Rencontre avec Laetitia Guédon, jeune et talentueuse metteur en scène de Bintou, qui après avoir endossé le rôle de Bintou dans le cadre de sa formation, a relevé le défi de monter la pièce de Koffi Kwahulé.
Comment avez-vous rencontré le texte ?
Je l’ai découvert au studio d’Asnières où j’étais en première année dans la classe de Patrick Simon qui est un fan absolu de Kwahulé. Quand je suis arrivée, il fallait se présenter en tant qu’élève. Chacun évoquait son parcours. Et moi, je me suis présentée en disant simplement : « Je m’appelle Laetitia Guédon et je suis noire ». Ce qui a fait rire tout le monde, mais Patrick n’a ri qu’à moitié et il s’est surtout souvenu de ma petite provocation quand il s’est agi de chercher des textes contemporains francophones. Il m’a dit « toi tu dois travailler Bintou ! ». Il parlait beaucoup de Kwahulé dans ses cours, alors que pour ma part je ne connaissais pas du tout cet auteur. Et comme cela arrive finalement à la plupart de ceux qui découvrent ce texte, je l’ai lu d’une seule traite et ça a été une grosse claque de littérature, de dramaturgie. J’ai donc travaillé le personnage de Bintou. Et très vite j’ai eu le désir de monter le texte.
Vous avez donc joué le rôle de Bintou avant de le mettre en scène…
Oui, je travaillais Bintou dans un montage de texte pour la présentation des travaux d’atelier. C’était la scène « Viol ». Puis quand j’ai finalement décidé de monter le texte en entier, j’ai tout de suite proposé à mon père de réfléchir avec moi, car l’écriture m’apparaissait déjà très musicale et très proche de la musique de mon père. Je suis allée le voir à l’hôpital et je lui ai dit : » écoute j’ai découvert un texte incroyable, il faut que tu fasses la musique et la scénographie « . Je lui ai lu le chur de Bintou et très vite il a proposé quelques rythmes. Mais quand j’ai dû jouer Bintou pour les présentations d’atelier l’état de santé de mon père s’est aggravé et il est mort ce week-end là. On m’appelle le dimanche matin, et on me dit c’est une question d’heure à présent pour mon père. Il était dans un coma artificiel. Or à 15 heures je devais jouer. Je ne savais pas ce que je devais faire partir à son chevet, ou jouer. Mais soudain, au fond de mon chagrin, j’ai eu l’impression que si je ne jouais pas il valait mieux que j’arrête tout et que je change de métier. Une voix intérieure, dont j’avais l’impression que c’était mon père, me disait : « vas-y ! « . Alors, je suis allé au théâtre et j’ai joué. Et ce qui est fou, au moment de l’excision je poussais un grand cri et c’est le moment qu’il a choisi pour partir, il est mort au moment de la mort de Bintou dans la pièce que je jouais
Aussi ce projet, au-delà de l’investissement artistique qui me motive, est lié à la disparition de mon père et c’est toujours une émotion quand je parviens à le faire avancer, car il est intimement lié à la mémoire de mon père. Et cela fait à présent 3 ans que je travaille à faire aboutir ce spectacle.
Pourquoi finalement avez-vous décidé de ne pas jouer le rôle de Bintou et de vous consacrer entièrement à la mise en scène du texte ?
J’ai grandi avec ce projet. Cette pièce m’a fait faire le choix de la mise en scène. C’est ce texte-là qui a fait naître ce désir. Or dès que j’ai pris la décision de mettre en scène le texte et de monter entièrement le spectacle, c’était évident que je devais avoir du recul et que je ne pouvais pas jouer. De plus j’avais très envie de réunir une équipe d’acteurs, de fédérer un groupe et j’avais aussi envie de redécouvrir le texte. Or je n’aurais pas engagé une actrice comme moi pour ce rôle. Ce n’a donc jamais été une frustration de ne pas interpréter Bintou. J’avais au contraire le désir de tester des choses sur une autre actrice. Je suis très contente aujourd’hui d’être en régie. C’est de plus un grand bonheur de voir chaque jour se concrétiser ce que j’ai imaginé.
Mais c’est un rôle que vous avez joué et que vous aimer particulièrement. Comment avez-vous fait pour le confier à une autre comédienne ?
Tout est un peu mystique sur ce projet. Annabelle c’est un coup de foudre. Elle vivait et travaillait en Martinique, elle sortait de l’école et avait travaillé avec un metteur en scène avec qui j’avais travaillé moi aussi sur des lectures et avec qui je m’entends bien. Un jour il m’appelle en me disant : « voilà j’ai une comédienne qui vient à Paris, elle cherche à faire une formation de comédienne et à entrer dans une école, elle va venir avec son père. Tu connais bien les écoles est-ce que tu pourrais la rencontrer avec son père pour l’aiguiller un peu ». Pas de souci. On se donne rendez-vous au café Beaubourg avec son père et c’était très touchant parce que son père l’accompagnait dans ses démarches. Et c’était au moment où naissait mon désir de mettre en scène la pièce et sa rencontre a été un coup de foudre artistique et physique. Quelque chose de fou. Je la voyais dans le personnage. Je ne lui en ai pas parlé tout de suite, car je ne l’avais pas vu encore joué et j’avais une exigence car le rôle est difficile. Elle est rentrée à l’école Claude Mathieu et à sa sortie de l’école, 3 ans plus tard
on a monté la pièce. Le montage du projet a duré le temps de sa formation
C’est dire combien les choses ont été difficiles à se mettre en place, mais en même temps le rôle l’attendait et quand je lui ai fait lire le texte, elle est revenue me voir déterminée : « Je pense qu’il faut que tu me prennes car Bintou c’est moi ! ».
Vous avez réussi à fédérer une constellation de comédiens très jeunes autour de ce projet. C’est un tour de force.
Valentin avait travaillé la scène « Fils » à l’école et quand j’ai décidé de monter le texte, il avait absolument envie de le faire. Sol aussi a accompagné le projet depuis le départ, après il y a des acteurs qui sont arrivés pour le TGP d’autre que j’ai découvert avec Avignon. Pour certains j’avais travaillé avec eux, c’était des rencontres. Mais il y a surtout une magie assez inexplicable sur ce projet. Je ne connais pas une personne à qui j’ai proposé le texte qui a été insensible.
Mais vous avez aussi réussi à embarquer dans cette aventure des acteurs qui ont de la bouteille !
Aliou Cissé, je l’avais rencontré quand j’avais 18 ans, je jouais La Maison de Bernarda Alba à la scène nationale de Martinique. Et mon père me l’avait présenté me disant écoute cet acteur c’est quelqu’un de très important. Il m’a donné des retours tout de suite avec une bienveillance incroyable et plusieurs années après, quand j’ai monté mon projet, je lui ai écrit et il m’a dit oui toute suite.
Il y a aussi Marie-Jeanne Owono qui joue l’exciseuse.
La comédienne était difficile à trouver car je voulais une présence physique forte et je voulais une belle femme qui dégage quelque chose de très positif. Finalement on m’a présenté Marie-Jeanne, et j’ai tout de suite su que c’était ma Moussoba.
Vous avez fait le choix d’une distribution de jeunes artistes très métissés
Le métissage ce n’est pas la chanson de Yannick Noah. C’est pas un truc coloré et gai
dans le métissage tel que je l’ai vécu, il y a aussi une grande violence, celle de ne pas toujours savoir d’où l’on vient, où on est. Or le texte disait cela aussi. Ce no man’s land des cultures. Ce dialogue de sourds entre tradition et modernité. Où se situer ? Métissage dans les origines des gens. Mais aussi dans les formations : personne n’a la même formation, le même parcours
Aliou Cissé vient du théâtre Daniel Sorano et vit en Martinique, certains viennent du conservatoire, d’autres ont fait un cours privé, d’autres encore se sont « faits » tous seuls
Métissage des corps de métiers aussi : deux scénographes, deux éclairagistes ! Au-delà de cela, je me suis heurtée à des réactions parfois difficiles quand j’ai voulu défendre ce projet : « Un texte africain ? Ah mais alors il y a que des Noirs dans votre projet ? » (Rires) J’ai pris les acteurs parce qu’ils correspondaient à mon idée du rôle et parce qu’ils étaient de bons comédiens. Pas dans une identité réaliste au rôle, la preuve Mata Gabin par exemple joue la tante et la mère de P’tit Jean et elle est noire. Valentin est blond aux yeux bleus. Les acteurs noirs peuvent jouer des Noirs et des Blancs, et idem pour les acteurs blancs. Dans ce que je vis du métissage, c’est à présent pour moi impossible de mettre des limites à cet endroit-là du théâtre. Un acteur c’est une rencontre, un talent, une force de travail, car je crois plus au travail qu’à tout autre chose. Les considérations ethniques ou folkloriques par rapport à un texte me paraissent sans intérêt. Ce métissage n’est pas une volonté, il s’est fait tout seul, il allait de soi selon ma façon d’aborder l’équipe.
La distribution de Bintou ce sont les gens que l’on voit dans la rue.
Dans la pièce les Lycaons, c’est le carrefour des trois mondes : Afrique, Orient, Europe. Mais ce texte est tellement ouvert que tout est possible.
Qu’est-ce qui a structuré votre recherche artistique ?
Je n’avais pas vu d’autres mises en scène du texte. Moi c’est le tragique qui m’a traversée à la lecture. Je suis passionnée de tragédie et d’opéra. J’aime tout ce qui est énorme et puissant. Ma première étape de travail avait été très émotionnelle et j’ai pris beaucoup de distance pour cette deuxième étape.
Vous avez notamment beaucoup retravaillé le chur qui apparaît aujourd’hui comme la « traîne » de Bintou.
La tragédie antique c’est le chur ! Ce chaos tournoyant autour du héros jusqu’au vertige
Nous avons beaucoup travaillé sur l’espace public et l’espace privé. L’endroit de la confidence et l’endroit du public. Je voulais mettre à mal le public sans le prendre en otage, l’amener simplement à voir ce qui est à voir. Car il n’y a pas de morale dans la pièce de Koffi Kwahulé. Il nous laisse devant la question et c’est à nous de réfléchir
« Bintou, une mise en scène à l’écoute de la complexité du texte », article de Fanny Le Guen : [ici]Bintou à la Chapelle du Verbe Incarné : le spectacle du Off lauréat 2009 du club de la presse du Grand Avignon.
Bintou
Compagnie 0,10
Texte : Koffi Kwahulé
Mise en scène Laëtitia Guédon
Scénographie : Soline Portmann et Benjamin Perrot
Lumières : Mathilde Foltier-Gueydan
Avec Annabelle Lengronne (Bintou), Alexandre Jazédé (Manu), Yohann Pisiou (Blackout), Olivier Desautel (Kelkhal), Sol Espeche (chur), Juliette Wiatr (Chur), Gaëlle Bourgeois (Chur), Olivia Dalric (chur), Aliou Cissé (Oncle Drissa), Mata Gabin (Tante Rokia et Mère de P’ti-Jean, Dilène Valmar (La Mère), Marie-Jeanne Owono (Moussoba), Laurent Gernigon Nénesse alternance) Yves Jégo (Nénesse alternance), valentin Johner (P’tit-Jean alternance), Frédéric Merme (Terminator), Emmanuel Mazé (Assassino ou P’tit-jean alternance), Olivier Berhault (Assassino alternance)
Avignon, juillet 2009///Article N° : 8898