Aux côtés de Sembène

Entretien de Fatou Kiné Sène avec Clarence Thomas Delgado, réalisateur et producteur

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Il fait partie de ceux qui étaient les plus proches de Sembène. Son assistant sur tous ses films depuis 20 ans. Il était aussi vu comme le fils adoptif du doyen des cinéastes africains décédé le 9 juin 2007. Clarence Thomas Delgado a adapté au cinéma la nouvelle (à l’époque inédite) Niwaam de Sembène Ousmane. Il était toujours aux côtés de Sembène, même aux derniers jours, aux premiers symptômes de sa maladie sur le tournage de Moolaadé. L’intégralité de ce témoignage sera à lire sur www.africine.org. Clarence Delgado revient sur des moments forts qui ont jalonné leur existence, comment l’homme l’a façonné, les contradictions, les anecdotes de tournage… C’est aussi le regard d’un cinéaste sur un autre réalisateur et l’état du cinéma au Sénégal.
L’hommage que je lui rendrais
Mon hommage à moi, je ne sais pas si je vais le faire ou pas, mais ce serait de faire un documentaire à partir d’une lettre que j’ai adressée à Sembène et que je filmerais autour de sa tombe.
La relation avec Sembène
Vis-à-vis de moi, je peux dire que Sembène était un personnage très sincère mais aussi un personnage très difficile. Dans le cadre du travail, il était très exigeant. La première rencontre que j’ai eue avec Sembène… (hésitation), je dois dire Ousmane car je suis un des rares qui l’appelait Ousmane. Personne d’autre ne l’appelait Ousmane, même ses amis. Je l’appelais Ousmane, parce que je n’ai pas mis de barrière entre nous. Je ne l’appelle ni Tonton, ni Papa, ni Sembène. C’est Ousmane, simplement. On a toujours fonctionné ainsi et cela a très bien marché. C’était à l’époque où il écrivait son Samory, un beau scénario. C’est dommage qu’il n’ait pas pu le faire. C’est un scénario de trois volumes, énorme. Quand il l’amène devant un producteur, celui-ci est surpris en disant de suite ne pas avoir les moyens. J’ai toujours demandé à Sembène de le réduire et d’en faire un film de 2 heures ou 2 heures et demie. C’est très difficile de trouver un producteur pour un film de six heures. Il peut trouver un producteur américain, mais les Américains dès qu’ils mettent un dollar, ils veulent tout contrôler. Connaissant Sembène, c’était impossible. Et c’est durant la période où il écrivait Samory que je suis arrivé. Je sortais de l’école de cinéma du Portugal (en production et réalisation) après un passage en tant que cameraman à la télévision algérienne. Il me faisait lire quelques séquences, chaque fois quand il écrivait. Je lisais et, honnêtement, je lui disais ce que j’en pensais. Sur le coup, il ne disait rien mais il en prenait compte. Il travaillait beaucoup la nuit. Il pouvait retravailler toute la nuit à partir de mes critiques et le lendemain, il me présentait une nouvelle version et je lui disais : « ça c’est bien », « ça je n’aime pas ». Déjà, il y avait chez lui cette honnêteté que je ne trouvais pas chez certains réalisateurs sénégalais. Il avait aussi cette qualité d’écoute. En plus, il était très honnête vis-à-vis de moi. Quand il y avait des choses qui n’allaient pas, je le lui disais. On s’est chamaillé sur le plateau de Faat Kiné, un film que je n’aime pas du tout. Je le lui avais dit, on s’est engueulé, il m’a renvoyé de son plateau. Dix minutes après il m’a rappelé, en me disant « Del' » – comme il m’appelait – « cessons de nous donner en spectacle devant les gens ». J’ai acquiescé. Quand il avait tort, sur le coup, il ne disait rien. Le lendemain, il te présentait ses excuses : « écoute Del’, pardonne-moi pour ce que j’ai fait hier ». On n’en parlait plus. Cet aspect du caractère de Sembène est très rare chez les cinéastes africains.
Si j‘étais nul, Sembène m’aurait jeté. L’opportunité que j’ai eue c’est d’être impliqué dès la conception de ses projets. On travaillait tous les jours. Quand il venait le matin, j’étais la première personne qu’il appelait. On se retrouvait dans la cour de la rue Karim Bourgi où il avait alors ses bureaux. On parlait pendant une voire deux heures, surtout de politique. Il a sillonné toute l’Afrique, elle était sa préoccupation. On développait son idée en scénario. Je rentrais alors dans la phase de production : développement, budget, tournage. Quand le tournage arrivait, je remettais tout ce que j’avais fait comme production. On nommait un directeur de production, pour ne pas cumuler avec mon poste d’assistant-réalisateur. Celui-ci gérait le tournage puis, je reprenais la production pour m’occuper de la postproduction. Je m’occupais même un peu du montage et du sous-titrage.
Un jour, Sembène m’appelle pour le montage de Faat Kiné, en disant : « Del’, tu vas à Paris pour faire le sous-titrage de Faat Kiné, tu vas te balader un peu ». J’ai répliqué : « Je n’ai rien à faire en France et je ne maîtrise pas le sous-titrage. D’ailleurs comme tu ne maîtrises pas cette technique, tu ne peux pas savoir si quatre jours suffiront ». Côté technique, il ne maîtrisait pas. Il fallait toujours le recadrer.
Finalement, j’y suis allé même si cela ne m’intéressait pas. J’ai pris tous les rendez-vous de Dakar. Je suis arrivé à Paris et suis allé directement au laboratoire où l’on me fait une projection du film. Après, on me remet une copie du film avec des time codes. On m’a demandé si je travaillais sur un système Mac ou PC. J’ai répondu que je venais d’arriver de Dakar je n’avais ni ordinateur portable ni bureau. J’ai réfléchi dix minutes, seul dans la salle de projection. Je me demandais si je n’allais pas regagner Dakar le soir même car les conditions de travail étaient impossibles. Mais j’ai décidé de travailler (avec l’accord de l’équipe) à ma méthode. J’ai demandé alors service à un ami qui a répondu présent, Serge Coelo, un ami tchadien, avec qui j’avais fait un film. Celui-ci a mis à ma disposition son bureau et sa secrétaire. Ainsi je suis arrivé à gérer les time codes grâce à un ami, le cinéaste Hamet Diop ancien pilote d’avion à Air Afrique, le frère du comédien Ousseynou Diop qui avait joué Charlie, l’homosexuel dans Touki Bouki de Mambéty.
J’ai pris deux jours pour déchiffrer et faire tous les sous-titres. Pendant que je faisais le sous-titrage, la secrétaire saisissait. On envoyait à celui qui gravait. Cela mettait du temps car il fallait tout relire : c’était des pointillés et chaque pointillé correspondait à un mot. On y est arrivé en moins de quinze jours. J’ai dit à Ousmane : « dorénavant quand tu ne maîtrises pas, ne t’aventure pas ! ».
La confiance
Avec Sembène, je suis impliqué dans tout son processus de création. Cela m’a servi pour beaucoup de choses. Un exemple. La dernière séquence, après le massacre, du film Camp de Thiaroye, c’est moi qui l’ai tournée. J’ai dû assumer : j’avais dit aux comédiens et à certains techniciens sénégalais de dormir sur place car on tournait du côté de Diamniadio au sortir de Rufisque. Cela nous évitait les embouteillages. Il y avait juste quelques techniciens algériens et français qui dormaient en ville. J’ai demandé au chauffeur d’aller les chercher à quatre heures du matin pour être sur le plateau au moins à cinq heures, pour préparer le maquillage et l’équipement, afin de démarrer à six heures. À six heures, mon deuxième assistant, Amadou Thior, me dit : « le directeur de la photo est là ». C’était le dernier jour de tournage, le directeur de la photo [Smaïl Lakhdar-Hamina, Algérie] était en train de tourner autour du camp. Il m’a dit : « il faut assumer : ce soir je prends mon avion, je ne retournerai pas ici ». Comme je connaissais le scénario du film, j’ai fait ma mise en scène et on a tourné. Vers 10 heures du matin le réalisateur est arrivé, un peu énervé : il était en retard. Comme on dit chez nous : « artistt du daanu » (prononcer : « artiste dou daanou« , c’est-à-dire « un artiste retombe toujours sur ses jambes »). Il m’a dit : « bon, Del’, qu’as-tu fait ? ». Pour ne pas perdre la face, il a fait deux ou trois plans et on a fini le tournage.
Une autre anecdote. Le négatif du Mandat avait complètement brûlé au laboratoire. Et l’Unesco – pour le centenaire de la naissance du cinéma – avait demandé la restauration de ce film. J’ai dû appeler le monde entier pour trouver les bonnes bobines pour la reconstitution. Je suis arrivé à le reconstituer au niveau de l’image, photogramme par photogramme. C’était à Paris (Bois d’Arcy), aux archives du film, avec l’odeur à supporter. Tout le montage a été refait. J’emmène enfin le film au laboratoire pour apprendre qu’il y avait quelques secondes de son qu’on ne retrouvait pas et qui manquaient. Catastrophe. J’appelle Sembène pour lui expliquer la situation en lui demandant de venir à Paris. Il m’a délégué la décision de couper, en me disant qu’il me faisait confiance. Il fallait que je repasse le film sur la table de montage : il faut mettre un « fil-à-fil » (un fil à coudre) sur le bon raccord puis trouver le raccord de la coupe de fin pour que l’image ne saute pas. J’ai trouvé le bon raccord et j’ai ramené le film au laboratoire. Je devais prendre mon avion l’après-midi même, d’ailleurs j’ai failli rater mon avion. J’ai remis toutes les bobines à Dakar.
Son travail d’improvisation
Sembène improvisait énormément. On ne pouvait pas planifier avec lui. Il avait son canevas. Tous les jours, il travaillait sur son scénario. Mais il y avait un problème d’organisation. Comme il improvisait quand il tournait, il avait parfois besoin d’un comédien qui n’était pas forcément là. Quand je suis arrivé, on négociait les contrats pour toute la durée du tournage, avec toute l’équipe (techniciens et comédiens). Même s’ils ne tournaient pas, ils étaient tous présents. Avec Sembène, je ne pouvais pas me permettre de dire à tel comédien « tu peux ne pas venir car tu ne joueras pas ». Dans Camp de Thiaroye, on avait fait un campement avec tous les comédiens. Ils étaient obligés d’être présents – c’était même dans le contrat. Certains passaient leur temps à dormir et d’autres restaient deux ou trois jours sans tourner.
Avec Sembène, c’est très difficile de calculer le nombre de bobines de pellicule qu’on va consommer : il en utilisait et découpait énormément. Cela nous causait beaucoup de problèmes. On se retrouvait avec un grand nombre d’heures de rushes et quand on allait au montage, ça nous faisait mal. On coupait des choses qui avaient coûté des millions. Mais Sembène se couvrait. Il disait toujours : « nous n’avons pas les infrastructures ici, pas les laboratoires. Quand je serai seul dans la salle de montage, je serai tout seul et la moindre connerie me coûtera cher. Je préfère dépenser en pellicules et me couvrir après, une fois arrivé à la salle de montage. » Effectivement, en France, on peut visionner les rushes le soir même. Ici on ne peut pas se le permettre.
Avec les comédiens
Sembène avait un sale caractère. Avec certains comédiens, il fallait que je gère. Lors du tournage de Faat Kiné, l’héroïne principale a souffert des sautes d’humeurs de Sembène. Il fallait que je lui dise : « n‘écoute pas ce vieux con, réagis, ne te laisse pas abattre », pour qu’elle ne se décourage pas. Sinon, cela transparaît sur l’image. Quand il vient sur un plateau, la première personne qu’il interpelle c’est moi. À huit heures du matin, il gueule « Del’ ! ». Tout en faisant le tour du décor, il réfléchit pour voir comment il va commencer sa journée. Mais, une fois le tournage lancé, il est gai. Lorsqu’on lui fait des suggestions, il ne dit rien. Ensuite il prend ton idée comme si elle venait de lui.
Jacques Perrin et Sembène
Je vais vous raconter une autre anecdote. On tournait Guelwaar. On était parti voir Jacques Perrin, le comédien français devenu producteur. On parlait un peu de production et Sembène pataugeait dans sa choucroute. Je suis venu à son secours, en faisant le bilan de la production. Jacques se tourne vers Sembène et lui demande si j’étais seulement son assistant-réalisateur ; très intelligent Sembène tire à son propre avantage en répliquant : « on est polyvalent dans le travail ».
La collaboration avec Jacques Perrin était très dure. Effectivement Perrin n’a pas tort quand il dit au biographe Samba Gadjigo qu’il refusait de répondre à ses questions sur Sembène, car cela avait été une relation masochiste. C’était un problème de production, car Sembène ne maîtrisait ni la production ni les lois cinématographiques françaises. Dès qu’il y avait un problème, Jacques Perrin préférait m’en parler : la communication entre lui et Sembène était compliquée.
Perrin avait de très bonnes intentions : travailler avec le cinéma africain pour lequel il a beaucoup d’admiration. Il avait même d’autres projets avec Sembène qui n’ont pas abouti au niveau de la production. Sembène avec les sous… Si tu lui prends un sou, on dirait que tu veux le tuer. Ne connaissant pas les règles de la cinématographie française, il pensait que Jacques Perrin lui soutirait de l’argent.
C’est quelqu’un de respectueux : quand il te doit 5 francs, il te le paye. La société de production Filmi Doomirew n’a aucune dette envers personne. Quand il partait en voyage, me laissant ici pendant des mois, l’argent est la première chose dont il parlait au retour. Il me demande de suite s’il n’a pas de dette. S’il en a, il les règle. On avait toujours ce rapport honnête avec les gens. Il était pingre mais quand il prenait des engagements, il les respectait.
Entre Perrin et Sembène, c’était un problème de sous, de caractère et de communication.
Le personnage Sembène
Le cinéma de Sembène est encore un cinéma artisanal, d’ouvrier. Il faut placer le personnage dans son contexte. Il est parti de rien. Il était un élève turbulent ; il avait giflé son directeur d’école et on l’a foutu à la porte de l’école. Il est devenu pêcheur comme son père, ensuite mécanicien, puis maçon. Il était dans l’armée française aussi où il a voulu casser la gueule à son capitaine : on l’a foutu en taule. À partir de là, il est devenu docker à Marseille, militant à la Confédération générale des travailleurs de France et membre au Parti Communiste Français. Il a commencé à écrire et s’est rendu compte que l’audiovisuel était plus accessible pour le peuple africain. Il est parti à 40 ans faire des études de cinéma à Moscou.
En replaçant le personnage dans son contexte, on comprend mieux la personnalité de l’homme. Quand les gens venaient voir Sembène directement, des fois sans me saluer, il les envoyait paître. Ils se tournaient alors vers moi mais je refusais de jouer les intermédiaires car ils m’avaient ignoré et sous-estimé.
Son penchant pour les femmes
Chaque film est une partie de Sembène. Il a été élevé par des femmes, a grandi parmi elles. C’est un des rares cinéastes africains à pouvoir aborder les problématiques concernant principalement les femmes.
Apparitions dans ses films
Sembène joue dans presque tous ses films. Son apparition dans Moolaadé a été coupée car elle était inattendue. Il était habillé en chasseur Dogon. Quand il est venu, il a pouffé de rire. Tout le monde a été surpris, même le cadreur, en voyant Sembène avec son fusil. C’est dommage qu’on l’ait coupé. J’essaierai de prendre cette scène à Rabat et de la mettre dans un DVD bonus.
Sembène avait une sacrée expérience au niveau de la direction d’acteurs. Il savait exactement ce qu’il voulait. Il détestait la malhonnêteté chez les gens, surtout les intellectuels.
Les conditions de tournage
Dans Moolaadé, j’ai eu de gros problèmes pour gérer le tournage. Un jour, le directeur de la photo – les directeurs de la photo sont tous maniaques, ils veulent tirer la couverture de leur côté – voulait attendre le soleil pour avoir une belle image. Je lui ai dit d’informer Sembène, lequel était installé à une petite table avec sa pipe. Il retravaillait son scénario et rajoutait des choses au niveau des dialogues. Il attendait patiemment que le directeur de la photo ait terminé ses réglages. Lorsqu’on a commencé de tourner, le soleil a disparu momentanément. Le directeur de la photo lui a dit qu’on ne pouvait plus tourner. Sembène a piqué une colère. Il a bondi de son fauteuil pour le bastonner. Je pense que si je ne m’étais pas interposé, le directeur de la photo allait tomber raide mort ! Les villageois étaient scandalisés : on était dans un village burkinabé, pas loin des tombes des anciens du village. Le lendemain, j’ai appelé la régie discrètement, sans que Sembène soit au courant. Je leur ai dit d’acheter un mouton pour faire un sacrifice devant ces tombes et donner la viande aux villageois pour un grand repas. Quelqu’un parmi les Burkinabés a vendu la mèche à Sembène qui a réagi ainsi : « je ne veux rien savoir. Il l’a fait, ce n’est même pas la peine de venir me le dire. Il est grand ». J’ai pu réparer cette faute, d’autant plus que ce village était à notre disposition. On tournait dans des conditions les plus difficiles. On était parti pour une semaine de repérages avec un cameraman burkinabé. Sembène était assez rapide dans les recherches de décors : il savait ce qu’il voulait. Le premier jour, il est tombé en extase devant cette mosquée. Il m’a dit « Del’, c’est là ! On tourne ici ». J’ai répondu : « ici, il n’y a pas d’eau, il n’y a rien. Où va-t-on dormir ? ». J’ai fait le tour et on n’a pas trouvé un autre endroit. Il avait raison, c‘était le bon endroit. Il fallait alors rendre ce village d’une beauté accueillante avec le travail extraordinaire des décorateurs. On a appris aux gens du village à gérer leurs ordures. Tous les villageois ont participé soit en tant qu’ouvriers, soit en tant que figurants. C’était extraordinaire, mais les conditions étaient difficiles : on n’avait ni eau, ni électricité. On avait des canaris. L’eau était froide. Le soir, pour se doucher, il fallait puiser l’eau et mettre les seaux au soleil pour la chauffer un peu. C’était très difficile, mais c’était précisé dans le contrat. Chacun devait signer et s’engager. Il fallait être très honnête avec les techniciens. On n’allait pas les mener à l’aventure, sans qu’ils sachent au moins à quoi ils s’engageaient. Ce sont les conditions de tournage de Moolaadé. Il fallait faire 40 km pour téléphoner à Dakar ou au Maroc (où la plupart des films de Sembène sont montés) pour avoir des nouvelles.
Les premiers symptômes de sa maladie
On était quelque part entre le Mali, le Burkina et la Côte d’Ivoire pour tourner Moolaadé. Les conditions étaient extrêmement difficiles. C’est là même qu’ont commencé les premiers symptômes de sa maladie. Le matin, pendant le tournage, il n’a pas crié mon nom : « Del’ !! », ce qui était assez bizarre. A un moment donné, on était dans la cour d’une concession et j’ai entendu une des filles crier. C’était Sembène tombant en syncope avec les yeux révulsés. En une fraction de seconde, je me suis posé beaucoup de questions sur les divers problèmes : « Que vais-je faire avec ce cadavre ? Que vais-je dire à Dakar ? Comment vais-je payer ces techniciens ? » Dès qu’il est revenu à lui, il m’a demandé s’il était tombé. Cet incident l’embêtait devant les femmes. Après il s’est levé et j’ai dit au chauffeur « approche la voiture, il faut qu’il parte. C’est la fin de journée : ce n’est plus possible de tourner ».
Je lui ai dit qu’on allait le ramener dans la voiture. Il était atterré. Comme on avait un médecin dans le village, on l’a appelé. Il m’a dit : « Del’, c’est la première fois qu’on me met une perfusion… On fait quoi demain… On ne peut pas rester sans tourner ». Je lui ai répété « Ousmane, tu es malade ». Le lendemain, il est venu sur le plateau, mais il n’était pas en forme. Quand Sembène a un objectif, il est prêt à marcher sur un cadavre pour l’atteindre. Ce soir-là, quand il était sous perfusion, c’était un jour de Tamkharit (nouvel an musulman). Les villageois nous avaient demandé d’éclairer le village avec notre groupe électrogène pour organiser une petite fête. On a éclairé tout le village ; c’était la première fois, je crois, que ces gens voyaient la lumière électrique dans leur village. C’était superbe et beau. Quand je suis revenu pour voir si Sembène dormait, il m’a dit : « Del’ ! Je ne suis pas encore mort ». J’ai répliqué : « Bon ! On va pouvoir travailler demain ».
C’était le premier symptôme de son cancer, après il commençait à être fatigué.
Ce que je lui reprochais
Sembène ne s’impliquait pas assez dans le développement du cinéma sénégalais ; il était un peu distant avec les jeunes cinéastes. Il était assez égoïste : il n’y avait que lui, les autres venaient bien après. C’est dommage, surtout vis-à-vis de la jeunesse.
Le succès de Moolaadé
La fierté que j’ai eue avec Moolaadé, c’est de l’avoir vendu presque dans le monde entier. C’est une immense satisfaction. C’est l’un des rares films africains à être vendu à Hong-Kong qui n’a pas la même culture que nous, Africains
Première expérience de vidéo
Le premier rapport de Sembène avec la vidéo est lors de Héroïsme au quotidien, film de commande d’une organisation des droits de l’homme qui a duré 13 minutes et qui est l’élément déclencheur du film Moolaadé. C’était aussi la révolte des femmes. À un moment donné, Sembène avait déjà consommé l’argent et on lui demandait le film. Il a alors décidé de le faire en vidéo. Il n’avait pas de pratique en vidéo. Et on a fait ce film, assez joli, en Béta SP. Après est venu Faat Kiné, l’équipe de production était fatiguée. Comme Sembène a refusé de monter Héroïsme au quotidien, j’étais obligé de le faire. Pendant que je préparais et tournais Faat Kiné toute la journée, la nuit j’allais à la télévision pour monter le court métrage. Cela m’a pris trois semaines et en fin de compte, nous l’avons envoyé aux bailleurs de fonds. Ce film a été le meilleur parmi tous les films de commande. Les commanditaires n’avaient choisi que de grands cinéastes du monde.
Mon compagnonnage avec Sembène
Je n’ai pas passé de test pour être l’assistant de Sembène. Je venais juste de l’école de cinéma du Portugal. Je suis allé voir Ababacar Samb Makharam, un ami que j’ai connu au Portugal. Quand j’étais en Algérie (où mon oncle était ambassadeur) pour mes études de cinéma, déjà Ababacar préparait le congrès du cinéma panafricain. À cette période, Ababacar Samb et Thierno Faty Sow étaient venus un peu plus tôt que Sembène pour préparer le congrès. Quand j’ai terminé mes études, je suis allé au Portugal. Par la suite, j’ai vu Ababacar Samb qui était président de l’Association des Cinéastes Sénégalais Associés (CINESEAS) et de la Fédération panafricaine du cinéma. Il m’a présenté à Paulin Vieyra qui m’a présenté à Sembène. Je crois que Sembène a apprécié d’abord mon honnêteté intellectuelle et ma franchise. Je lui ai toujours dit ce que je pense.
On a commencé à travailler à la Rue Mohamed V. On avait là-bas un fameux poteau historique que tous les cinéastes africains et sénégalais connaissent. C’était un sens interdit. On travaillait parfois dans la voiture avant que l’État ne nous prête le local de la rue Karim Bourgi. La télévision nous a, ensuite, prêté un local, celui de l’Avenue de la République. Filmi Doomirew est une petite structure : Sembène, sa secrétaire, le chauffeur et moi. Lorsqu’on avait un projet, c’est le film qui engageait les autres techniciens. On était polyvalent, comme Sembène le disait à Perrin : je suivais la production, les techniciens, j’étais directeur de production, j’étais coproducteur. Cela m’a vraiment enrichi. Pour Moolaadé, je faisais tout le dérushage, tous les pré-montages. Il ne venait que pour fignoler. Mais pour Faat Kiné je suis resté jusqu’à la fin. J’ai fait le montage, le sous-titrage, la postproduction, le bruitage, etc.
Costumes et décors de Camp de Thiaroye, de Samory, etc.
C’est chez lui et cela se détériore à cause de ses enfants.
Face à ses détracteurs
Sembène lisait très peu les critiques. Certaines lui ont fait mal, surtout celles concernant Camp de Thiaroye. Les gens n’ont rien compris. Ils ne pensent que ce qu’ils ont entendu. On racontait que Sembène a volé le film de Ben Diogaye Bèye qui avait écrit le scénario intitulé Thiaroye 44. Sembène était alors le président du Conseil d’Administration de la SNPC [Société Nationale de la Production Cinématographique]. La production était prête, mais pas Ben Diogaye. Le Sénégal, la Tunisie et le Maroc avaient mis beaucoup d’argent dans ce film et ils ne voyaient rien venir. L’État a demandé à Sembène de prendre le relais avec Thierno Faty Sow comme co-réalisateur. J’ai conseillé à Thierno Faty de refuser (ce que j’avais fait moi-même) car Sembène allait être auréolé de tout le prestige. C’est exactement ce qui se passe : on parle de Camp de Thiaroyecomme d’un film de Sembène, le co-réalisateur est oublié.
Des gens en ont déduit que Sembène avait soufflé le projet de Ben Diogaye Bèye. Mais jamais Ben n’a accusé Sembène Ousmane de quoi que ce soit, il n’a jamais parlé de ce problème-là. Vous les critiques là, vous nous avez tapé dessus, au Sénégal, en France, on ne nous a pas fait de cadeau. J’ai été le premier à qui ces rumeurs ont fait mal parce qu’on en a souffert pendant la préparation, le tournage et après le tournage. On avait une attitude digne : on répondait par le mépris de notre silence.
Pas de développement sans la culture
Sembène, son souci était double : est-ce que je serai compris par mon peuple, est-ce que je serai compris par les autres ? D’abord son souci c’était son peuple : l’Afrique ; et après les autres. Quand on écrivait, on avait ce souci. Vous ne pouvez imaginer quand on écrit un scénario comment c’est difficile de trouver un compromis sans se compromettre. Pourquoi ? Parce que la plupart des bailleurs de fonds c’est l’extérieur : l’Africain devrait faire un cinéma naïf. Nous, on n’a pas cet argent, on est obligé de se tourner vers l’Europe, de tendre la main, donc de temps en temps les gars ils nous imposent.
Et ce que je déplore c’est que notre État n’a rien compris. On avait un cinéma qui se développait avec Abdou Diouf [président de la République de 1981 à 2000]. Abdou Diouf avait créé la SNPC [Société Nationale de la Production Cinématographique] avec un budget de 500 millions de francs CFA chaque année, c’était énorme. Mais on n’avait des problèmes d’hommes qui n’ont pas su gérer ça. Pourquoi Abdou Diouf l’a fait ? Parce qu’il a une passion pour le cinéma. Quand il était premier ministre, il visionnait deux films par semaine. Et quand il est devenu Président, il en voyait moins, à cause des charges. Ça, c’est lui qui me l’a dit personnellement. Et la preuve est là : pour aider le cinéma, il faut l’aimer. Actuellement, on a un président qui ne fait rien pour nous. C’est désolant. On ne peut pas parler de développement sans la culture.

Fatou Kine Sene écrit pour le quotidien Walfadjri, Dakar et est active dans l’Association sénégalaise de la Critique///Article N° : 8517

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