Conforme à l’écriture développée dans Les Baliseurs du désert et Le Collier perdu de la colombe¸ Nacer Khemir réalise là un film d’une sidérante beauté, aussi fascinant que fourvoyant. On se perd facilement dans ce labyrinthe, tant les récits s’entremêlent et le sens reste celui qu’on veut bien y mettre, mais on s’y perd volontiers car il nous emmène dans un monde où la poésie transcende le réalisme. Il serait dommage de n’y voir qu’une drogue destinée à plaire à l’orientaliste qui sommeille en chacun : cet appel au rêve restaure la pertinence de l’imaginaire dans la pensée, celle d’ouvrir les possibles pour dépasser la raison et la loi qui limitent le destin.
Nous connaissons bien la tempête qui ouvre le film : elle est notre perte de repères dans un monde où « même les dunes ont changé de place », comme le remarque Ishtar qui accompagne le vieux derviche aveugle Bab’Aziz (= grand père). Ils traversent le désert pour se rendre à la grande réunion des derviches qui n’a lieu que tous les trente ans. Ishtar a le regard vital de l’enfance, Bab’Aziz celui du seuil de la mort, ces « noces avec l’éternité ». Leur échange est initiatique : « Quand tu parles, il fait moins froid », lui dit Ishtar pour l’encourager à conter. Car ils communiquent avec cette parole qui apprend à « voir avec les yeux du cur ». Pas de carte dans le désert, pas de chemin tracé : on trouve sa voie en marchant et chantant, sans doute parce que ce qui compte est davantage de chercher que de trouver. La grande réunion des derviches ne sera donc pas un aboutissement en soi : plutôt qu’un sommet dramaturgique, elle sera le lieu où Bab’Aziz passe à une nouvelle étape dans le grand mouvement de la vie. Celui qui recouvre de sable sa dépouille rappelle que l’enfant dans le ventre de sa mère ne connaît pas la beauté du monde et qu’il en est de même devant la mort.
En cheminant, Ishtar et Bab’Aziz font des rencontres. Tous cherchent quelque chose, le sens, une bien-aimée, la justice
Chacun raconte son histoire, comme dans Les Mille et une nuits, ce conte qui sauve la vie de Shéhérazade car à l’aube il n’est jamais terminé. Le film enchâsse de même les récits, un personnage rencontré racontant lui-même une nouvelle histoire impliquant de nouveaux personnages, etc. Il se fait ainsi toile poétique plutôt que succession d’événements, tournant comme le derviche de son début en une spirale reliée par un seul et même thème : l’amour. Un homme à moto succède à un prince à cheval, une ville oasis surgit des sables du désert, le jeune et le vieux ne font qu’un, l’invisible prend le pas sur le visible
Tout se brouille et tout se remet en place dans une autre logique où l’hallucination et le réel s’entremêlent. Le temps se mélange autant que les récits, si bien que la continuité évoquée fait davantage référence à un renouvellement perpétuel de l’homme qu’à un destin linéaire ou tracé. La vision soufie ne travaille-t-elle pas l’illusion des sens pour cerner l’unité de l’existence ?
S’il fallait n’en retenir qu’une phrase, le film nous la met en exergue : « Il y a autant de chemins qui mènent à Dieu que d’hommes sur terre ». A quoi bon dès lors enfermer l’islam et les Arabes dans une image réductrice et figée ? Ici, le décalage est permanent. Même les habits sont stylisés. On ne peut saisir la réalité sans un changement de regard, on ne peut saisir un peuple sans l’écouter. « N’est pas fou celui qu’on croit » : cette culture millénaire, nous dit ce film, est le contraire de la dérive intégriste. Sa tradition contemplative est centrée sur l’expérience sensible de l’amour. Plutôt qu’une identité fermée, elle se décline en mille facettes. Tourné en Tunisie et en Iran, le film mélange le perse, l’arabe et d’autres langues mais les personnages se comprennent car ils parlent un même langage spirituel, parce qu’ils communiquent avec leurs corps. De la même façon que des intellectuels de peuples opposés pouvaient communiquer sans traduction dans Notre musique de Godard.
Osman se jette dans le puit pour retrouver sa bien-aimée et le prince s’abstrait du monde en contemplant son âme dans la source où l’a conduit la gazelle : cette culture ne porte-t-elle pas aussi sa difficile inscription dans une modernité aux formes imposées par l’universalisme utilitariste et consumériste occidental ? C’est par la continuité et la complexité d’une recherche spirituelle qui fut toujours centrée sur l’amour et non par un repli réactionnaire sur une identité figée qu’elle pourra résister au rouleau compresseur de la globalisation, retrouver sa dignité et guider le monde, semble répondre Nacer Khemir en multipliant à plaisir symboliques, références et visions. Le puzzle du film trouve son unité à travers le personnage de Bab’Aziz. Une vision s’impose alors de la quête essentielle pour tous, au Nord comme au Sud, d’un sens de la vie puisant sa source dans l’amour et le grand mouvement de l’ordre du monde.
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