Albert Tshisuaka, itinéraire d’un bédéiste exilé

Entretien de Christophe Cassiau-Haurie avec Albert Tshisuaka

Île Maurice / Charleroi via MSN, avril 2008.
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Né à l’époque coloniale, le dessinateur Albert Tshisuaka évoque la période des premiers pionniers de la BD congolaise mais aussi son difficile statut d’exilé en Belgique où il est installé. Albert Tshisuaka fait partie de la première vague d’émigrants, celle des Baruti, Tshibanda, Fuilu, Diantantu et autres Tchibemba. Il n’a donc pas connu l’arrivée au pouvoir de Kabila (1997) ni la guerre civile de 1998-2003. Son témoignage est aussi une plongée dans la fascination des citoyens du Sud pour le miroir aux alouettes occidental. Cette sensation très nette qu’un statut même précaire en Europe sera toujours préférable à sa vie sur place…

Comment est née votre passion pour le dessin ?
Nous étions trois garçons dans la famille. Né en 1957 j’étais le plus jeune. Mon aîné, aujourd’hui décédé, était amateur de radio à ses temps perdus et informaticien de formation. C’est de lui que je détiens mon sens artistique. Le deuxième est devenu ingénieur électromécanicien dans une société en Europe, nos parents se demandaient si le troisième allait suivre l’exemple de ses aînés. Je dessinais depuis ce temps-là ! Dessiner et encore dessiner jusqu’à ce que cela contrarie notre oncle maternel qui s’occupait de notre éducation. Il se désintéressa de moi. Je n’arrivai jamais à bout de mes leçons. Par contre l’envers de mes ouvrages de classe était de véritables carnets de croquis. Très distrait et rêveur, je croquais mes instituteurs. Cela provoquait un désordre dans les rangs de mes copains qui voulaient regarder mes caricatures et me valait bien des punitions… Pourtant je n’étais pas aussi mauvais élève que ça. Mon sens artistique se mettait en place, sans que je le sache. À cet âge-là, je ne pouvais pas croire que les images que je reproduisais pouvaient provenir de l’imagination ou de la reproduction. Pour moi, celui qui faisait la peinture était un magicien qui arrivait par hypnose à capter l’image et la mettre sur une toile. Je collectionnais les offres d’inscription pour des formations artistiques par correspondance mais les moyens financiers faisaient défaut….
Comment avez-vous pu alimenter cette passion dans un milieu finalement assez hermétique à l’art ?
J’avais un très bon sens de l’observation. À cette époque, nous avions la chance d’avoir à proximité de notre habitation une librairie (LIKA) qui recevait des revues de toute sorte. C’était la grande période du journal Antilope qui contenait plusieurs illustrations en couleur. C’était à la fin des années 60. Il y avait également la revue Jeune pour jeune avec les aventures dessinées de Coco et Didi, Appolosa et kikwata etc. Nous avions aussi des petits livrets en noir et blanc avec des dessins très pros et de belles couvertures. Je me souviens des aventures de Kit garçon, Chick Bill, Tarzan… Il y avait aussi les grandes affiches du cinéma local que nous essayions de reproduire. C’est ainsi que j’ai débuté dans l’illustration !
Vos premières influences ont donc été très européennes…
Les enfants des villes du pays pouvaient s’exprimer en français, du moins ceux qui allaient dans des écoles catholiques où c’était obligatoire. Cependant, nous avions beaucoup de difficultés avec le français, nos BD locales étant en Lingala, la langue majoritaire du Congo. Seules celles qui venaient de Belgique étaient en français. Mes frères me traduisaient les histoires jusqu’à ce que je puisse lire correctement. Mais le français est resté une langue très difficile pour moi, même si la BD m’a donné un plus pour l’expression ! Après mon diplôme d’état, en 1979-1980, j’ai dû arrêter mes études, suite au décès accidentel de mon frère aîné. J’en suis resté perturbé pendant longtemps. Je n’ai eu d’autre choix que de faire « l’article 15 » (1)…J’ai commencé à faire des petites activités avec ma mère en allant lui chercher des pains à la boulangerie qu’elle revendait au marché, et ce durant trois années… Je continuais à lire à la bibliothèque du CCF où en 1985, j’ai rencontré Barly Baruti. La même année, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la peinture moderne zaïroise, un appel aux artistes est lancé afin de participer à une exposition. J’avais quelques dessins dans ma farde (« chemise »). Je me suis rendu à la Banque Commerciale Zaïroise (BCZ), où un monsieur était chargé de la collecte des œuvres. Il s’agissait de Maître Bamba Ndombasi, le sculpteur officiel de Mobutu, dont le bas-relief décore toujours la BCZ, sur nos Champs-Élysées à nous : le boulevard du trente juin. Il m’incita à m’inscrire à l’Académie des Beaux-arts. La même année, nous avons eu au Centre Wallonie-Bruxelles, la visite de Bob De Moor et d’autres dessinateurs qui accompagnaient une exposition sur Tintin. Un atelier de formation avait réuni plusieurs futurs grands dessinateurs du pays : Barly Baruti, Asimba Bathy, Kizito Ngoma, Lama Masudi, Tshibemba, Makonga, Pat Masioni, Kazoloko, tous réunis au sein de l’association Komikafrika.
Est-ce à cette époque que vous commencez à réaliser vos premiers travaux de bande dessinée ?
Il y avait très peu de BD publiées à Kinshasa ! Et je commençais à vivre de mes peintures exposées à l’Académie. À cette époque, Mongo Sise faisait son retour au pays et lançait Bédéafrique qui n’allait durer que quatre numéros. J’y animais une série : Kwindi et la terre de feu. J’ai illustré également quatre livres de calcul et un manuel d’anglais. Enfin, je suis embauché comme créateur de motifs textiles chez Utexafrica où je suis resté six ans. En 1996, un collègue caricaturiste qui dessinait dans le journal Forum des As m’a proposé de le remplacer momentanément. J’ai accepté sans réfléchir. Nous étions dans les dernières années du Maréchal. Son service de sécurité, dirigé par Terminator(2), faisait régner la terreur. Les salaires des fonctionnaires étaient impayés depuis des années et l’État n’avait pas d’autres alternatives que de faire tourner la planche à billets. Tshisekedi avait demandé à la population de boycotter les grosses coupures de 5000 zaïres. J’ai fait un dessin dans lequel le premier ministre de l’époque tournait une manivelle faisant voler des billets de banque pendant que des freluquets s’écriaient : Ici tout le monde a le SIDA ! (Salaire Impayé depuis Des Années). Cette caricature a transformé ma vie car j’ai dû m’exiler en Belgique où j’ai atterri à Charleroi. Ça a été une période d’errance, de précarité et de solitude. Je suis devenu un demandeur d’asile sans papiers avec revenu d’intégration. J’ai fait connaissance avec une société où les valeurs n’étaient pas semblables aux miennes, ce qui a entraîné un certain nombre de malentendus ou de moqueries. J’ai également été confronté au racisme ordinaire et quotidien.
À quel genre de malentendu avez-vous été confronté ?
J’ai pas mal de situations en tête. Par exemple, chez nous au Congo, les réalités de nos traditions nous obligent à nous comporter d’une manière respectueuse devant une personne qui est du même âge que nos parents. On doit adopter envers eux un comportement exemplaire comme s’ils étaient notre père ou notre mère. Ici, au contraire, quand tu salues une personne âgée à qui tu dis, « bonjour papa » ou « bonjour maman« , la personne te regarde avec un air étonné et se retourne à gauche et droite avec un air bizarre pensant que tu te moques d’elle !
Cette période est le temps de l’initiation, de la découverte, des premières armes et des premiers albums…
Non ! Il m’a fallu beaucoup de temps, ce qui m’a permis de partir sur des bases solides. Au départ, j’étais fasciné par le style de dessin avec ombres, c’est-à-dire le clair-obscur de gens tels que Derib, Jean Giraud, Hermann, William Vance, dans le style classique de jijé. Ce style apparaît aujourd’hui quelque peu démodé face à l’évolution des techniques (image 3D), l’apparition du manga et le rôle de plus en plus influent des coloristes (application directe de la couleur sur les planches originelles). Et puis il y a pléthore d’artistes chevronnés qui dessinent comme des dieux, tout cela pousse à l’humilité. J’ai créé une revue (Sagafrica, 2 numéros) en 2001 et fait des petits travaux de commande par la suite. En 2002, j’ai publié deux courtes histoires, Arrestation immédiate et Win for life, dans le magazine de l’ONG SOS faim, Le défi Sud. La même année, j’ai dessiné dans la revue de l’Asbl CBAI, quatre planches sur la thématique de l’immigration, Boomerang. En bref, j’ai survécu… C’est à la fin de l’année 2003 que Thierry Taburiaux, directeur artistique chez Joker, m’a mis le pied à l’étrier avec la série des Blagues coquines. J’ai commencé progressivement à me forger un style comique du tome 13 au tome 20, et je suis devenu Tshitshi, dessinateur de BD érotique ! Début 2007, j’ai retrouvé mon style réaliste avec Le joyau du Pacifique qui, malheureusement n’aura pas de suite…
Avez-vous des regrets ?
Du fait de mon statut de demandeur d’asile, je ne suis jamais retourné à Kinshasa. Je n’ai pas revu ma femme et mes enfants depuis 1995. Cela me mine tous les jours…

Comment voyez-vous l’avenir ?
Actuellement je travaille comme animateur artistique dans un centre coordonné de l’enfance à Charleroi pour une période de deux ans. Je participe à plusieurs projets internes : illustrations des projets pédagogiques, initiation des jeunes dans des ateliers de peinture et BD, études des tenues pour le futur carnaval, et tant d’autres demandes créatives… Enfin, le statut de demandeur d’asile ne m’a pas été accordé, mais je suis actuellement détenteur d’une carte de séjour d’immigré pour une période de 5 ans renouvelable. Cela va me permettre de faire jouer le regroupement familial, chose pour laquelle je suis en train de me battre chaque jour, corps et âme.

(1) Faire l’article 15 signifie « se débrouiller soi-même » en langage populaire kinois. Cette expression provient d’une chanson des années 70 – époque où la constitution n’avait que 14 articles – elle sous-entendait qu’il y manquait un article, le dernier, le plus important, celui qui disait : « Pour le reste dém… toi tout seul ».
(2) « Terminator » était le surnom donné au sinistre Honoré N’gbanda par Thembo Kash alors caricaturiste. Tshisekedi était le principal opposant de Mobutu et, un temps, son premier ministre « de cohabitation ».
Depuis avril 2008 :
Albert Tshisuaka continue de travailler pour la série Blagues coquines des éditions Joker sous le surnom de Tshitshi. Depuis cet entretien, il a participé aux numéros 21, 22, 23 et 24.///Article N° : 10193

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