté raconte à René un bout de l’histoire tourmentée de la Guinée : « Des milliers de citoyens guinéens ont été détruits d’abord spirituellement puis, pour beaucoup d’entre eux, physiquement. D’autres, des milliers aussi, avec de profondes blessures dans la chair et dans l’âme ». Il évoque le « comble du ridicule » : « la caricaturale et infamante comédie politique qui s’est conclue par une orgie sanguinolente à ciel ouvert et une tombée de rideau digne d’une fin de bataille de chiens. » Autres critiques acerbes : « ma rage vise surtout nos intellectuels et plumitifs profondément abîmés, qui n’ont pour référence, quand ils veulent se situer dans l’Histoire, que la gloire de ceux qui nous ont vaincus. Mes ennemis, ce sont ces gens sans densité spirituelle, qui promènent à travers le monde le creux sonore de leur tête […] Ce sont ces singes fardés pour l’exposition postcoloniale qui me donnent envie de vomir ». Namane formule également des critiques dans le domaine de la littérature : « Beaucoup de nos écrivains africains, surtout dit francophones, produisent des caricatures sur leur pays et sur l’Afrique, rarement ou presque jamais ils ne créent des œuvres denses, complexes comme les grands auteurs latino-américains […] ». Il fustige aussi le traitement discriminatoire raciste : « dans l’avion, je suis celui qu’on enchaîne, qu’on gifle légalement, qu’on étouffe impunément avec un oreiller, le nègre braillard qu’on renvoie à ses baobabs et cocotiers. »
En échange de l’ouverture de la porte de la case sacrée dans laquelle se trouve le Sosso-bala, Namane Kouyaté exige, au nom du « respect de nos traditions », le sacrifice d’un gros taureau. L’annonce de cette condition provoque l’indignation du photographe accompagnant René pour le reportage. Namane réplique : « fini le temps où les Blancs venaient prendre à nos vieux les paroles les plus précieuses, s’en allaient après avoir fait des photos et promis la lune en signe de gratitude à leurs informateurs, écrivaient des livres dont les véritables auteurs étaient nos vieux, alors que l’argent et les honneurs étaient à eux. Si vous voulez des informations, vous devez les acheter parce que vous faites du commerce avec. »
Puis arrivent, en car, huit jeunes franco-maliens vivant en banlieue parisienne. En quête de sources de fierté sur leurs origines ancestrales, ils souhaitent découvrir le balafon sacré. Le récit dévie rapidement vers un autre centre d’intérêt, avec l’arrivée dans une limousine noire du prince Edmond VII, « tout d’or vêtu », accompagné de la princesse Ngousso, tous deux originaires du Cameroun, venus eux aussi découvrir le Sosso-bala. La limousine vole la vedette au balafon sacré. Elle suscite regards concupiscents et liesse collective. C’est ainsi que « tout le monde déserta la cour des Kouyaté pour assister à cette fête improvisée autour du prince« . Lorsque celui-ci quitte le village pour se rendre à Bamako, au Mali, les jeunes Franco-maliens font le choix de le suivre, sans même dire « au revoir » au gardien du balafon.
Le récit glisse peu après vers un univers ténébreux – dans lequel se trouve plongé le narrateur – gravitant autour du prince Edmond VII, alias Al Capone, dont le maître est le feyman Donatien Koagne, personnage réel de renommée internationale ayant acquis la réputation de l’un des plus grands escrocs financiers de tous les temps (2). Et l’on découvre un univers de faux-semblant où règnent « fête des masques », culte de l’hédonisme, goût du faste et de l’ostentatoire, luxure, débauche orgiastique… Univers peuplé de voitures de luxe, billets de dollars, cigares Havane, caisses de champagne…

Sami Tchak, Al Capone le Malien, Paris, Mercure de France, 2011, 304 p, 18,80 €

1. [http://www.unesco.org/bpi/intangible_heritage/guineef.htm]
2. Donatien Koagne est la plus grande figure de la feymania (terme utilisé au Cameroun pour désigner un phénomène d’escroquerie internationale, le feyman étant l’escroc). Il fut amené à collaborer avec les services secrets de nombreuses nations occidentales. Il est décédé dans une prison yéménite en 2010.
New York, 2 février 2012

Lire également l’entretien de l’auteur avec Sami Tchak [art. 10608]///Article N° : 10607

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