Apt 2007 : pourquoi l’Afrique ?

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La 5ème édition du festival des Cinémas d’Afrique du Pays d’Apt a présenté du 8 au 14 novembre 2007 une quinzaine de longs métrages dont huit en avant-première et une vingtaine de courts métrages dans des salles presque toujours pleines : 5750 spectateurs ! La moitié a moins de 20 ans : démarrant par une journée lycéenne et poursuivant des séances scolaires tous les jours, le festival poursuit une intense mobilisation du jeune public en lien avec la cité scolaire aptoise.

Jean-Louis de Longeaux, le maire UMP d’Apt, avait répondu par une « Chronique du Calavon » dans le Journal d’information de la ville d’Apt (n°9, juillet-août 2007), aux attaques des opposants au festival qui s’étonnent de voir le seul événement cinématographique de cette ville de 12 000 habitants entièrement dédié à l’Afrique. Bonne question ! « Il est vrai que cet argent que l’on donne est celui des citoyens », remarque M. de Longeaux, en référence à la subvention municipale. Pourquoi ne pas faire « franco-français » comme il lui est demandé ?
« Sur les 5600 entrées, la moitié était des scolaires plus ou moins obligés de venir », lui siffle-t-on aussi à propos du festival 2006 tandis que celui de 2007 fait encore mieux. Voici donc l’équation posée : on utilise l’argent public non seulement pour présenter des films qui ne nous concernent pas mais en plus, on oblige les élèves à venir les voir. La chose me semble excellemment posée : oui, une découverte éventuellement dérangeante est proposée, et oui, on oblige les élèves à venir (sur inscription de leur classe par leurs professeurs aux films qu’ils ont choisis). Même, sur décision de la Région PACA en accord avec l’administration de la cité scolaire, une journée pédagogique ferme le lycée pour que les élèves aillent plusieurs fois au cinéma.
Jeunes et adultes sont ainsi confrontés à des films qu’ils n’auraient sinon pas été voir. Les adultes en redemandent : se confortant d’année en année, le succès est étonnant, la plupart des séances refusant du monde même en semaine. Comme les adultes, les jeunes ont droit à un accompagnement soigné : interventions en classe, présentation des films et débats, rencontres avec les réalisateurs ou les acteurs – et non des moindres : Souleymane Cissé, Samba Félix Ndiaye, Nouri Bouzid, Cheick Fantamady Camara et l’acteur Alex Ogou, etc.
Moment emblématique en fin de festival : après avoir été présenté en soirée, U-Carmen eKhayelitsha est programmé en séance scolaire pour des élèves de Seconde le lendemain matin. Le film sud-africain a beau avoir reçu la plus haute distinction du festival de Berlin, c’est un opéra, un genre qui n’est pas du goût de beaucoup d’adolescents ! Si la transposition dans une township et les textes sont modernes, la musique de Bizet est respectée et la troupe Dimpho Di Kopane de théâtre lyrique de Mark Dornford-May s’égosille élégamment en une accumulation de chants en chœur et en duos en xhosa sous-titré. Après concertation avec les professeurs, le film est maintenu : l’école est là pour proposer des expériences culturelles. Où donc ces élèves verraient-ils un opéra ? Et où verraient-ils les films d’Afrique qui leur sont proposés ?
Et bien, à la faveur d’une introduction claire et de cette détermination des pédagogues, non seulement ils ont tenu le choc d’un opéra de deux heures mais en plus ils ont applaudi à la fin ! L’expérience prouve que les jeunes sont ouverts à des expériences culturelles et le festival montre sans cesse que les rencontres de haute qualité qu’il permet avec des réalisateurs africains engagés pour « cet énorme continent qui dérive au-delà des océans », pour reprendre l’expression douloureusement poétique de M. de Longeaux, leur ouvrent l’esprit et éveille en eux le désir de connaître et de comprendre.
Pourquoi se pencher spécifiquement sur l’Afrique ? « La réponse ne peut être ni angélique, ni sarcastique », répond M. le Maire, qui poursuit : « Montrer ce cinéma et d’une manière générale la culture africaine est un des moyens les plus sûrs pour valoriser ce continent ». Effectivement, il y a là plus d’intelligence qu’un professeur qui lâchait qu’on n’était « quand même pas en colonie de vacances » ! Le combat est parfois rude pour faire passer l’idée d’une journée pédagogique imposée. Si nombre de professeurs plongent le plus volontiers du monde et avec un bel engagement dans l’opportunité qui leur est ouverte de faire sentir par l’image et les rencontres ce qu’ils tentent d’enseigner, d’autres se renfrognent au grand dam de leurs élèves qui voudraient être au fait de l’événement.
Car c’est bien un événement qui secoue la Cité scolaire : on parle cinéma dans les couloirs et à la cour de récréation, les réalisateurs sont invités à donner une leçon de cinéma face à des classes regroupées. Alors qu’en 2004, Moussa Touré était venu tourner un film avec les élèves (Nanga Def), opération répétée en écho à Bakel au Sénégal (Nawaari), c’est cette année Angèle Diabang Brener qui est venue animer un atelier de réalisation de film. En fait, Angèle est déjà une habituée d’Apt où elle avait présenté son court métrage Mon beau sourire en 2006 et était encore là en juin dernier, invitée par la Fondation Jean Paul Blachère, pour les ateliers vidéo de Joucas. (1) Les élèves d’une classe d’électronique du Lycée d’enseignement professionnel se sont mobilisés pour dire par le cinéma que le fait d’être dans une filière professionnelle ne les rend pas plus bêtes que d’autres et que les préjugés auxquels ils sont confrontés sont absurdes et malsains. En quelques jours, confrontés à une jeune réalisatrice sénégalaise déterminée, à peine plus âgée qu’eux mais plus mûre qu’un adulte, ils ont abattu un impressionnant travail d’écriture de leur futur film qui sera tourné en mars 2008.
« Qu’on le veuille ou non, l’avenir de notre monde passe indubitablement par l’Afrique », écrit encore M. le Maire. Ce ne sont pas les élèves du LEP qui le contrediraient : leurs derniers préjugés se sont effondrés dans leur contact avec Angèle, laquelle est également passionnée par l’expérience et impressionnée de voir ces garçons mettre autant de poésie dans leurs écrits. Dans cet échange naît une relation qui fait grandir chacun tout en déconstruisant l’inégalité du monde.
Ce passage à l’acte pédagogique est essentiel : ce que fait Angèle n’est pas enseigner mais initier. En se posant la question du cadre, de la distance, de l’angle de prise de vues, du rythme, etc., les élèves du LEP vont se poser des questions fondamentales pour leur vie même. Si bien que l’acte de faire le film sera plus important que le résultat, qu’on espère bien sûr le plus probant possible. Cela restera de toute façon un exercice et l’autosatisfaction béate ne sera pas de mise, mais tout est parti pour que le film existe et qu’il porte beaucoup de cette relation établie entre Angèle et la classe mais aussi et surtout au sein de la classe elle-même dans le contexte du lycée, puisque là est le projet. Sa réussite sera ce qu’il porte et non son brio ou sa virtuosité. Plutôt que de briller par l’image, c’est l’épaisseur des personnes filmées qui importe, leur espace de liberté d’évoluer et de s’exprimer. A cet égard, l’approche poétique qu’ils ont osée dans leur écriture est impressionnante de justesse et prometteuse.
« Je suis convaincu qu’il est bien et nécessaire de s’occuper de l’Afrique, non pas comme hélas certains intellectuels le disent par souci de repentance », note le maire ancien colonel. Mais ce n’est pas de la repentance que demandent les films d’Afrique. « Pourquoi les Occidentaux passent-ils leur temps à demander pardon ? me disait Sembène Ousmane en 1998. Je dis aux Africains : vous pouvez pardonner mais vous ne pouvez pas oublier. » L’émouvante soirée d’hommage au vieux lion disparu le 9 juin 2007, ponctuée par les témoignages des réalisateurs et acteurs présents, présentait La Noire de…, le premier long métrage réalisé par un Noir en Afrique (1966). Le film est une attaque violente et frontale des néocoloniaux de l’époque. Il ne cherche pas à susciter la honte mais les regarde en face, sans concession, pour dégager le coût humain. De ce constat peut naître une évolution de tous. La présence de Naky Sy Savané, actrice de Moolade, et de Thérèse Mbissine Diop, principale actrice du film, apportait un éclairage sur le réalisateur, terriblement exigeant avec ses acteurs. Le destin de Thérèse Mbissine Diop, restée sous le contrôle de Sembène et partant rejetée par d’autres, jetait un voile tragique sur le rapport à l’homme.
Le documentariste Henri-François Imbert vient de consacrer un livre remarquable à cet autre réalisateur sénégalais historique qu’est le documentariste Samba Félix Ndiaye. (2) Celui-ci était présent sur toute la durée du festival pour accompagner le jury lycéen, qui est seul à être sollicité pour attribuer des prix (cf. palmarès en fin d’article). Magnifique expérience pour ces jeunes qui se posent une semaine durant et avec un impressionnant sérieux la question du cinéma. Les films de Samba Félix Ndiaye démontrent combien le Maire d’Apt, au-delà de ses judicieuses remarques, fait par contre erreur quand il affirme « l’incapacité de l’Afrique à vaincre sa désespérance ». Imbert montre que son art est justement de filmer la résistance. Sans doute est-ce justement là la clef du « pourquoi l’Afrique ? ». Lors d’un débat sur son dernier film Questions à la terre natale, qui s’interroge sur les raisons des problèmes du continent, l’évocation des jeunes qui se noient en essayant d’atteindre l’Europe et de parents qui les y encouragent déclencha chez le réalisateur une intense émotion. C’est aussi cette conscience aigue que portent ces films. Mais conscience et résistance ne prennent force que grâce à une esthétique qui laisse aux personnes filmées la liberté d’être et au spectateur la liberté de penser. Revoir Les Malles est ainsi une expérience de cinéma : ce documentaire de 14 minutes sans dialogue ni commentaire vibre d’une incroyable épaisseur humaine. En voyant les travailleurs de l’atelier informel qui, à partir de vieux bidons de pétrole, travaillent la tôle au marteau pour finalement fabriquer des malles peintes comme des objets d’art, on perçoit bien davantage qu’une simple sociologie. En filmant ces hommes qui martèlent sans cesse, en un rythme qui devient symphonie, le réalisateur remplit son rôle dérangeant de nous marteler à son tour, nous qui avons tendance à l’oublier, la présence et la grandeur des gens humbles. Nous comprenons qu’ils refont chaque jour le même geste, la nécessité de leur travail de survie. Comme le dit Imbert dans son livre, c’est la condition humaine qui est à l’écran, l’absence de commentaire ne laissant plus pour nous que ce travail comme espace de projection. Non seulement nous ne pouvons plus ne pas voir le travail qu’il y a derrière ces malles, mais nous découvrons que leur organisation en ateliers et la maîtrise de leur produit défont beaucoup d’affirmations sur l’incapacité des gens simples (Djibril Diop Mambéty aurait dit « les gens francs ») à s’organiser et la nécessité de leur enseigner. C’est finalement aussi une relation Nord-Sud que remettent en cause ces hommes qui martèlent à l’écran.
Où poser sa caméra dans un tel atelier ? Le caméraman eut l’idée d’étaler des nattes dans un endroit central et d’y poser l’appareil à raz terre : les hommes qui sont tous assis à même le sol sont ainsi quand même saisis en contre-plongée, comme dans les films d’Ozu, à cette hauteur d’homme qui les magnifie. En rendant ainsi entière leur dignité, Les Malles débarrasse de toute condescendance, paternalisme ou mépris le regard sur les hommes.
Il fait ainsi partie de ces « quelques réalisations exemplaires qui peuvent nourrir notre optimisme » sur lequel M. le Maire d’Apt conclut son article. « L’espoir coûte que coûte », pour reprendre l’expression d’Abderrahmane Sissako, c’est le programme de ces cinématographies africaines et c’est sans doute là qu’elles nous donnent confiance pour notre propre combat. La table-ronde organisée le dimanche matin sur politique et cinéma, suivie par une nombreuse assistance, ne pouvait que le marteler elle aussi. Réunissant les réalisateurs et acteurs invités du festival, elle permit d’entendre le dialogue fait d’exigence et de respect entre anciens et nouveaux.
Le nouveau, c’est souvent dans les courts métrages qu’on le trouve, où s’essayent de jeunes réalisateurs, et ceux qui étaient présentés cette année étaient particulièrement décapants. Du Sénégal, le 6 minutes d’Ismaël Thiam, Djaay diap, qui avait remporté le prix du festival du film de quartier à Dakar, est un vrai plaisir de cinéma : rythme et humour autour d’une idée simple ancrée dans le vécu urbain, une partie de poker strip entre jeunes. Du Sénégal également, Détectives Dioug’s & Taph, un 26 minutes de Fabacary Assymby Coly, sait lui aussi jongler entre chômage des jeunes, attente des femmes et corruption policière comme trame d’une histoire prenante et pleine d’humour. Ses clins d’œil sans prétention au cinéma de genre et son ancrage dans le quotidien en font une sympathique approche de l’ambiance dakaroise.
Lorsque l’Algérienne Samia Chala, après avoir réalisé nombre de documentaires sur les femmes et l’exil, s’intéresse aux hommes dans Lamine la fuite (50′), son écoute lui permet d’en révéler le tragique lorsque la société ne leur offre ni emploi ni épanouissement. Elle s’attache à un fou du départ, mais qui fait toutes les ambassades pour obtenir un visa plutôt que de se lancer dans l’aventure clandestine. Attachant et drôle, il se livre sans détours. Son idéalisation de l’ailleurs dit sa frustration du quotidien. C’est le type de documentaire où le sujet est si fort que les failles de la réalisation et du montage sont estompées, mais comme il serait plus percutant si une plus forte dose de création venait soutenir son propos ! Minimaliste, le choix du regard caméra d’une femme en plan fixe opéré par la Marocaine Maria Karim dans Wafa-Lisa (12′) répond-il à cette attente ? Il n’est bien sûr pas à transposer ou systématiser, mais oui, il fonctionne à plein. Sans doute parce que la petite dv dont Maria a tourné l’écran vers son amie pour qu’elle puisse se voir en parlant bouge au rythme de la conversation des deux femmes, parce que tout le film est basé sur leur complicité et que le cadre favorise la confidence, parce que l’improvisation est totale même si le dispositif est pensé, et bien sûr parce que sans aucune intention énonciatrice, cette femme nous livre le fond de son cœur et que ça nous touche directement. Tant et si bien que ce va-et-vient incertain entre le réel et son imaginaire a pu déranger lors de projections à Casablanca où les jeunes appréciaient peu ce miroir sans concession. Au-delà de la recherche historique de se définir, ce jeune cinéma qui se donne plutôt pour programme « nous voir tels que nous sommes » explore le vécu complexe d’une identité en devenir à la croisée du monde. Et c’est en cela qu’il légitime lui aussi le choix d’un festival de se centrer sur les films d’Afrique.

1. www.fondationblachere.org
2. Henri-François Imbert, Samba Felix Ndiaye, cinéaste documentariste africain, collection Images plurielles, L’Harmattan 2007.
Le jury lycéen du Festival des cinémas d’Afrique, composé de 10 lycéen(ne)s de la seconde aux terminales, et animé par le cinéaste sénégalais Samba Félix Ndiaye, a rendu le palmarès suivant:
– Prix du jury lycéen : Juju Factory de Balufu Bakupa Kanyinda (Rép. dem. du Congo),
– Mention spéciale au court-métrage: Sénégalaises et Islam d’Angèle Diabang Brener (Sénégal). ///Article N° : 7137

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Les images de l'article
Le jury lycéen avec Alex Ogou
Dominique Wallon et Emile Abossolo
devant le cinéma César
Cheick Fantamady Camara, Angèle Diabang Brener, Nouri Bouzid, Samba Félix Ndiaye
Zohra Fatma Zamoum avec des habitants d'Apt, qui présentait "La Pelote de laine"
Devant le cinéma
Angèle Diabang Brener et des élèves de l'atelier de réalisation
Le succès d'Alex Ogou
Dominique Wallon et Souleymane Cissé
Samba Félix Ndiaye et des membres du jury lycéen
Dominique Wallon, Michel Amarger et Olivier Barlet
Thérèse Mbissine Diop
Souleymane Cissé avec la Michèle, la directrice du cinéma César
Naky Sy Savané
Pitch (présentation des projets) durant l'atelier de réalisation
Maria Karim
Le proviseur du lycée d'Apt et des professeurs et organisateurs en compagnie d'Angèle Diabang Brener et de Mariame Ndiaye
Samia Chala
Le jury lycéen annonce son choix





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