Cette présente étude des romans d’Aminata Sow Fall publiés de 1976 à 1993 est une grande première dans l’histoire de la critique de ses uvres. La monographie comprend cinq chapitres suivis d’une entrevue de l’auteure sénégalaise. Le critique articule clairement l’objectif de son exégèse, celle-ci consistant à l’analyse et à l’interprétation des diverses stratégies que l’auteure emploie pour créer « un univers traditionnel jusque-là porté par l’oralité » (34). C’est dans cette veine que Guèye souligne la prépondérance de la tradition orale et de la société dans la narrativité et pour le discours romanesque chez Fall. Une telle appréciation des écrits de Sow Fall trouve son articulation à travers une méthodologie fondée sur une analyse textuelle et culturelle.
Faisant suite à une riche introduction bio/bibliographique très appréciable, le premier chapitre dévoile le contexte socioculturel, historique et littéraire qui a façonné ces romans. Guèye met d’ailleurs l’emphase sur l’engagement social de l’auteure, le contexte de son écriture et les tensions qui modèlent la créativité du langage littéraire dans son uvre. Il mène aussi un inventaire historique de l’écriture de femmes africaines francophones afin de mettre en lumière la spécificité du Sénégal et celle du roman féminin qui, selon lui, va au-delà d’une simple « représentation de la condition féminine » (21) pour peindre la condition humaine. Faisant appel à des critiques africains, Guèye attire l’attention sur la variété des sujets que Fall traduit en fiction ainsi que son engagement éthique en faveur du progrès social. La deuxième partie de ce chapitre aborde une question qui a fait l’objet d’âpres discussions, les notions d’oralité et d’écriture en l’occurrence. Aussi, celles-ci méritent-elles une réflexion plus poussée et plus approfondie, de l’avis du critique. Il avance de façon conséquente un point de vue délicat par son caractère réducteur : « l’originalité africaine se trouve dans ses rapports avec les formes de la littérature orale » (27). Il fait suivre ce commentaire par une proposition d’une lecture admettant « la présence des formes d’expressions culturelles de l’oralité dans le roman » (28), et cela en raison du contexte de production des uvres littéraires africaines. Une telle approche se veut linguistique et intertextuelle, vu qu’elle tend à repérer les traditions orales dans la littérature africaine moderne. Guèye préconise une méthode d’analyse critique qui pourrait réduire la créativité de la littérature africaine moderne à un simple dialogue avec les traditions du passé. Pourtant, son argument de départ aboutira à une célébration de la créativité linguistique parmi les auteurs africains dont la praxis littéraire est marquée parce qu’il appelle « écriture sous tension » (30). Guèye fait ici allusion aux tensions « entre les langues et les univers symboliques » ; de telles tensions produisent « une dualité esthétique » (32) étoffée à travers la rencontre entre une langue étrangère et la littérature orale. À la lumière de l’analyse de ces particularités esthétiques, la fiction de Fall est un témoignage de l’africanisation du roman en tant genre occidental, dirait notre critique.
Centré sur Le Revenant, le deuxième chapitre s’ouvre sur une discussion du choix du « roman de murs », un genre, qui, selon les convictions de Sow Fall, peint de manière adéquate la société postcoloniale sénégalaise et ses tribulations. Le critique souligne subséquemment deux traits distinctifs de son uvre, sa fidélité à la littérature orale traditionnelle et son panégyrique de la philosophie wolof notamment. Par ailleurs, Guèye déconstruit le caractère dualiste des romans de Sow Fall et note que cette dualité reflète la structure du conte populaire africain. Son interprétation met justement l’accent sur la tendance qu’a Sow Fall de créer des techniques narratives qui miroitent différents types de contes populaires, comme ses récits aux multiples facettes en rendent bien compte. Le fond de cette réflexion du critique illustre le lien intertextuel entre les romans de l’auteure sénégalaise et le conte africain ainsi que son travail d’amalgamation des contes en général. Le Revenant sert ainsi de modèle puisqu’il combine « la structure du conte de type I, ascendant, et du type II, descendant » (39). Il s’en suit une étude de cas axée précisément sur le comportement de certains personnages et en relation avec les paradigmes structurels relevant de deux types de contes populaires. Gueye mène aussi une interprétation des proverbes locaux spécifiques que Fall emploie dans ce roman pour mettre à nu la consistance de la pensée et de l’éthique wolof en tant qu’elles agissent sur le protagoniste et sa famille. L’honneur est une vertu récurrente dans cette exégèse.
Passé au troisième chapitre, Guèye donne une lecture de L’Appel des arènes qui fait correspondre sa structure tripartite à celle du conte populaire wolof. Ce propos est soutenu par une étude illustrative et une distribution schématique des personnages de ce roman comme des voies du désir, de l’initiation, de l’action et de la communication respectivement. Par ailleurs, Guèye clarifie la nature symbolique de l’initiation du jeune protagoniste, celle-ci se faisant par le sport traditionnel de la lutte avec en filigrane l’épopée du Kajoor de Lat-Dior. En définitive, un des arguments forts de Guèye met en valeur la dualité et l’équilibre d’une initiation qui s’accommode de certaines pratiques traditionnelles dans un contexte de modernité. Son analyse du rôle d’un des véhicules de l’hybridation identitaire, monsieur Niang en l’occurrence, et de l’expérience symbiotique du jeune Nalla, personnage principal du roman, magnifie la portée thématique et esthétique de ce roman.
La Grève des Bàttu et l’Ex-père de la Nation figurent au cur de l’herméneutique du quatrième chapitre. Le critique reste constant dans sa démarche en mettant en parallèle le vécu des personnages dépeints dans ces deux romans et « l’action des héros et des anti-héros de la littérature traditionnelle » (96). Ici, la nouveauté de l’approche transparaît dans la référence à la dichotomie héros/anti-hero telle qu’inscrite dans le conte populaire, et à travers la promesse d’une lecture politique des romans de Sow Fall, ces deux traits étant bien soulignés dans le long résumé et dans l’étude thématique des personnages qui s’en suivent. Notons qu’une conclusion formelle apparaît pour la première dans cette monographie, et porte un message qui est cher à Sow Fall puisqu’il traduit son engagement humaniste, à savoir celui « d’ une politique sociale communautaire comme garant de l’équilibre et du progrès dans la société » (124).
Guèye renoue avec l’approche exégétique axée sur un seul roman dans le cinquième chapitre, tout en restant fidèle à son explication de la dualité qui s’avère être une caractéristique fondamentale de l’uvre fictive de Sow Fall. Notre critique y dissèque Le Jujubier du patriarche, dont le récit chronologique s’étend du Romanesque fictif à l’épique poétique. L’intérêt réside ici dans l’attention donnée à l’écriture dualiste de cette auteure que Guèye décrit comme un « contre-discours ethnico-nationaliste sur la société sénégalaise » (126). La structure récurrente du conte populaire oral est occultée pour la première fois depuis le début de l’analyse. Un nouveau paradigme est cependant introduit dans un contexte herméneutique où la théorie du roman non seulement figure en bonne place, mais elle accommode d’importants concepts de la philosophie wolof tels qu’ils sont dramatisés à travers le récit de Le Jujubier du patriarche. Guèye met ici l’emphase sur le roman moderne avec lequel Le Jujubier du patriarche partage un trait commun, le fait de contenir plusieurs histoires en lieu et place d’une seule notamment. La diversité de ces histoires reflète un récit collectif comme la somme totale d’une variété d’actions ; d’où la corrélation notée entre la forme et le fond dans ce roman. Il est important de noter l’absence du mot « conte » dans la section dite « l’écriture Romanesque ». Dans celle intitulée « l’écriture épique », Guèye revient de façon plus explicite sur la place de l’oralité dans Le Jujubier du patriarche, qu’il présente comme une reconstitution scripturale de l’épopée, longue de cent dix mille vers, de l’Almami et son lignage. Cette tâche s’effectue à travers les échanges verbaux entre, d’une part, le narrateur et son audience que sont les personnages, et entre le narrateur traditionnel ou griot et ceux-ci, d’autre part. C’est par le biais de cette pratique commune de l’oral que « Aminata Sow Fall donne à l’épopée du Foudjallon (sic) les traits distinctifs du modèle sahélien » (140). Le rôle du griot dans cette reconstitution de l’épique est bien illustré par Guèye qui note que cette fonction accentue l’importance du contexte d’énonciation et la centralité des instruments de musique pour l’épopée. Sa description analytique du chant épique du Foudjallon donne aux lecteurs un aperçu sur le contenu et la double fonction narrative dans Le Jujubier du patriarche. Une telle dualité narrative se révèle par la voix des griots respectivement subversive et orthodoxe, Naarou et Yelli. La juxtaposition de leurs récits de l’histoire du Foudjallon est constitutive d’une esthétique de synthèse ou métissagequi va à l’encontre du « discours ethno-nationaliste sur la société sénégalaise » tout en soulignant « la polyphonie sociale » reposant sur l’intertextualité entre l’épique et le Romanesque.
La conclusion de cette monographie est un tour d’horizon des arguments clés qui y sont articulés. Guèye ne procède pas à un résumé systématique des cinq chapitres du livre ; il précise l’objet de son étude de l’africanité dans l’uvre de Sow Fall. Aussi, adopte-t-il une approche accentuant la langue et des données sociale et textuelle relatives aux pratiques orales de la littérature africaine traditionnelle. Ce qui est frappant dans la conclusion de Guèye, c’est sa prise en compte de l’Occident dans la définition du roman africain qu’il propose comme suit : « [
] parler du roman africain, c’est parler du roman, genre d’origine occidentale » (164). Pourtant, notre critique ne trouve aucun intérêt dans le roman africain en tant que legs occidental. La contribution africaine dans ce genre semble être plus intéressante pour Guèye dont l’ouvrage incorpore différentes perspectives théoriques, ainsi que des études historiques et des interprétations textuelles diverses, la bibliographie témoignant d’ailleurs suffisamment de ce fait. Cependant, quelques petites erreurs facilement corrigibles sont à relever, ainsi « Ndiattou » au lieu de « Diattou » et « Bodji » pour « Mbodj ». En outre, l’inclusion d’un addendum à la fin de ce livre offre une belle opportunité à la romancière de s’exprimer personnellement sur son uvre, ses convictions et sa méthodologie. L’organisation de cet ouvrage satisfait deux objectifs : elle rend possible la transcription de deux dialogues, le premier reproduisant la lecture que Guèye fait des romans susmentionnés ; le deuxième engageant le critique et la romancière d’une façon beaucoup plus personnelle et plus directe. Cette dernière interaction est tripartite et éclaircit des points qu’une seule interprétation textuelle n’aurait pas pu fait ressortir pleinement. Néanmoins, l’addendum semble parfois redondant puisqu’il répète certaines citations déjà émises antérieurement dans le livre. Par ailleurs, l’inclusion de plus de contes populaires à la place de ce même addendum aurait mieux servi le propos de Guèye dans la mesure où il aurait illustré par l’exemple le rapport entre ce genre oral et les romans de Sow Fall. Au final, son livre offre une perspective critique unique sur d’importants textes littéraires.
Médoune Gueye, Aminata Sow Fall, oralité et société dans l’uvre romanesque, Paris, L’Harmattan, 2005.Cet article est traduit de l’anglais par son auteur.///Article N° : 10692