Bayiri, la patrie, de S. Pierre Yaméogo

La force d'un film maudit

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Habitué des sujets sensibles, S. Pierre Yaméogo a choisi pour son septième long métrage la misère vécue par les Burkinabés lors de la crise ivoirienne puis dans leur propre pays, leur patrie. Produit en pleine actualité en 2011 mais sans diffusion et ignoré par le Fespaco, le film n’a connu jusqu’à présent qu’une visibilité limitée, malgré un prix en 2012 au festival de Khourigba. Enfin en sortie sur les écrans français le 14 juin 2017, retour sur un film pourtant saisissant par la force de son témoignage.

Alors que le cinéma se déroule souvent dans des milieux aisés coupés des réalités, « je ne peux ignorer les 99 % de la population qui souffre », dit Pierre Yaméogo. C’est ce souci qui guide son cinéma et singulièrement son dernier film qui porte sur les souffrances endurées mais aussi le mauvais accueil des Burkinabés qui durent revenir dans leur patrie d’origine des suites de la crise ivoirienne. La question de la terre (qu’ils ont cultivée et dont ils étaient souvent propriétaires en Côte d’Ivoire, leur présence remontant parfois jusqu’aux travaux forcés imposés par les Français sous le régime de l’indigénat pour construire les routes et planter le café et le cacao) est également posée, avec l’intention de peser dans les débats accompagnant la réconciliation nationale ivoirienne pour obtenir la reconnaissance de leurs droits.

Le film est basé sur l’opération Bayiri (mère patrie) de rapatriement volontaire de Burkinabés fuyant les exactions en Côte d’Ivoire en 2002. Les faits sont réels : menaces, expropriations, tueries, rackets, viols, exode et finalement misère du camp de réfugiés au Burkina Faso, dans leur propre patrie. Pierre Yaméogo suit quelques personnages pour stimuler la fiction : forcée à l’exode par l’attaque de son village ivoirien où vivent essentiellement des Burkinabés, Zalissa (Blandine Yaméogo) confie au chauffeur Zodo (le chanteur-compositeur Bil Aka Kora qui participe également à la musique) de l’argent pour sa fille Biba (Tina Hatou Ouedraogo), que nous suivons dans son parcours jusqu’au ghetto du camp de réfugiés où Zodo veut l’aider à retrouver sa mère pour gagner son cœur. Violée à la frontière par le chef de rebelles ivoiriens sans foi ni loi, elle refuse toute présence masculine et se réfugie dans son amitié pour Mouna (Aïda Kaboré) et Marie (Madina Traoré) qui ont subi le même sort. Elles sont toutes trois coincées dans ce camp régi par les militaires et dont on ne sort que les pieds devant ou sans savoir où aller. Cela donne une reconstitution soignée tournée à proximité de Ouagadougou (sur le site qui abritait les sinistrés de l’inondation du 1er septembre 2009 et qui furent donc les figurants du film). Limité dans le choix de ses décors (loin des paysages de Bocanda ou de Poa évoqués dans le film) malgré une production réunissant les soutiens ACP, OIF, Fonds Image Afrique et Canal+ Horizons, Yaméogo a cherché à tenir le pari de sa fresque historique par l’attention apportée à l’image et au son.

A l’image, les portraits au regard hagard des sinistrés-réfugiés sont criants de vérité, tandis que les changements d’angle impriment un rythme aux dialogues. Même à l’intérieur du camp, les personnages se meuvent sans cesse pour maintenir une dynamique à une histoire qui s’étale sur plus d’une année tandis que la caméra s’élève pour donner la géographie et l’ampleur du lieu aussi bien que des mouvements de foule. Au niveau du son, alors que le film privilégie plutôt l’effet de silence d’un paysage sonore mis en valeur pour ne pas trop cultiver le pathos qui bloque la réflexion, la musique originale de Rémi Dapere, Ludwig Gorhan et Bil Aka Kora développée au générique puis reprise sur les plans larges et en plongée de l’exode ou du camp de réfugiés confère une emphase mélodramatique d’inspiration classique à ces moments de transition : la mélodie portée par les cordes est introduite puis appuyée par une ligne de percussions binaire évoquant l’incontournable métronome du temps. Le contraste entre ces notes hautes et les cordes exprime autant la confusion des esprits que l’impérieuse lutte pour la survie. C’est l’enjeu pour ces femmes confrontées à la violence des hommes et à ses séquelles, qui occupent une grande place dans le film : « Il faut qu’on se pose la question des enfants issus des viols, des femmes à qui leurs violeurs ont transmis le sida et qui sont abandonnées », dit encore Yaméogo. Les notes claires s’effaceront plus avant dans le film quand se noue le drame de Mouna, pour doucement sceller son destin.

La bande-annonce du film (ci-dessous en fin d’article) poursuit cette démarche musicale sur un thème de Djeli Moussa Diawara (qui a en commun avec Bil Aka Kora d’explorer les consonances tradi-modernes) : le chant incantatoire vient relayer un piano jazz qui gagnait déjà en puissance avec les sons cristallins de la kora. Sans même encore avoir eu le temps de les connaître, le spectateur ne peut que s’identifier avec les drames que relate le film. Cet appel à l’édification du spectateur serait la limite d’un film toujours sur le fil de la théâtralité. On ne peut cependant en nier la nécessité historique, et il y a de plus chez Yaméogo, quelque chose d’éminemment sympathique : on trouve dans ses scénarios de vrais victimes (les femmes) mais il n’y a jamais de pur héros – le « bon » Zodo est aussi un salaud de coupeur de route et donc parfaitement ambigu. N’est-ce pas le propre de l’art de permettre à chaque personnage d’être apprécié dans ses faiblesses comme dans sa beauté, à l’encontre de la dualité qui séparerait les bons et les mauvais, le bon grain de l’ivraie ? Sa fonction n’est-elle pas de pousser non à la vengeance mais à la justice, et donc de mettre en avant les contradictions à l’œuvre en chacun ? C’est particulièrement important dans un contexte politique encore potentiellement explosif.

BAYIRI film de S.Pierre Yaméogo 2010

Le moins qu’on puisse dire est que dans le film, la vision des Forces nouvelles de Guillaume Soro n’a rien non plus de politiquement correct, alors que c’est leur rébellion qui a finalement conduit à l’arrestation de Laurent Gbagbo en 2011, année de tournage du film. Tout le monde en prend pour son grade puisque les usurpateurs ivoiriens se réclament de l’ivoirité pour s’approprier les terres, une loi interdisant à un étranger d’en posséder. On ne cherchera donc pas à enfermer Yaméogo dans un camp alors que la violence qu’il décrit est générale. Bayiri entremêle plutôt des scènes se drapant des oripeaux de la réalité et des élans humanistes pour donner de l’envergure à son message, lequel est exprimé clairement par le bien-nommé « Opposant » (l’excellent Abdoulaye Komboudri qui dans tous les films de Yaméogo a pour charge d’incarner le peuple) face au piètre discours du représentant de l’ONU, Blanc « en costume et cravate », lors de sa visite du camp de réfugié. « Il dit rien, il parle », lâche-t-il avant de lui opposer un discours construit sur l’inanité de sa diatribe, non sans évoquer l’abandon dont sont victimes les réfugiés burkinabés dans leur propre pays. Cet abandon est cependant relativisé par la remarque d’un vieux Burkinabé au village : « Quand la Côte d’Ivoire était prospère, vous n’avez même pas construit ne serait-ce qu’un poulailler ici ! ». Ne refusant ainsi pas la complexité mais sensibilisé par des parents qui ont vécu le rapatriement, Yaméogo donne à voir ces drames selon le bien illusoire mais tenace adage comme quoi les montrer permettrait de conjurer l’oubli et d’empêcher leur répétition. Il en fixe la vision dans sa fiction plutôt que d’en élargir la perception. Cette critique concerne la limite d’une monstration frontale, forcément dramatique, et n’enlève rien à la pertinence de les évoquer. Le film ne s’arrête cependant pas là car Yaméogo s’emploie surtout à dénoncer le peu de cas que font les dirigeants de la souffrance du peuple, en l’occurrence ici de la diaspora, et universalise ainsi son propos.

Lorsque ce convoi humanitaire de la Croix-Rouge arrive au camp, c’est même un chœur symphonique qui accompagne en vue plongeante la course des réfugiés qui se précipitent derrière les camions dans la poussière qu’ils soulèvent : le pathétique et dérisoire spectacle du scandale du monde vaut bien une philharmonie.

Lors de la première projection qui eut lieu au Festival Ciné droits libres en 2012, l’ambassadeur de Côte d’Ivoire au Burkina Faso a présenté les excuses de son pays pour les violences endurées. « Je ne cherche pas à jeter de l’huile sur le feu », dit encore Yaméogo mais il enfonce le clou, sans que sa voix porte puisque le film n’a pas eu le destin souhaité. En fait, il gênait tout le monde. Malgré un pré-achat des droits de diffusion par Canal Horizon à hauteur de 25 000 €, il n’eut pas les honneurs de la chaîne de Vincent Bolloré que l’on dit avoir encore soutenu Laurent Gbagbo lors des derniers mois de la crise ivoirienne et dont les intérêts en Côte d’Ivoire (la construction de deux terminaux à conteneurs du port autonome d’Abidjan) pourraient pâtir alors que Guillaume Soro est président de l’Assemblée nationale, lui dont les anciennes troupes rebelles, intégrées dans l’armée régulière ou démobilisées, mènent comme durant ce premier semestre 2017 de dangereuses mutineries.

La mise à l’écart du film par les éditions successives du Fespaco s’explique sans doute aussi par des raisons diplomatiques, de la proximité des régimes Ouattara-Compaoré en 2013 jusqu’à la dernière édition de 2017 qui faisait la part belle à la Côte d’Ivoire en échange d’une participation à son financement. Ainsi écarté pour sa liberté de ton de tous les circuits malgré la dénonciation haut et fort de cette censure par son auteur, et ne pouvant compter que de sporadiques projections privées, Bayiri est resté durant ces cinq années un film fantôme qu’il importe aujourd’hui de découvrir.

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© Jean-Christophe Dupuy
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Un commentaire

  1. Sid-Lamine SALOUKA le

    Bel article qui pose les vraies questions de ce « film fantôme » que les pouvoirs politiques et le monde de la culture ont ostracisé au Burkina Faso. Lire ma prope critique à ce propos /fasocinema.wordpress.com/2015/03/16/bayiri-de-pierre-yameogo-quand-le-cote-court-de-la-guerre-civile-ivoirienne-se-joue-au-burkina/

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