Alors qu’il a participé à l’histoire de lieux prestigieux comme le théâtre des Bouffes-du-Nord avec Peter Brook ou celle du Théâtre International de Langue Française avec Gabriel Garran, voilà aujourd’hui l’acteur malien Bakary Sangaré propulsé dans une nouvelle aventure, celle de la maison de Molière, où il semble bel et bien prendre pension. Un enjeu pour lui mais aussi et surtout pour le Théâtre-Français en particulier et le théâtre français en général.
Entré au Français pour créer le rôle de l’Africain dans Papa doit mange, la pièce de Marie N’diaye qu’André Engel a mise en scène en 2002, Bakary Sangaré poursuit l’aventure. Mais pourquoi parler d’aventure alors qu’entrer à la Comédie-Française pour un comédien relève plutôt de la reconnaissance ? Ce qui est vrai d’habitude pour un acteur dans le paysage théâtral français ne l’est peut-être pas pour un acteur noir. Car le défi pour Bakary Sangaré, c’est moins d’entrer à la Comédie-Française pour jouer un Africain que de jouer des rôles en dehors de toute typologie particulière. Et c’est là que l’aventure commence vraiment, d’ailleurs autant pour le Théâtre-Français que pour Bakary Sangaré qui ouvre ici la voie. Il joue en effet cette saison Sébastien dans La Nuit des Rois de Shakespeare sous la direction d’Adrzej Seweryn, et le voilà surtout dans un rôle encore plus étonnant, puisqu’il incarne Antoine Vitez dans une pièce mise en scène par Daniel Soulier adaptée des entretiens d’Emile Copfermann que joue à ses côtés Pierre Vial : Conversations avec Antoine Vitez. Un rôle extraordinaire, déconcertant aussi qui démontre avec force qu’il n’y a pas d’incarnation au théâtre, mais beaucoup plus un travail sur la présence et une présence presque plus spirituelle que charnelle.
Bakary Sangaré est bien loin du physique d’Antoine Vitez, mais il fait entendre la pensée de l’homme de théâtre, ses questions, ses doutes, ses faiblesses, ses confidences même. Il nous fait entendre la voix de Vitez avec une nouvelle écoute, une écoute au plus près. C’est la voix intérieure qui résonne. Daniel Soulier dit combien il y a là pour lui une effet poétique. Mais Bakary Sangaré apporte surtout la preuve que sans imiter Vitez ou composer un personnage qui voudrait lui ressembler, il s’agit d’abord de faire passer l’essence de sa présence, cette pensée qu’il a laissée au théâtre en héritage, cette âme forte qui pensait un théâtre ouvert à toutes les voix, et c’est cet écho que relaye admirablement le travail scénique de Sangaré.
Le duo avec Pierre Vial est d’autant plus émouvant que cet acteur, vieux sociétaire de la Comédie-Française, s’est depuis longtemps engagé dans la création africaine, participant dans les années 80 à des spectacles aux côtés de Sony Labou Tansi notamment. Aussi c’est un peu comme si Vitez et Sony habitaient alors le plateau, comme si leurs souffles traversaient la salle.
Ancien élève de l’Institut National des Arts de Bamako, Bakary Sangaré arrive en France en 1984 pour venir suivre les cours de l’Ecole de la Rue Blanche à Paris et parfaire sa formation d’acteur. Les débuts seront difficiles, mais le jeune comédien malien d’à peine 20 ans ne se décourage pas. On s’étonne de sa diction, de son accent, de son souffle… Il s’accroche et voilà que son originalité d’acteur intéresse Peter Brook qui le fait travailler sur le Mahabarata en 1985. Commence alors une longue aventure avec de nombreux spectacles qu’il joue aux côtés de Sotigui Kouyaté de Qui est là à L’Homme qui en passant par Le Costume et bien d’autres créations.
Le Théâtre International de Langue Française sera encore une autre aventure avec Gabriel Garran cette fois qui monte avec lui les premières grandes créations du théâtre, notamment Le Destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku de Tchicaya U Tamsi en 1987.
En 1992, Bakary mène une aventure en solo et une longue tournée avec Cahiers d’un retour au pays natal, un texte d’Aimé Césaire qui l’a beaucoup marqué. Et en 1999, après le choc de sa rencontre avec le texte, il décide de monter lui-même La prochaine fois le feu de James Baldwin : » Je l’ai lu en entier, en constatant à chaque ligne que La Prochaine fois le feu répondait à mes convictions personnelles et que je pouvais l’offrir aux autres comme un bol d’eau fraîche. Car malgré tout ce que Baldwin a enduré, il répond au monde, à travers ce livre, par un immense chant d’amour. « (1) D’ailleurs quand on lui demande si ce parcours avec Baldwin fut une parenthèse dans sa carrière il répond : » Ce n’est pas une parenthèse, c’est ma vie ; j’y défends tout ce que j’aime et mes convictions les plus profondes. Ce texte, je ne l’ai pas monté en tant que comédien ou pour nourrir une carrière, je l’ai fait simplement en tant qu’être humain ; j’aurais pu travailler ailleurs et gagner beaucoup d’argent, j’ai dû laisser tomber des engagements intéressants. Mais il s’agissait pour moi d’une sorte de quête spirituelle. » (2)
Parcours étonnant donc que celui de ce comédien devenu pensionnaire de la Comédie-Française. Un événement aussi dans l’histoire de cette institution un peu frileuse dont les portes ne s’ouvrent pas si facilement. Bakary Sangaré est donc le premier acteur africain a prendre pension chez Molière, mais non pas le premier acteur noir. En 1967 Georges Aminel, dont le père était martiniquais fut le premier » acteur de couleur » à entrer à la Comédie-Française, grâce à Jacques Charon et Maurice Escande qui l’avaient remarqué dans un Shakespeare qu’il jouait alors sous la direction de Jean-Louis Barrault à l’Odéon. Georges Aminel y restera à peine cinq ans. En 1972, il incarnait Oedipe dans une mise en scène de Jean-Paul Roussillon. Mais la pièce fut fortement décriée par la critique qui s’indignait qu’Aminel ait été distribué dans le rôle d’Oedipe. On le remplaça par Claude Giraud en proposant à Aminel un prochain rôle dans Othello. Alors qu’il était à quelques jours de devenir sociétaire de la Comédie-Française, Georges Aminel préféra démissionner.
On souhaite à Bakary que le public de la Comédie-Française sache aujourd’hui mettre de côté les préjugés pour reconnaître un homme et un acteur aussi exalté que passionnant. Lui qui disait en 1990 tant aimer Molière le voilà dans l’antre du grand homme. Il est cette saison un extraordinaire Vitez dans la pièce montée par Daniel Soulier au Studio-théâtre et un Sébastien haut en couleur dans La Nuit des rois rue Richelieu. Souhaitons que l’hydre ne le dévore pas, qu’il puisse poursuivre une longue Odyssée et rencontrer bientôt Alceste ou Dom Juan !
1. Sylvie Chalaye, » Bakary Sangaré a fait entendre Baldwin au théâtre des Halles « , entretien, Africultures n°21, octobre 1999, pp. 83-84.
2. Ibidem. ///Article N° : 3222