Face à face est une production entièrement marocaine.
Oui, le film a été présenté au Fonds Sud et à l’ADC Sud, fonds d’aide de l’Etat français aux cinémas du Sud, est arrivé à chaque fois à la session plénière mais n’a pas été soutenu. Je constate que nous, les Maghrébins, sommes de plus en plus marginalisés. Les candidats viennent du monde entier et les francophones se trouvent concurrencés par des continents entiers comme l’Amérique latine ou l’Asie. Sous prétexte que les pays du Maghreb ont des aides étatiques, ils sont maintenant écartés de l’ADCSud. Cela nous met dans une position délicate car les aides dans nos pays sont très modiques. Pour donner un exemple, j’ai perçu en 1993 pour mon deuxième film La Porte close une aide de 2,5 millions de dirhams tandis qu’en 2003, je n’ai perçu que 1,9 million pour mon nouveau projet de long-métrage intitulé » Corps Dérobés « , alors que le coût des prestations augmente considérablement.
Pourtant, tu as voulu faire réaliser la post-production en France alors que des possibilités existent au Maroc.
Avec mon producteur et mon directeur photo, nous avons préféré post-produire en France pour assurer une qualité internationale au film.
Le film est construit en deux périodes : il démarre à Casablanca en 1993 et se termine sept ans plus tard. En 1993, le personnage principal dit qu’on est quand même plus sous les années de plomb mais il lui arrive beaucoup de malheurs : le propos est clairement politique après avoir eu dans Les Casablancais une vision plutôt sociologique.
Oui, j’ai voulu porter un regard sur les années 90, qui sont pour moi très importantes puisque ce sont les années où j’ai réalisé mes longs-métrages précédents. Mon parcours personnel rejoint ainsi celui des protagonistes car j’ai eu aussi des problèmes avec l’arbitraire, notamment la censure. Il y eût des étapes : après les années de plomb, l’arbitraire a pris des formes plus soft mais persistait face à la critique. Cependant, au-delà des aléas de la vie politique et sociale, c’est la quête existentielle des principaux personnages qui constitue pour moi le principal contenu du film, quête au cours de laquelle ces personnages se retrouvent dépouillés de leurs certitudes et doivent poser de nouvelles marques pour redonner un sens à leur existence.
Kamal, le personnage principal devient amnésique : de quoi est-il emblématique ?
L’arbitraire a pour objectif d’effacer la mémoire. Le régime de Hassan II a longtemps refusé de reconnaître la disparition de nombreux prisonniers politiques et l’existence des prisons clandestines, Tazmamart etc. D’ailleurs, l’amnésie de Kamal, qui est provoquée par un accident pour le moins ambigu, est une manière pour moi de soulever ce problème.
La restauration de la mémoire est essentielle pour le Maroc de demain ?
Absolument ! Depuis quelques années, la presse indépendante s’est attachée à révéler les pages les pus sombres de notre histoire. La société civile aussi essaye de fouiller dans la mémoire du Maroc pour mettre à plat toute cette période, partant du principe qu’on ne peut avancer si on ne règle pas, entre autres, le problème de l’impunité qui a régné pendant très longtemps.
On dirait que le cinéma se cantonne à poser la question sans prendre un rôle d’investigation mais plutôt d’accompagnement pour souligner l’importance de la démarche.
Oui, parce que le cinéma au Maroc subit beaucoup plus la censure que les autres formes d’expression car le régime sait bien que le cinéma est beaucoup plus accessible à une population à moitié analphabète. Cette même censure est encore plus forte à la télévision qui, malgré les apparences, reste soumise au pouvoir exécutif et confinée dans un rôle de propagande.
Mais n’y a-t-il pas un rôle spécifique du cinéma ?
Si, le cinéma est censé témoigner et accompagner les mutations qui traversent la société et partager avec le public des émotions et des expériences vécues. Mais il n’a pas à se substituer à la presse ni au militantisme politique qui, lui, aspire à la conquête du pouvoir. Alors que le cinéma, quant à lui, il se place dans la sphère de l’imaginaire dans le but de changer le regard.
Ce qui nécessite de la part des cinéastes de se libérer de l’autocensure et d’accepter le risque
de quitter les routes nationales et d’emprunter des chemins de traverse.
Justement, les relations hommes-femmes prennent une grande place, avec un Kamal plutôt macho qui n’écoute pas les besoins de sa femme Amal et finalement une séparation basée sur des malentendus.
La notion de couple est assez récente au Maroc. Dans notre société arabo-musulmane, le coupe a toujours a subi l’emprise du pouvoir politique, de la religion et de la famille. Ce qui explique que la société reste très machiste. Par conséquent, un couple qui aspire à se prendre en charge et à s’insérer dans la modernité se retrouve automatiquement confronté aux traditions, aux tabous et aux interdits. C’est pourquoi il y a beaucoup d’échecs, de ratés. Amal et Kamal sont, certes, amoureux l’un de l’autre et aspirent réellement à la modernité, mais n’échappent pourtant pas totalement à cette situation.
La fragilité des êtres semble être issue de cette incertitude de société.
Oui, leur désarroi est fort car cela pose le problème de l’émergence de l’individu dans une société conservatrice comme la société marocaine et, au-delà, de la plupart des sociétés des pays du sud où les individus doivent se débarrasser de la mentalité de la servitude pour se frayer un chemin propre en mesure de répondre à leurs besoins d’émancipation et de liberté. Ce qui n’est pas toujours évident, même pour les partis politiques censés incarner des visions différentes et proposer des projets libérateurs. La plupart d’entre eux ont été tellement domestiqués durant des décennies qu’ils n’arrivent plus à se libérer totalement de cette domestication. C’est pourquoi les individus ont la nette impression qu’ils sont livrés à eux-mêmes.
Dans la deuxième partie du film, on passe du désarroi à l’ambiguïté. Ces personnages ne savent plus si la direction qu’ils ont prise est la bonne.
Ils ont effectivement cette impression parce que leurs anciens repères deviennent progressivement inopérants. Ils se retrouvent loin du cocon citadin et projetés dans l’espace infini du sud désertique et ils se sentent nus et abandonnés à eux-mêmes. Dans ce périple qui les conduit du nord au sud, qui est en même temps un voyage dans la mémoire, ils sont rapidement amenés à faire le bilan de leur vie. Et là, Amal se retrouve dramatiquement partagée entre sa volonté de connaître la vérité pour pouvoir redonner un sens à sa vie et les sollicitations contradictoires de son beau-frère Redouane, son amant Mounir et sa fille Leyla. Quant à Redouane, qui est un ancien prisonnier politique, il se sent tout simplement inutile dans la mesure où ceux qui devaient faire perdurer son combat ont démissionné. Ce qui est très déstabilisant pour les deux. Quant à l’ambiguïté, elle est inhérente au réel et à la vie. Le cinéma n’a pas de réponses toutes faites. Il n’a pas de réponses du tout. Ces seules réponses se placent sur un autre plan, celui de la vision et de l’approche esthétique.
Pour nous spectateurs qui recevons ce message politique, on a l’impression d’une société marocaine aujourd’hui qui ne sait pas où elle va.
Oui, absolument. Il y a cependant une évolution incontestable : on peut s’exprimer plus librement, le sens pris semble positif mais des incertitudes demeurent : la constitution reste la même, la législation évolue trop lentement, les comportements des décideurs ne changent pas. Ce qui explique que la société civile est en avance sur le système politique qui l’enserre de partout.
Un troisième niveau dans le film est très visible à l’écran : la caméra se rapproche des corps, le montage rappelle la sensualité d’Amal et son désir d’existence au niveau de sa sexualité. Une cohérence s’installe entre le discours politique, la recherche de repères des individus et ce niveau de sa propre sensibilité dans le monde.
J’ai toujours essayé d’inscrire les corps dans le cinéma, depuis mon premier long-métrage. Malgré l’emprise des traditions, de la religion, des tabous et de la censure, j’ai tenté de présenter des personnages sexués, qui ne renoncent pas à leur désir et leurs envies. Je pars en fait du principe que le désir sexuel est l’un des principaux moteurs de la fiction. C’est pourquoi il m’a semblé important que le parcours d’Amal soit accompagné de l’investissement de son corps. Elle est consciente de sa beauté, de la séduction qu’elle exerce sur les hommes et notamment sur Redouane. Son itinéraire est d’ailleurs assez significatif : elle est moderne, bien que non politisée, et déterminée voire même têtue. Pourtant, malgré les apparences, elle reste curieuse et à l’écoute. Au départ, elle rejette l’environnement désertique dans lequel elle se retrouve plongée, parce qu’elle ne le connaissait pas auparavant et parce qu’elle en ignore les règles. Mais elle finit par s’en imprégner, par le voir autrement et par comprendre qu’il fait partie d’elle-même. Par ailleurs, cette quête qui se déploie en direction du sud a été aussi l’occasion pour moi d’interroger le mythe des origines (ne sommes-nous pas originaires du sud ? Ne sommes-nous pas considérés comme des gens du sud ?) et poser la question de l’identité à laquelle nous sommes tous, à un degré ou un autre, brutalement confrontés, notamment sur le plan de l’expression artistique.
Le cinéma marocain récent se déroule souvent en milieu urbain et le déplacement des personnages les amène comme sur la planète mars.
Mes personnages sont citadins et gardent un regard citadin même quand ils évoluent dans l’espace rural. Pourquoi cette dichotomie ? Tout simplement parce que la campagne a été pendant très longtemps la chasse gardée du régime et a été maintenue dans l’ignorance et la soumission, ce qui l’a empêchée d’être travaillée par les idées et les valeurs qui ont agité la ville. D mon deuxième film La Porte close, les instituteurs, personnages principaux du film, sont rejetés par les habitants du village qui trouvent que les valeurs qu’ils leur apportent s’opposent aux traditions. Il ne faut pas perdre de vue que le Maroc demeure malgré tout un pays largement conservateur et il est difficile aux idées nouvelles d’émerger et de prospérer, surtout à la campagne. Personnellement, je suis comme mes personnages : je ne connais pas la campagne et elle ne me semble pas porter les valeurs que je veux défendre.
Redouane dit en fin de film que ce pays n’existait que dans son imagination : c’est une constatation proprement tragique, de la part de gens actifs qui reconnaissent avoir vécu leur rapport au peuple de façon imaginaire.
Les mouvements marxistes-léninistes croyaient au début des années 70 qu’il suffisait d’une étincelle pour que tout s’embrase, ce qui dénotait une méconnaissance tragique des réalités. Je crois que les acteurs politiques se sont trompés et se trompent encore d’ennemis : la gauche reste atomisée et a été largement récupérée. Les mouvements politiques contestataires n’ont pas su élaborer une stratégie commune, novatrice et crédible ni impliquer le peuple dans leur action.
On dénote dans le film une déception globale.
Mais la déception est porteuse d’espoir car elle pousse les protagonistes à réfléchir et à se remettre en cause. Ce qui est surtout le cas d’Amal. La femme n’est-elle pas l’avenir de l’homme ? Quant à Kamal et Redouane, ils ont encore du chemin à faire. Les épreuves qu’ils ont endurées peuvent très bien devenir des épreuves initiatiques et leur procurer plus de lucidité.
Et cette femme découvre une voie nouvelle car elle fait le deuil de son histoire.
Oui, elle a compris beaucoup de choses. J’ai essayé de signaler cette évolution d’une manière discrète, en filigrane. Par exemple, quand sa fille taxe Redouane de menteur, Amal lui rétorque qu’il n’est pas du genre et qu’elle le connaît bien maintenant. Cette réplique est la preuve pour moi qu’Amal a fait, certes, le deuil de son histoire mais aussi qu’elle a fait l’effort de comprendre Redouane et de changer de regard sur son environnement. Elle est dès lors prête à se prendre réellement en charge.
Le film s’installe volontiers dans la durée : des plans-séquence, le refus de la fragmentation au montage, une certaine distance respectueuse des personnages.
J’ai voulu donner au plan le temps de respirer et aux personnages l’opportunité de s’exprimer. J’ai donc écarté les champs-contre champs sauf lors de quelques rares scènes où certains interprètes, amateurs, n’ont pas été en mesure de relever le défi. Cette approche correspond beaucoup plus au regard que je voudrais porter sur ma société et mes personnages. Dans Face à face en particulier, j’ai l’impression que les plans-séquence de la deuxième partie correspondent bien à cet espace du sud, propice autant à l’errance qu’à la recherche de soi pour redonner un sens à sa vie.
Le public s’habitue lui à un autre rythme au cinéma. Pas de peur d’être mal reçu ?
Le film sort au Maroc à partir du 10 décembre 2003. Mais, auparavant, il a déjà été projeté en public en juin à Oujda, dans le cadre du 7ème Festival national du film où il a eu à la fois le prix de la presse et de la critique, ainsi qu’à celui de Marrakech, en octobre, où il a été bien accueilli. Ce qui me donne l’espoir que le public trouvera de l’intérêt au film à sa sortie. De toute façon, ce n’est pas dans mes habitudes de caresser le public dans le sens du poil car j’ai du respect pour lui et je cherche à l’impliquer avec moi dans mon aventure en tant que public curieux, ouvert et actif.
C’est une façon de faire confiance au spectateur malgré le contexte mondialisé.
Le Maroc est envahi par le cinéma américain qui constitue 60 % de la programmation et par le cinéma hindou qui en occupe aussi 20 %. Mais des films marocains ou français indiquent d’autres directions, avec l’espoir de ramener à ce cinéma un maximum de spectateurs. C’est un combat esthétique et éthique contre une volonté d’hégémonie et pour un cinéma différent qui correspond davantage aux besoins réels des populations dont elles ne sont pas toujours conscientes.
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