Anniaba et ses avatars romanesques

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Deux romans parus en 1740, aux ressemblances étonnantes, s’inspirent du personnage historique de Hannibal, dit Anniaba, pour évoquer la question de la tolérance religieuse et du mariage mixte. Analyse.

A beau mentir qui vient de loin. Anniaba se disait prince, fils du roi d’Essenie (Issiny ou Assiné selon l’orthographe hésitante du XVIIIe siècle, aujourd’hui Assini, au Ghana, vers la frontière ivoirienne) sur la côte de Guinée ; d’aucuns ne l’ont pas cru. Devenu mousquetaire du roi de France sous le règne de Louis XIV, ce dernier l’aurait distingué et parrainé, lui aurait même fait faire son catéchisme et fait baptisé par l’évêque de Meaux, Bossuet, sous le regard bienveillant du cardinal de Noailles, lequel lui administrera la première communion. Selon les mauvaises langues, ils auraient tous été dupes d’un charlatan. Dans son Voyage en Guinée de 1705, Willem Bosman raconte qu’Anniaba n’était qu’un esclave.
Mais les négriers respectaient-ils le rang de ceux qu’ils enlevaient à leur patrie et à leur famille ? Les statuts de prince et d’esclave n’étaient nullement incompatibles. Esclave plus débrouillard que d’autres, suggère le voyageur néerlandais, avec  » plus de génie et plus de vivacité « , au point où  » toute la cour de France fut trompée dans l’attente où elle était.  » Mais on se demande si un sentiment anti-français n’inspire pas celui qui constate que  » quelques innocents que soient les Nègres, il y en a pourtant d’assez fins pour tromper une cour aussi prudente que celle de France « . Le père Labat, pour sa part, s’offusque de ce que Anniaba, rentré chez lui, se dépouille de la religion chrétienne comme de ses vêtements. Et Labat s’y connaît en matière de supercherie, lui qui a publié tout un livre sur l’Afrique de l’Ouest sans jamais y avoir mis les pieds. Ce scepticisme des contemporains d’Anniaba se retrouve chez la plupart des critiques modernes.
Mais quelle que soit l’interprétation du personnage d’Hannibal, dit Aniaba ou Anniaba, il existe assez de témoignages concordants pour affirmer qu’il a bel et bien existé.
On ne saurait en dire autant de Moulay Abelmeula. Pourquoi donc les mettre dans le même sac ? Parce que, en 1740, sont parus deux récits anonymes : Histoire de Louis Anniaba et Histoire de Moulay Abelmeula (1). Outre les titres, on constate de nombreuses ressemblances dans les épisodes des deux récits.
Auteurs non identifiés
L’Histoire de Louis Anniaba comporte un avertissement de l’auteur qui se dit lié d’amitié avec l’objet de son récit de même qu’avec  » son incomparable Épouse « , au point de se voir confier la rédaction de son ouvrage à partir de  » Mémoires que cette grande Reine m’a envoyés du consentement du Roi « . Ces mémoires que l’on suppose autobiographiques, seraient donc composés par Anniaba, mais on ignore le rôle précis joué par son épouse. L’auteur anonyme certifie n’avoir  » rien ajouté du [s]ien à leur histoire, qu’un certain arrangement qui pourra peut-être la rendre plus intéressante « . Mais si cet avertissement au lecteur n’était lui-même, comme c’est souvent le cas, qu’une fiction, un artifice ? Sur les fils ténus qui relient Histoire et histoire, le critique est souvent amené à faire du funambulisme. Lorsque les faits mêmes sont incertains, la situation est terriblement instable et la critique périlleuse.
La lecture de l’Histoire de Moulay Abelmeula révèle une autre dimension. L’auteur de ce récit, en apparence entièrement autobiographique, raconte avoir fait pendant deux ans des exercices dans les arts nobles à l’Académie de Paris.  » Et ce fut là que je connus le fils du roi d’Essenie, avec qui, sans me faire connaître, je liai une si étroite amitié, que l’auteur de l’histoire de sa vie lui a prêté la plupart de mes agréables et disgracieuses aventures. Les mémoires qui lui ont été fournis, ont confondu son histoire avec la mienne… « .
Bref, il accuse l’auteur de l‘Histoire de Louis Anniaba de plagiat. Lui-même reconnaît le rôle joué par sa femme dans la rédaction de son histoire :  » Mon épouse et moi de concert, nous avons pris le soin d’en arranger les traits et les époques ; et si les lecteurs y trouvent de quoi s’amuser, ce n’est qu’à la délicatesse de sa plume qu’ils en seront redevables. Elle a voulu malgré moi qu’elle parût sous mon nom ; c’est elle néanmoins qui en est la véritable héroïne.  » L’épouse d’Anniaba serait-elle intervenue à ce point dans la mise au point du texte, elle qui est aussi l’héroïne – et de forte trempe ! – du récit consacré ostensiblement à son mari ? On ne le saura sans doute jamais.
 » Amours bilingues  » et fastes religieux
Quoi qu’il en soit, les princes Anniaba et Abelmeula se seraient rendus en France vers la fin du XVIIe siècle et, selon le témoignage (fictif ?) de ce dernier, se seraient rencontrés à l’académie d’escrime des mousquetaires du roi. La seconde partie de l’Histoire de Louis Anniaba s’ouvre sur la rencontre du protagoniste avec Louis XIV, rencontre dont la véracité semble établie d’après plusieurs témoignages :  » Le tour de la compagnie où j’étais étant venu, elle défila devant le roi. Mais quel ne fut mon étonnement de voir ce grand monarque me faire sortir du rang, pour me parler. Il me demanda d’où j’étais, et depuis quand je faisais mes exercices dans ses mousquetaires.  »
Reconnaissant Anniaba dans un portrait en miniature qu’il tient à la main, Louis lui fait savoir que la nouvelle de la mort du roi d’Essenie était accompagnée de ce portrait de son fils, devenu de ce fait son successeur. Dès lors, honneurs et plaisirs s’accumulent : il est présenté à Jacques II, roi d’Angleterre en exil qui tenait alors sa cour à Saint-Germain,  » au dauphin et à tous les princes de la cour « . Il accompagne Louis  » dans le carrosse de ce grand roi qui m’y donna la droite  » pour se rendre à Marly.  » Dès ce moment tous les honneurs royaux me furent rendus. J’étais de toutes les parties de ce monarque, du dauphin et de Madame de Montespan. Tous les plaisirs m’étaient offerts, mais à peine en goûtais-je […] tant il est vrai que les cours des rois ne sont pas ordinairement le centre des plaisirs purs et solides.  »
Ces fastes sont bientôt suivis du baptême d’Anniaba, non moins fastueux, à Notre-Dame de Paris :  » Les cours de Versailles et de Saint-Germain s’y rendirent et y trouvèrent tous les magistrats de justice et de police de cette capitale. Le cardinal de Noailles qui en était archevêque fit la cérémonie, assisté de quatre cardinaux, de trente évêques, accompagné du corps des chanoines… « .
En comparaison, la récupération par le christianisme de Moulay Abelmeula, sous l’impulsion de la souveraine de son cœur,  » la tendre et incomparable Deragues « , est bien plus modeste. C’est l’évêque de Toulon,  » accompagné de son aumônier, du secrétaire et de quatre chanoines de sa cathédrale « , qui le fait baptiser et qui, par la même occasion, prononce la bénédiction nuptiale.
En effet, les deux récits, au-delà de toutes leurs péripéties, sont au fond des histoires d' » amour bilingue  » selon le titre d’Abdelkébir Khatibi, de couples dominos ou de couples mixtes, selon l’usage actuel, et cela à une époque où le préjugé de couleur commençait sérieusement à se faire sentir, où les droits des Noirs étaient de plus en plus circonscrits par la loi. Les édits royaux de 1716 et de 1724 sont très précis, tant pour les esclaves noirs amenés en France que pour les habitants du nouveau monde :  » Défendons à nos sujets blancs, de l’un ou de l’autre sexe, de contracter mariage avec les Noirs, à peine de punition et d’amende arbitraire.  » La déclaration royale de 1738 renforce cet interdit. Ces modifications législatives ont lieu entre la période historique de la venue en France d’Anniaba – et peut-être d’Abelmeula – vers la fin du XVIIe siècle et la publication en 1740 des romans tirés de leurs mémoires. Les lois contre les mariages mixtes se sont renforcées afin, sans aucun doute, de refléter les attitudes de moins en moins ouvertes, générées d’une part par l’Église et d’autre part par le lobby des négriers.
Plaidoyer pour une tolérance religieuse
Pour être admis dans la société française de l’époque, et à plus forte raison pour épouser une Française, il était inconcevable qu’un étranger ne se fasse pas chrétien, la méfiance religieuse de l’Autre l’emportant même sur le préjugé de couleur. Pour ce qui est de la couleur de la peau, on pourrait s’attendre à ce qu’Abelmeula, n’étant pas noir, bénéficie d’une attitude plus amène. En l’occurrence, ni l’un ni l’autre n’est l’objet de ce qui s’appelle aujourd’hui le racisme.
Beaucoup de critiques ont cependant attiré l’attention sur le fait que la couleur d’Anniaba, telle du moins qu’elle est présentée dans le roman, est basanée au point de lui permettre de passer pour un Italien ou même un Français de type méditerranéen. Il mise même là-dessus quand il demande à être présenté comme un étranger… Toutefois, ce terme recouvrant à la fois un inconnu et quelqu’un venu de l’étranger, une certaine équivoque demeure. En matière d’invraisemblance, qu’Abelmeula soit présenté comme étant  » Polonais de nation, Palatin de naissance  » nous paraît tout aussi farfelu.
Anniaba s’étend bien plus qu’Abelmeula sur la tolérance religieuse pratiquée dans leurs États respectifs. Abelmeula se limite à un constat rapide qui cache à peine sa critique de l’intolérance de certains pays européens, dont la France elle-même :  » Quant à la religion chrétienne dont je fais profession, je n’ai pas encore tenté de la rendre dominante. Je m’estime fort heureux de lui avoir procuré une pleine liberté. Quelque opposée qu’elle soit à la religion musulmane, j’y ai si bien pourvu par mes règlements, que les sujets des deux vivent dans une parfaite union ; et que jusqu’ici cette diversité, qu’on croit ailleurs si dangereuse, n’a causé aucun désordre dans mes États.  »
Anniaba développe davantage son appel à la tolérance, les dernières pages du roman y étant largement consacrées. Évoquant  » la nouvelle religion que je voulus introduire dans mes États « , il précise :  » Ce n’est pas que je prétendisse y contraindre mes sujets. Cette injuste et cruelle tyrannie n’était et ne sera jamais à mon goût.  » La célébration des mystères et le chant public des louanges étaient réservés aux seuls pères de la Rédemption, alors que la prédication et la confession se limitaient aux pères de l’Oratoire. Convaincu que ces derniers, connus pour leur modération et leur désintéressement,  » inspireraient l’union, la paix et la charité aux prosélytes qu’ils feraient « , Anniaba compte aussi sur un bienfait temporel aussi bien que spirituel, et très précisément sur  » l’horreur pour l’esprit de révolte contre les lois  » qu’ils leur inculqueraient. Le roi prône en effet  » le droit naturel dans toute son étendue « , tel du moins qu’il était conçu à l’époque, et laisse donc à ses sujets  » la liberté de penser et d’adopter entre [les]idées toutes celles qui ne nuisent ni au bien public ni aux lois de la nation « . Tout bien pesé, le grand mufti et ses conseillers approuvent la liberté de conscience. Il est même dit que le pape Innocent XI y ajoute son approbation en honorant Anniaba du titre de  » Restaurateur de la Foi « .
Le parallélisme qui se fait si nettement sentir dans ces dénouements comporte donc des nuances sur lesquelles il convient de s’attarder un moment. Pourquoi l’auteur de l’Histoire de Louis Anniaba s’appuie-t-il plus que celui de l’Histoire de Moulay Abelmeula sur la tolérance ? Serait-ce justement en fonction des lois régissant en 1740 le statut des Noirs, lois qui ne concernaient pas les Maghrébins, mais qu’il aurait été délicat, voire dangereux, de contester ouvertement ? Ou faudrait-il remonter plus loin dans les symboles de la noirceur et les préjugés de l’ignorance et de la peur qu’elle engendre, en rappelant le dicton classique selon lequel tout ce qui sort d’Afrique est monstrueux ?
L’auteur de l’Histoire de Louis Anniaba en prend le contre-pied dans l’épigraphe qu’il choisit pour son texte : Aliquid novi fert Africa quod non est monstrum. Voici, affirme-t-il, quelque chose de nouveau venu d’Afrique qui n’a rien de monstrueux. Même si la peau d’Anniaba est relativement claire, c’est une tare aux yeux des Européens. Loin de tout symbolisme, ses origines ouest africaines le sensibiliseraient davantage à l’intolérance raciale en vigueur chez les marchands de chair qui trafiquaient avec la pleine approbation de l’Église. Essenie, sur la côte des esclaves, ne connaissait que trop ce commerce de chair humaine, auquel participaient fatalement à leur profit certains indigènes. La côte barbaresque le connaissait aussi, mais c’étaient les autochtones qui le pratiquaient au détriment des Européens et qui en tiraient l’entier bénéfice. Cette différence d’origine géographique est donc très importante. Mais lorsqu’on regarde les textes de plus près, on constate une géographie des plus fantaisistes.
Des ressemblances récurrentes
Lorsque Anniaba rentre  » chez lui « , ce n’est pas en Essenie mais aux alentours du fleuve Sénégal. Cela pourrait expliquer, s’il est Peul et partant héritier de lointaines origines nilotiques, sa pigmentation relativement claire et ses traits plus méditerranéens que négroïdes. Quant à Abelmeula, il situe ses origines à Barcha, l’actuelle Barqah, en Cyrénaïque. Pourtant, venu tout droit de Libye, il est présenté comme  » prince royal de Fès  » et quitte ses  » vêtements marocains « . Le prénom Moulay est en effet moins libyen que marocain. Les repères géographiques se compliquent lorsqu’on apprend que c’est un journal d’Alger qui lui apprend la mort de son père. Le goût de l’exotisme l’emporte sans aucun doute sur le réalisme.Mais avant de tancer d’imprécision les auteurs anonymes des histoires en question, il convient de se demander combien de nos contemporains seraient capables de situer avec précision Barqah ou Assini, la Cyrénaïque ou même le Ghana.
Ce ne sont là peut-être que broderies littéraires autour du roman d’amour qui est au cœur de chaque récit, mais notons d’abord quelques parallélismes frappants de détail. Les héros font tous deux l’économie d’une généalogie complète et se limitent à préciser l’un :  » Le roi de Barcha fut mon père  » et l’autre :  » le roi d’Essenie était mon père « . Le premier  » m’avait destiné à remplir son trône dès que j’aurais atteint ma vingtième année  » alors que le second  » était résolu de me mettre [sa couronne]sur la tête dès que j’aurais atteint ma vingtième année « . Abelmeula a dix-sept ans quand il conçoit le projet secret de se rendre en France, pays tant vanté par son gouverneur et des marchands de passage – Anniaba en a dix-huit lorsqu’il forme et exécute le dessein de passer en France :  » Mon gouverneur et plusieurs marchands de cette nation m’en avaient fait un si charmant tableau, que je ne pus résister à la passion que j’avais de voir l’original.  »
Les gouverneurs en question, un Auvergnat tombé dans les fers du Dey d’Alger et un Génois échu entre les mains du roi de Fès et de Maroc (soit de Marrakech et non pas du Maroc tel qu’on connaît le pays aujourd’hui), favorisent le projet d’autant plus volontiers qu’ils échappent ainsi à l’esclavage et retrouvent leur patrie. Pour se prémunir contre l’indigence, chaque fugitif s’empare subrepticement d’une cassette pleine de bijoux appartenant à une sultane favorite qui permet au présomptif de pénétrer librement dans ses appartements.
On pourrait ainsi multiplier à loisir les événements et les aventures similaires. Est-il pour autant possible d’établir la priorité d’un récit par rapport à l’autre ? Il semble à première vue que l’accusation de plagiat qu’Abelmeula porte contre Anniaba donne la priorité chronologique de la publication à ce dernier. En revanche, si Anniaba calque son histoire sur celle d’Abelmeula, l’inverse serait vrai. Comment trancher ? On ignore dans l’état actuel de nos connaissances si un ou des manuscrits de l’un ou de l’autre récit circulaient avant leur parution en librairie. Seule cette hypothèse donnerait raison à Abelmeula, dont le témoignage rapporté dans ses mémoires ne couvrirait que la période antérieure à leur rencontre à l’académie de Paris : Anniaba ne pourrait connaître à ce moment-là la suite et la fin de l’histoire de son compagnon d’armes. L’incertitude demeure donc complète, d’autant plus que l’existence historique d’Abelmeula reste incertaine.
Des couples mixtes… et infertiles
Cette incertitude littéraire ne devrait pas détourner notre attention de l’essentiel, à savoir le débat d’alors – toujours valable d’ailleurs – sur le mariage mixte et le défi socioculturel et psychologique qu’il représente.
Malgré des moments de faiblesse physique, les deux reines, femmes de tête s’il en fut, mènent leur mari par le bout du nez. Elles insistent pour qu’ils se fassent chrétiens et, dociles, ils obéissent. Mais elles s’attirent aussi l’attention de vilains séducteurs qui parviennent à les enlever lors d’une promenade au bois de Boulogne. Qu’ils portent le nom du baron de Lasc… ou du comte de Gale ne change rien à la situation de base : l’épouse fidèle Dalo… ou Deragues se trouve emportée en un rien de temps vers la côte méditerranéenne, embarquée dans une felouque, capturée par des corsaires et vendue en esclavage sur la côte barbaresque. Ce sont, en un mot, les pires catastrophes qu’on puisse imaginer pour une femme de bonne famille.
Les maris, à la fois penauds et triomphants – car s’ils ont perdu une épouse, ils ont entre-temps gagné un trône à la suite du décès de leur père –, doivent regagner leur pays. Faisant escale à Alger pour Abelmeula ou à Tripoli pour Anniaba, qui prend de la sorte le chemin des écoliers pour rentrer chez lui, ils y sont reçus par le Dey ou le Bey avec tous les honneurs. Et comme le hasard fait bien les choses, chaque mari y aperçoit sa femme enfermée parmi d’autres esclaves dans un jardin clos. Leur patronne, aussi amène que le jardin qu’elles cultivent, cède l’épouse dont le Dey ou Bey autorise le rachat.
Dans les deux cas, le couple régnant devra également faire face à une opposition armée avant de s’asseoir confortablement sur le trône. La reine y fait preuve de sa valeur guerrière, ajoutant à ses vertus morales des qualités d’amazone et donc une autorité exceptionnelle sur le roi comme sur son peuple. Chacune des reines est respectée, appréciée et aimée, en somme parfaitement intégrée dans la société indigène.
On y lit fatalement une leçon pour le lecteur : la société française admettrait-elle pareille exogamie ? La réponse ne fait pas de doute. Qu’un monarque épouse une étrangère ou qu’un noble ait recours à une riche bourgeoise ne fait que renforcer le patrimoine héréditaire. Mais qu’on y introduise une pigmentation différente n’est guère concevable : la lignée dynastique avait bien trop d’importance dans les milieux aristocratiques pour imaginer une telle folie. Il suffit de songer à l’impasse existentielle dans laquelle Mme de Duras imagine dans son roman de 1823 le personnage historique d’Ourika pour reconnaître la persistance de ce préjugé. On n’a qu’à poser encore à un père bien-pensant la question : accepteriez-vous que votre fille épouse un Noir ? On n’a enfin qu’à passer en revue les différentes théories de pureté raciale émises au cours des siècles par ceux qui se réclamaient – se réclament encore – d’une chevalerie vaguement médiévale (en fait germanique et partant étrangère) pour reconnaître les absurdités extrêmement dangereuses de la conception d’un  » sang impur « .
Le fait même qu’il ne soit pas question d’enfants, nécessairement métis, nés de l’union mixte des deux histoires d’Anniaba et d’Abelmeula, introduit un bémol : une telle progéniture soulèverait certes des problèmes de cohérence littéraire. Mais on peut aussi se demander si les auteurs n’évitent pas là sciemment aussi, en écartant la censure de leurs lecteurs majoritairement conservateurs, des problèmes de cohérence sociale. Peu nombreux sont ceux qui reconnaissent et applaudissent indifféremment le bonheur de tous les couples, admettant que la différence et la mixité des sexes, par exemple, sont bien plus fondamentales que celles des faciès et que les fruits de toutes les unions méritent une égale sollicitude, un égal respect.
L’appel à la tolérance n’a pas vraiment été entendu. L’Histoire du Moulay Abelmeula participe d’une mode orientaliste qui florissait déjà au XVIIe siècle. L’Histoire de Louis Anniaba est en revanche le premier roman français à avoir pour héros un Africain subsaharien. Sa publication précède de peu celle des premières traductions du roman Oronooko de Mme Aphra Behn, paru en anglais en 1688 et traduit par Pierre-Antoine de La Place en 1746, et du célèbre Othello de Shakespeare, dont la première représentation londonienne remonte à 1604.
Il serait sans doute téméraire de suggérer que le couple d’Anniaba ait préparé le terrain en France pour Othello et Desdémone. Il faut en effet reconnaître que le goût des récits de voyages favorisait la présentation de nouveaux personnages exotiques (2). Mais la question était de toute évidence à la page lorsqu’en une seule et même année deux romans analogues traitent du couple domino et demandent la compréhension de la société.
Il a fallu attendre plus de 250 ans pour que ces textes oubliés soient remis à la disposition du lecteur. Leur leçon sera-t-elle mieux entendue aujourd’hui ? Peut-être le roman Prince Ébène de Frédéric Couderc est-il un signe que les personnages noirs du passé méritent d’être ressuscités, qu’il convient d’explorer les chemins de traverse de la littérature française, négligés par les manuels scolaires et par les programmes supérieurs, que les cultures de notre société bariolée sont à découvrir ou à redécouvrir. C’est là un défi et non une menace, un enrichissement et non une défaite, un rééquilibrage et non un chavirement.

Notes
1. Anonyme, Histoire de Louis Anniaba, roi d’Essenie en Afrique sur la côte de Guinée, présentation de Roger Little, coll. Textes littéraires CVIII, Exeter (G.-B.) : University of Exeter Press, 2000 (diffusion en France et en Belgique par les Presses universitaires de Bordeaux). Anonyme, Histoire de Moulay Abelmeula : Le Triomphe de l’amour et de la vertu, dans l’esclavage et sur le trône, ou Histoire de Moulay Abelmeula, écrite sur ses propres mémoires, présentation de Roger Little, coll. Autrement Mêmes 12, Paris : L’Harmattan, 2003. On trouvera dans ces rééditions des suggestions de lecture permettant d’approfondir les questions soulevées par les textes.
2. On pense à la compilation de l’abbé Prévost (lui qui écrivit toutefois qu’ » une femme blanche ne peut pas tomber amoureuse d’un noir « ) Histoire générale des voyages, dont la publication commence en 1746.
Bibliographie :
Aphra Behn, Oroonoko [1688], tr. et adapt. pour la scène de P.-A. de La Place, Paris, 1746.
Guillaume Bosman, Voyage de Guinée…, Utrecht : Antoine Schouten, 1705.
Le Code noir, ou Recueil des règlements…, Paris : Prault, 1742.
Frédéric Couderc, Prince Ébène, Paris : Presses de la Renaissance, 2003.
Claire de Durfort, duchesse de Duras, Ourika [1823], rééd. avec présentation et étude de Roger Little, coll. Textes littéraires, Exeter : University of Exeter Press, 1993, 1998, 2005 (diffusion P. U. de Bordeaux).
Abdelkébir Khatibi, Amour bilingue, Montpellier : Fata morgana, 1983.
Jean-Baptiste Labat, Nouveau voyage aux îles de l’Amérique, Paris [1722], 1724.
Abbé Prévost, Le Pour et Contre, XIV, 66 (1738).
Abbé Prévost, Histoire générale des voyages, 17461759.
William Shakespeare, Othello [1604], tr. et adapt. P.-A. de La Place, Paris, 1746.
Roger Little est professeur émérite de Trinity College Dublin, où il avait occupé la chaire de français la plus ancienne du monde (créée en 1776) de 1979 à 1998. Aujourd’hui, il partage sa vie entre la France et l’Irlande, et dirige chez l’Harmattan la collection  » Autrement Mêmes « , tout en poursuivant ses recherches sur la poésie française moderne et sur la représentation du Noir dans les littératures de langue française.///Article N° : 3889

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