« Au départ, j’avais rêvé de me fondre dans d’autres sociétés »

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Grande dame de la littérature française, première présidente du Comité
pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, Maryse Condé vient de publier ce qu’elle considère comme son dernier roman, Mets et merveilles. Africultures s’est associé à Altermondes, le magazine en kiosque des solidarités internationales pour publier le fruit de cette rencontre autour de la littérature, de l’identité et de la mémoire. En octobre 2018, elle reçoit le Prix Nobel alternatif de Littérature. 

En publiant votre autobiographie, La vie sans fards (1), vous disiez que c’était votre dernier livre. Mets et merveilles, qui retrace également votre histoire, n’en serait donc qu’un chapitre supplémentaire ?
Maryse Condé : À chaque fois on dit ça. Mais je crois que Mets et merveilles sera vraiment mon dernier livre. À la fin de La vie sans fards, je parle de mon mari. J’écris : « Grâce à lui je commencerai ma vie d’écrivain ». On pouvait se demander quelle nouvelle vie j’allais mener après la rencontre avec mon mari. J’ai eu envie de parler de cette seconde vie qui ne ressemble en rien à la première, qui est différente.

Mets et merveilles se termine quand même sur une question : « Ainsi dans ce domaine non plus je n’aurais pas d’héritier ? ».
M.C. : Personne n’a d’héritage. On le souhaite toujours mais nous n’avons jamais quelqu’un qui suit ce qu’on a été et qui serait tel qu’on voudrait qu’il soit. Je crois que les héritages sont des rêves, non des réalités.

Vous même, ne vous inscrivez-vous pas dans une continuité, dans un héritage ?
M.C. : Pas tellement. Je n’ai pas de maître d’origine, ni père ni mère littéraire. Je me suis faite un peu toute seule et plutôt contre ceux que j’avais lus et que j’avais entendus. Je crois que c’est mieux ainsi. Essayer d’être soi-même.

Créer à partir de vous même, de vos envies, de vos rencontres, c’est ce que vous faites en littérature et… en cuisine. Tel est le propos de votre dernier livre.
M.C. : Et ce n’est pas facile. Les gens n’apprécient pas les cuisines singulières. Ils aiment se retrouver en terrain connu, familier. Pour qu’ils acceptent une cuisine ou une littérature qui soit la vôtre, il y a donc un effort à faire, assez agréable, qui est celui de la création. En Guadeloupe, les plats se cuisinent selon des recettes issues de l’esclavage, avec un accompagnement précis. Les gens n’aiment pas qu’on prépare un plat un peu différent, en mettant des ingrédients inattendus. Faire par exemple un court-bouillon au cari en mettant des choses qu’on a envie de mettre, les gens ne l’acceptent pas.

Vous dites aussi avoir voulu aller à l’encontre de l’image commune selon laquelle une intellectuelle ne sait pas cuisiner.
M.C. : Je voulais appeler ce livre La cuisinière et son double en référence à Antonin Artaud (2). Je voulais montrer le snobisme qui stigmatise la cuisinière : elle fait à manger, c’est une nourricière, c’est banal, c’est un peu vulgaire. Ce snobisme est une erreur. Le travail de création est identique, pour la cuisinière comme pour l’écrivain. Avec des mots ou avec des épices, avec des métaphores ou avec des saveurs, on cherche à créer quelque chose de satisfaisant, de riche. Les gens pensent que je ne sais faire que des oeufs durs et de la salade. Ils sont étonnés quand je cuisine un navarin, un tajine ou un cari. C’est une manière de casser l’image que je pourrais avoir mais qui n’est pas la mienne.

Vous écrivez : « Les gens qui ne bougent pas, ne voyagent pas, à mon avis, ne comprennent pas le monde autour d’eux ». En quoi voyager a été nécessaire dans vos activités d’écriture et votre passion pour la cuisine ?
M.C. : Un écrivain très connu rencontré chez Simone Gallimard, mon éditrice d’alors, m’avait demandé il y a très longtemps : « Pourquoi vous voyagez autant ? Estce que vous ne pourriez pas rester dans votre cabine de travail et avoir des idées ? ». Pour beaucoup d’écrivains, voyager n’est pas indispensable, écrire est un voyage intérieur. Moi, j’ai toujours voulu rencontrer les autres, communiquer avec les gens les plus lointains. C’est une tendance qui m’est particulière. Ce n’est pas la seule. Il y a plusieurs façons de concevoir l’écriture, le roman, la littérature.

Pourtant, on le voit dans Mets et merveilles, vos voyages n’ont pas toujours été des moments de plaisir, notamment en Inde ou en Afrique du Sud.
M.C. : C’était des expériences dures mais bénéfiques. Je crois qu’il fallait que j’aille dans des pays où le fait d’être femme était remis en question, où le fait d’être noir était problématisé, pour valoriser ce que j’étais et la couleur que je portais, qui n’était pas seulement un accident. J’ai découvert, en Inde, que la couleur signifiait quelque chose. Avant j’étais un peu superficielle, je ne voyais pas la profondeur de la couleur. En Inde, j’ai découvert que j’appartenais à un autre monde. J’ai aimé l’Inde, je l’aime toujours, mais j’ai appris que je n’étais pas Indienne malgré cette couleur de peau commune. La couleur en Afrique est un lien. Bien que les Indiens soient noirs comme vous, voire plus que vous, ils vous considèrent comme une étrangère. La couleur a un autre sens, une autre portée.

Vous dites que le rôle de la femme, de l’écrivaine noire serait finalement de transmettre la beauté de la différence.
M.C. : Oui, je crois sincèrement que c’est un des rôles essentiels.

« Je voulais que mes oeuvres soient « révolutionnaires », parler d’un je qui soit un nous, […] j’écrivais pour les autres. » Quelle place a ce « nous » aujourd’hui dans votre démarche littéraire ?
M.C. : Le « nous » n’existe pas. J’ai vécu aux États-Unis, j’ai essayé de me joindre à la communauté africaine-américaine. Échec. J’ai vécu en Afrique, j’ai essayé de me fondre dans la société africaine. Échec. Au fur et à mesure, j’ai compris que le « nous » n’existe pas. Que le « je » existe, avec une expérience personnelle, une histoire personnelle, un parcours personnel. Finalement, je suis arrivée à une forme d’individualisme résigné. Si, au départ, j’avais rêvé de me fondre dans d’autres sociétés, je comprends aujourd’hui qu’on est ce qu’on est : une personne, un individu. On dit des choses qui peut-être ne conviennent pas à tout le monde, mais qui parfois parlent au monde.

Vous êtes pourtant de celles qui se sont engagées dans la cause indépendantiste guadeloupéenne.
M.C. : Oui, au début. Mais, petit à petit, j’ai commencé à reculer. Je crois que la Guadeloupe ne sera jamais indépendante, elle est aujourd’hui entrée dans le giron français. C’était un rêve de nos vingt ans, un très beau rêve, qui ne se réalisera jamais.

Vous ne croyez pas en un renouvellement de ces luttes ?
M.C. : La moyenne d’âges des indépendantistes est de 70 ans. C’est donc un rêve de vieillards (rires). Le refus de l’exclusion, de la marginalisation, un désir de communiquer, de partager, d’être acceptés comme différents. Tout cela existe. Mais le désir que la Guadeloupe devienne un jour un État, il n’y a plus que nous, les vieux, qui y rêvons encore.

Vous avez été également la première présidente du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, créé en 2004, trois ans après la reconnaissance de l’esclavage et de la traite négrière comme crimes contre l’humanité.
M.C. : Mes parents ne m’avaient jamais parlé d’esclavage et d’Afrique. C’est pourquoi j’ai voulu en être la première présidente. Pour rattraper un manque, pour corriger un vide. Mais je ne sais pas si j’étais la meilleure personne pour ce rôle. Je pense qu’il fallait peut-être plus de force, de foi, de solidité que je n’en ai eu. J’étais un peu trop occupée à apprendre, à comprendre, à tolérer. Je fais mon autocritique.

La question de l’Histoire traverse vos oeuvres, notamment dans la trilogie de Ségou (3). D’où vient cette préoccupation d’écrire l’Histoire tout en utilisant la fiction ?
M.C. : Au départ, je voulais être historienne, étudier l’histoire. On n’est pas un être humain à part entière si on ne la connaît pas. Je crois que, si on accepte les mensonges, les mythes fabriqués dans le monde, surtout par la domination, on n’arrive pas à être libre dans sa tête. Que mes romans traduisent ce souci est donc normal.

L’appropriation de son histoire est une préoccupation qui traverse vos oeuvres et vos discours.
M.C. : L’appropriation de son histoire et de celles des autres. Il faut connaître l’histoire de l’Afrique du Nord, du Népal, de l’Inde… pour mieux comprendre le monde et trouver sa place, là où il faut. Et votre place à vous où est-elle ?

Dans la préface de Mets et merveilles, vous écrivez : « Pour moi qui aie tant de mal à m’intégrer dans la littérature guadeloupéenne, dans la littérature africaine et africaine-américaine, la cuisine n’est elle pas une voie plus commode de séduction ? »
M.C. : Est-ce qu’il faut séduire ? La littérature est un art de déplaire aussi, de laisser indifférent. Finalement ma place est là où je suis : simplement Maryse Condé.

Que peut la fiction que ne peut pas l’histoire ?
M.C. : La fiction est plus séduisante. L’histoire est parfois un peu revêche, plus raide. On a besoin de rêver. Pour rêver il faut le roman. Il faut l’écrivain pour que des vérités deviennent encore plus séduisantes et indispensables. C’est une autre manière d’approcher, plus riche.

Vos oeuvres ne parlent pas seulement des Antilles.
M.C. : On parle de soi. On parle des Antilles à travers soi. On parle de soi et des Antilles. Des Antilles et soi. On ne pourrait pas séparer l’une de l’autre.

Quelle est la nourriture littéraire actuelle de Maryse Condé ?
M.C. : Maryse Condé, hélas, est malade et fatiguée. L’élément littéraire devient moins présent. Je rêve beaucoup mais j’écris peu. Il faut que je trouve un moyen de transmettre les rêves sans passer par l’écriture. Peut-être que la prochaine fois que je vous verrai, j’aurai trouvé une solution…

Quels sont ces rêves d’écriture qui vous traversent ?
M.C. : J’ai entendu parler d’une jeune Martiniquaise qui a rêvé toute sa vie de devenir policière. Elle a fait des efforts, des études, elle est venue à Paris. À peine arrivée, elle a été tuée dans les attentats de Charlie Hebdo. Elle s’appelait Clarissa Jean-Philippe. Pour moi, c’est un destin « magnifique ». C’est la preuve que la Guadeloupe et la Martinique sont maintenant dans le courant de la mondialisation. Nous souffrons et nous mourrons non plus des maux que nous connaissons déjà – colonisation, esclavage, etc. – mais parce que, sans nous y attendre, nous sommes mêlés à des conflits qui ne sont pas forcément les nôtres, qui ne nous concernent peutêtre qu’à moitié. Je repense alors à ma grand-mère, Victoire, née à Marie-Galante, et qui n’a pas quitté la Guadeloupe une seule fois de sa vie. Et je vois Clarissa Jean- Philippe, née en Martinique, qui meurt à Paris, accidentellement, dans un conflit de caricatures de prophètes. Il n’y a plus de destin particulier pour nous, les Antillais. Nous sommes ouverts à toutes les catastrophes du monde et nous souffrons de plaies que nous n’avons pas imaginées. C’est un peu effrayant mais peut-être est ce la marche du monde qu’il faut accepter.

Dans Mets et merveilles vous écrivez : « D’où me venait cette image d’écrivaine rebelle, nomade, inconvenante ? […] J’exposais seulement ma vérité. Mais peut-être c’est cela être rebelle ? Dire sa vérité envers et contre tout »
M.C. : Pour moi, le mot rebelle désigne simplement quelqu’un qui veut être entendu selon ses propres termes, qui ne répète pas les mots à la mode, les mots approuvés, les mots appréciés, quelqu’un qui veut être soi-même. Dès lors, on vous qualifie de rebelle. Alors que vous cherchez seulement à vous exprimer de façon satisfaisante. Suis-je une rebelle ? Je ne sais pas.

1 La vie sans fards, Maryse Condé, Éd. Jean-Claude Lattès, 2012.
2 Le Théâtre et son double est une série d’essais écrit par Antonin Artaud et publiée en 1938.
3 Ségou décrit le lent suicide de l’empire bambara ayant Ségou pour
capitale, sur deux siècles allant de la période esclavagiste (XV IIIe siècle) jusqu’à l’arrivée des troupes coloniales françaises (fin du XIXe).
///Article N° : 13059

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