« Aujourd’hui, je trouve ma liberté dans le documentaire »

Entretien de Melissa Thackway avec Moussa Touré

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Au-delà de sa démarche de documentariste, Moussa Touré dresse ici un tableau du documentaire africain. Il ne mâche pas ses mots et n’hésite pas à critiquer les autres initiatives, à commencer par Africadoc. Nous reproduisons ici ses propos non pour ouvrir une polémique mais un débat que nous espérons constructif.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le cinéma africain ?
Le cinéma africain existe. Il y a des films qui se font, des jeunes qui ont pris le numérique et qui font des films. On me dit parfois que le cinéma africain ne vit plus, qu’il est mort, mais non ; il se fait. Le problème est qu’il ne se voit pas, parce que chez nous, pour être vu, il faut être bien avec le pouvoir. Il ne faut pas être un opposant. Il n’y a plus de salles, il n’y a que la télévision nationale. Nos gouvernements pensent que le peuple n’a pas besoin de cinéma. La seule image dont ils pensent qu’on a besoin, c’est d’eux ! Ensuite, il y a des télés privées, à qui le gouvernement donne des licences, mais cette licence est difficile à obtenir. Ces télés privées essayent donc de ne pas réveiller le peuple car ils savent que s’ils le font, le gouvernement retirera leur licence ! Nous avons le cas d’une télé, Walfadjri, qui vient d’être saccagée tout simplement parce qu’ils avaient dit quelque chose sur un marabout ; dans notre pays, les marabouts sont aussi importants que le Président. Walfadjri se défend, elle nous montre des choses que les autres ne montrent pas, mais les autres télés privées ne mettent que de la musique, comme si l’Afrique n’était que musique. La misère et la musique. On danse tout le temps ! Il ne faut pas qu’ils disent que les autres montrent les Africains en train de danser tout le temps ; ils le font aussi ! La danse c’est bien, mais il faut aussi montrer nos films.
Le cinéma africain est donc un cinéma qui existe, mais qui n’est pas vu, ou qui est vu ailleurs, par exemple en Europe. Justement, l’Europe, parlons-en ! En Europe, il y a combien de festivals africains ? Mais c’est un cercle fermé, c’est toujours les mêmes gens, les mêmes spectateurs, les mêmes choses. A l’exception de festivals comme le FIFF de Namur, on montre souvent nos films soit dans des catégories à part, soit dans des festivals complètement en dehors du monde du cinéma. Ces festivals ont pour la plupart été créés par des gens qui sont allés en Afrique, qui ont rencontré des gens, et qui, dans le désert où il n’y avait personne, ont décidé de monter un festival. Du coup ils deviennent « spécialistes » du cinéma africain, mais en réalité ne font pas du tout partie du monde du cinéma. C’est là où il y a un problème, parce que, en tant que cinéaste, tu te mets en face de quelqu’un qui montre tes films et tu te rends compte que cette personne n’a aucune base cinématographique. Après, on demande à ces « spécialistes » quels sont les bons films. C’est eux qui déterminent qui est le meilleur cinéaste. C’est toujours la même chose, c’est devenu un cercle fermé, alors j’ai retiré mes films parce que ce cercle ne m’emmène nulle part. Si ce cercle menait quelque part, on serait déjà ailleurs. Par contre, ce qui est magnifique ici, c’est le public. C’est le public qui me touche, pas les gens qui nous emmènent. Prenons le cas du festival de Lussas : Jean-Marie Barbe fait un festival magnifique, mais aujourd’hui, il est devenu le papa du cinéma documentaire africain, alors que le documentaire n’est pas africain, il est documentaire point final. Les gens arrivent quelque part comme si le documentaire en Afrique, ce sont eux qui ont emmené. Alors que moi, c’est en 1973 que j’ai commencé à faire du cinéma. En 1981, j’étais avec Guy Borremans, qui a travaillé avec Gilles Groulx, qui m’a appris comment faire un documentaire. J’ai travaillé avec Samba Félix Ndiaye, et bien d’autres avant même que Lussas soit né. Ce sont des gens qui deviennent une école, mais ils oublient complètement ceux qui les ont précédés, ou ils les présentent dans une petite case consacrée à l’Afrique. Quand mes films étaient montrés à Lussas, c’était au sein de la programmation générale, mais aujourd’hui, ils ont façonné une case Afrique, et ils ont façonné des cases en Afrique aussi. Si tu leur demandes pour quelle raison ils fonctionnent comme ça, ils vont te dire, je vais aider les Africains. Comment aider les Africains ? Moi, tous les deux ans, je forme quatre jeunes au métier de documentaire et ils font un documentaire, avec les petits moyens, mais avec leur regard, leur culture, qu’ils vont montrer au monde. Une personne ne peut dire, ne peut faire que par rapport à sa culture. Est-ce que les gens qui arrivent d’ailleurs connaissent notre culture ?
Quand j’ai fait mes premiers documentaires, il y a certainement des gens que ça a dérangé, mais je fais mes films par rapport à ma culture. Quand je vois certains films français, ça m’ennuie, les scènes interminables à table, les amoureux qui se prennent la main, qui parlent durant des heures, nous ça nous ennuie ! Quand nous on est amoureux, c’est différent. Peut-être qu’un Français va trouver ma manière de montrer des amoureux ennuyant. Mais c’est là où le cinéma commence, quand tu emmerdes l’individu avec ta culture ! La manière dont on pose des questions, la manière dont on se répond, la manière dont on bouge, ce n’est pas une question de beauté, c’est culturel. Nous n’avons pas tous les mêmes références culturelles ; il ne faut pas l’oublier, ce n’est pas parce qu’on n’a pas tout compris qu’un film est forcément mauvais. Quand tu rentres dans un univers qui t’est étranger, fais attention. Ecoute, lit ce que l’autre te dit. Il faut aller vers les peuples. Il ne faut pas rester là où l’on est pour comprendre l’autre. Il ne faut pas être paternaliste.
Comment sortir de cette situation ? Par une formation locale ?
Oui. Moi, je forme des gens sur place, par rapport à notre culture. Si tu veux faire passer un message à un peuple, au monde, tu ne peux le faire passer que par rapport à toi-même, ce que tu es, comment tu es ; c’est ça que j’essaye de faire comprendre aux gens. La cinématographie est un outil ; tu apportes ta culture, et la cinématographie permet de la transmettre à tout le monde pour qu’ils puissent essayer de comprendre. Le cinéma, les plans, les travellings sont un langage universel, mais tu prends ce langage et tu l’adaptes à ta culture. C’est ce que j’essaye de transmettre à ceux que je forme.
Pendant mon festival documentaire, « Moussa Invite », que j’organise depuis sept ans, et qui a réuni cette année 8000 spectateurs, j’invite des jeunes à venir me présenter un sujet. Je leur demande de me raconter pourquoi ils veulent travailler dessus. Après on fait une sélection et il y a un professeur qui vient de l’ESCAC, la plus grande école de cinéma en Espagne, pour travailler avec les jeunes pendant le festival. Ensuite, pendant une année, je prends le relais, on travaille sur le scénario. Et après ils tournent. Chacun a cinq jours de tournage, puis on travaille sur le montage, jusqu’à ce que le film soit terminé. Je donne un coup de main par rapport à ce que j’ai. Je suis un solitaire, mais ce qui me ravit aujourd’hui, c’est les jeunes qui viennent me voir à la maison, dans mon studio. Et vraiment, si vous voyiez les films qu’ils font, ce sont des bijoux. Le regard qu’ils ont sur leur société, vraiment, c’est touchant. Ils décortiquent vraiment leur société. Tout ce qui leur manque pour décoller, c’est l’Etat, parce que le cinéma en a besoin.
Pensez-vous qu’il y a une différence perceptible entre les films des jeunes que vous formez et ceux réalisés par des jeunes issus de formations mises en place par des organismes extérieurs ?
Oui. Un organisme comme Africadoc calque une manière de faire. Ils disent, ça c’est la méthode, dans un documentaire il faut faire comme ci ou ça. Et ça se voit dans les films. Mais on ne devrait pas diriger les gens. L’important c’est d’ouvrir l’esprit de quelqu’un, d’ouvrir le regard. On parle de la nouvelle génération, mais il n’y a pas de nouvelle génération, il y a une continuité. Il y a des classiques dans le cinéma africain, il faut connaître cette histoire, mais la plupart ne la connaissent pas. Tu veux faire un documentaire sur l’envoi de l’argent, alors va voir d’abord Le Mandat de Sembène. Et puis il faut faire comprendre qu’il y a la cinématographie. Tout ce que tu fais, tout ce que tu es, la cinématographie peut te permettre de le faire comprendre à l’autre. Il ne faut pas donner une méthode toute trouvée. C’est la personne qui fait le film qui doit trouver, qui doit donner la méthode. Un exemple : la parole chez nous, il faut la traduire plusieurs fois. Elle est extrêmement subtile, elle est orale. Pour traduire l’oralité, il faut se lever tôt le matin ! Comment quelqu’un de l’extérieur peut aller apprendre à des jeunes, à des gens qui sont dans l’oral, comment faire du documentaire alors qu’eux ils ne sont pas dedans, alors que l’oralité ne fait même pas partie de leur système où tout est dans l’écrit ? Nous, notre signature est dans la parole.
Donc quand vous faîtes vos films, vous cherchez sciemment à adapter cet outil cinématographique universel par rapport à votre culture ?
Je ne fais que ça ! Si certains déconsidèrent mes documentaires, c’est à cause de ça. Certains m’ont dit, c’est quoi ça ? Je leur réponds, comme nous sommes dans un pays bordélique, comme dans notre culture on parle du bordel, je fais des films bordéliques ! Voilà !
C’est comme par exemple le silence : je suis quelqu’un qui travaille beaucoup sur le silence. Et je travaille beaucoup sur la parole, parce que nous sommes dans un pays, une culture orale. Je viens de la fiction. Mes documentaires sont un mélange de cette cinématographie que j’ai appris avec la fiction et de cette oralité qui est en moi.
Quel rapport pour vous entre fiction et documentaire dans les cinémas africains ?
L’Africain, ce que l’intéresse dans la vie, dans le monde, c’est la réalité. Il est dans la réalité. A cette réalité s’ajoute le rêve et le mystique. Quand on lui parle de fiction, on est dans la réalité, et quand on lui parle de la réalité, nous sommes dans le mystique. Moi je peux te parler de réalité, de modernisme, mais j’ai mon gri-gri sur moi. Donc l’Africain, ce qu’il cherche dans le rêve, dans le modernisme, c’est la réalité, et j’ai remarqué que dans tous les films – je les ai presque tous vus -, nos fictions parlent de réalité. C’est plus la réalité que de la fiction. Dans quasiment tous les films africains, il y a de la danse. Même dans mes documentaires ; je ne le fais pas exprès ; c’est parce que la danse est là. Cela fait partie des choses les plus réelles ; c’est une de nos grandes réalités. Ça fait partie des réalités africaines les plus évidentes pour aller vers le réel. Et le documentaire, c’est quoi ? C’est toujours des choses réelles. On remarquera que tous les sujets qu’on aborde aujourd’hui dans nos documentaires ont déjà été abordés dans nos fictions. Nos fictions sont souvent quasiment des documentaires. La frontière est très souple. C’est pour ça que je dis que ce qui va vraiment rester en Afrique, c’est le documentaire. Nous sommes des documentaristes nés, sans pour autant le savoir.
Pourquoi ?
Parce que nous sommes en pays oral et réel. Et on est dans le mystique. Nous sommes ça. C’est un miroir. Quoi que tu fasses, tu finis par t’en rendre compte. Mon prochain film que je prépare, qui s’intitule Au sommet de la montagne, est un film entre deux peuples qui existent, le peuple des caméléons et le peuple des lions. C’est une fiction, mais c’est aussi un documentaire. Ces définitions, ce n’est pas nous qui les avons inventées. Parfois même ce n’est pas nous qui trouvons nos sujets. Notre cinéma a été chouchouté par l’Europe et il y a pleins de sujets qui n’ont pas été pensés par les Africains, mais par des gens qui te disent « si tu faisais un film sur… », ce qui crée des modes, les calques dont je parlais tout à l’heure. Quand on voit un film de Depardon, de Tarantino, de Woody Allen, de John Ford, on sait que c’est un film d’eux dès que ça commence. Un cinéaste devient cinéaste que quand on sait, dès le début du film, que c’est de lui. Le cinéma, ce n’est pas un film, c’est une direction. Je veux quand mes films commencent qu’on sache que c’est un film de Moussa Touré. Avec le documentaire, c’est pareil, il ne faut pas se cacher derrière une prétendue objectivité. Avec mon film sur l’Inde [Xali Beut], pour la première fois on entend ma voix-off. On dit que c’est mon film le plus personnel. Je me suis rendu compte que je commence à retourner vers moi, et dès lors je pense que j’ai appris une chose et que je commence à faire du cinéma.
Est-ce que le numérique vous libère des contraintes des financements étrangers ?
Depuis 2000, je n’ai pas tendu la main pour faire un film documentaire. Je crois que je suis un des cinéastes qui tourne le plus au niveau du documentaire. Ici à Namur j’ai deux films. A la maison, j’en ai trois qui attendent. L’essentiel n’est pas la méthode, c’est de montrer comment on est, comment on vit.
Je n’ai pas forcément besoin d’un scénario. Mon regard se pose un peu partout. Quand je me réveille et que je me mets sur ma terrasse, je vois les enfants de la rue dans les maisons abandonnées ; je n’ai pas besoin d’écrire un scénario, je le vois. C’est là devant moi. Je trouve des liens, je prends des notes, mais mon scénario ne fait peut-être qu’une page. Ce qui me le permet, c’est le numérique. C’est mon indépendance. Aujourd’hui je trouve vraiment ma liberté dans le documentaire. Si j’étais avec une production, ça ne serait pas possible. Aujourd’hui je peux, moi. J’ai ma caméra, je sais filmer. Ce qui me sauve, c’est la cinématographie et ça s’apprend. Et c’est ce qui manque à la jeunesse africaine. Il faut qu’on leur apprenne la cinématographie, mais il n’y a pas d’école. Mon fils est parti à Montpellier apprendre le cinéma, mais je vous assure que s’il y avait de vraies écoles de cinéma en Afrique, les jeunes ne bougeraient pas. En ce moment, il y a plein de formations, mais ils feraient mieux de ressembler tout l’argent qu’on leur donne pour ça pour créer une vraie école, comme il en existe en Europe. S’ils voulaient vraiment aider les jeunes Africains, ils leur feraient de vraies écoles. Pas des formations de deux mois. Des formations accélérées et après ils deviennent cinéastes alors qu’ils ne connaissent même pas leur cinéma.
Ici au FIFF, vous parrainez l’atelier « De l’écrit à l’écran ». Que voudriez-vous transmettre aux participants ?
On m’a demandé de parler de mon expérience. Sachant que la plupart veulent faire des fictions, je vais leur demander quelle est la différence entre la fiction et le documentaire. Qu’ils me répondent ! Quand on parle de la définition d’une fiction, c’est quoi ? Les gens qui veulent faire de la fiction, je leur demande d’aller dans le monde et de regarder. S’ils veulent parler d’amour, qu’ils écoutent l’amour du monde, qu’ils regardent l’amour autour d’eux. Et que tout ce qu’ils font, cinématographiquement, dans leurs scénarios, je vais leur demander de prendre toujours des angles de poésie, parce que la poésie est importante dans le cinéma. Quand on a écrit une phrase, un dialogue, une scène, il faut la reprendre et la rendre plus poétique, donc de faire des films poétiques, parce que c’est ça qui peut toucher le monde, qui fait qu’on peut aller vers les gens. La poésie. On m’a dit que mes films sont poétiques. Quand j’étais petit, je lisais beaucoup Baudelaire. Quand je filme, quand je regarde, j’essaye toujours de regarder poétiquement les choses. Même quand c’est la réalité documentaire. En parlant de mes films, on a souvent parlé de respect. Peut-être que c’est le respect que j’appelle poésie. Je vais aussi leur parler de ma façon d’écrire, quand je vois les réalités devant moi, parce qu’écrire n’est pas seulement un bout de papier. Dans un film, peut-être que c’est la personne qui n’a pas parlé qui dit le plus, juste avec son regard.
Aujourd’hui je veux filmer le silence.

Namur, octobre 2009///Article N° : 8949

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