BD de l’Océan Indien : diversité des influences et des styles graphiques

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La BD dans les îles de l’Océan Indien constitue un courant à part dans l’imaginaire francophone, au carrefour de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique. Ses créateurs sont soumis à des influences graphiques très diverses, signe d’une grande ouverture aux divers courants du 9e art. À l’image du caractère fortement insulaire de la région, les bédéistes y sont cependant victimes d’un isolement géographique peu propice à leur épanouissement.

La BD de l’Océan Indien est soumise à un panel d’influences graphiques (1) bien plus vaste que la « ligne claire » chère à l’Afrique francophone, et soulignée par Massimo Repetti : « Comic artists from francophone Africa were attracted by the so-called ligne claire and this influence can be seen in various forms and in the use of detailed realism (2) ».
Une région ouverte sur le monde
À la différence du continent africain (3), le Manga y est très présent, avec à Maurice, Laval Ng (Tous contre le chikungunya 2007), Joseph Claude Jacques (Heureux dodo 2000), Zistoir ze ek melia : lepok esklavaz. Moris, 1834 de Stanley Harlon, le fanzine Ticomix qui a abrité quelques histoires dans ce style et surtout Koli explozif, une revue de mangas qui ne publia qu’un numéro en 2005. À La Réunion, Les sodaruns contre les pollueurs (Océan éditions en 2005) et à Madagascar, Pions de Dwa, paru en 2004, relèvent également du manga. Le journal Faniaiky se situe à mi-chemin entre les mangas et les BD américaines marvel comics des années 70.
L’influence des comics américains se fait sentir chez le Seychellois Peter Lalande (4) qui, avec un style très épuré et des dessins d’un seul trait, produit une œuvre proche de la caricature de presse. Le genre heroïc fantasy est présent avec Shovel Tatoos et sa saga médiévale Six runkels en Amborie, sortie en 2006 chez Epsilon (2 000 exemplaires vendus), ainsi que dans l’atmosphère sombre et inquiétante des deux albums de la série Dido (5) du Comorien Mohamed Fahar ou dans Nuits magiques (2005) du malgache Rado. Dans la série Balade au bout du monde, Laval Ng montre également une proximité certaine avec la série Marvel des années 80.
Mais l’univers graphique le plus visible reste celui de l’Europe. Il peut s’apparenter à la « ligne claire » pour Marthe Rasoa raconte Rapeto et Jejy Voatavo de Roddy (6) et relever du Gotlib de l’époque Pilote pour Citron de Ndrematoa. La buse de Michel Faure tient de Giraud et les albums Nampoina et Imboa de Didier Mada BD révèlent une influence franco – belge assez nette dans la complexité de ses découpages et son sens des détails.
Le Réunionnais Li An, dans le cycle Fantôme blanc, développe un graphisme différent de ce qu’il fait d’habitude (7), plus proche de l’éditeur L’association et du travail de Serge Huo Chao Si sur La grippe coloniale et La guerre d’Izidine (2006). Vincent Liétar avec son personnage mahorais Bao montre une influence nette de Florence Cestac et de Margerin à l’époque de Métal hurlant. Le Mauricien Deven Teevenragodum, pour sa part, démontre dans sa série de 2006, Sandy beach café, toute l’admiration qu’il a pour Albert Uderzo. Enfin, Fahazavana vaovao : La nouvelle lumière, album collectif malgache, pourrait être classé parmi les albums de la société Ségédo, éditeur de Kouakou et Calao. Toujours à Madagascar, Benandro, série des années 80, dont deux numéros ont été réédités en français en 2006 et 2007, est une copie quasi conforme des bandes dessinées populaires italiennes des années 70 connues en France sous le titre de Blek le roc ou Rodéo (8). C’est aussi le cas de la série pour enfants Vavolombelona des éditions Saint Paul qui raconte la vie de personnages religieux mais également de Vato ambony riana : Fondation de la nation malgache (2004), œuvres de Alban Ramiandrisoa-Ratsivalaka, formé à « l’école » Benandro. L’influence d’autres auteurs italiens comme Serpieri et Manara est très visible dans le travail de Mamy Raharolahy : Rakoto.
Cette profusion de styles est bien évidemment une richesse et fait de la région, un carrefour culturel. Ce phénomène est assez rare en Afrique où les échange nord – sud sont souvent cantonnés à un étouffant dialogue avec l’ancienne puissance coloniale.
L’activité de La Réunion, qui diffuse abondamment la production européenne, asiatique et américaine (9) dans la région, et édite des métropolitains (Michel Faure, Hyppolite, Jean Claude Denis) et des étrangers comme le malgache Anselme (Retour d’Afrique en 1998), le Seychellois Peter Lalande (Humour naturel, Vol. 1 en 2006) ou le Camerounais Nge Simety (Ti niako en 2005), explique en partie cette palette d’influence. Les seuls éditeurs actifs dans le 9e art sont réunionnais. Dans les années 90 la revue Le cri du margouillat (10) avait d’ailleurs lancé certains auteurs comme Li-an, Huo Chao Si, Appollo, Tehem mais aussi Aimé Razafy, Roddy (Madagascar), Laval Ng, Marc Randabel, Deven Teevenragodum, Vincent Lietard.
Des créateurs et des productions isolés
Malgré cette profusion, les bédéistes souffrent d’un manque de reconnaissance. La pauvreté et la faible densité de population, le caractère insulaire de la région restreignent l’aire de diffusion des albums édités. Cette absence de marché entraîne un faible impact de la production sur le public. De plus, les artistes n’ont plus d’espace commun de création depuis la disparition de Le cri du margouillat. La carrière de dessinateur est rendue encore plus difficile par l’absence de débouchés dans les autres arts graphiques : la littérature enfantine est peu développée dans la région et la caricature et le dessin de presse n’existent qu’à Maurice et Madagascar (11). Hormis à Madagascar où elles n’ont pas recours à la bande dessinée comme support de sensibilisation, les ONG susceptibles de faire appel à des dessinateurs pour leur communication, sont peu présentes dans la Zone. L’église locale, éditeur potentiel dans certains pays du continent africain, produit peu d’albums religieux (12). Enfin, la BD populaire n’existe pas, à la différence de certains pays d’Afrique : « produite en dehors du circuit officiel, bon marché et réalisée sur du papier de qualité médiocre, elle se veut une BD de la proximité et une voix de la rue que l’on écoute dans les bus et taxis… (13)« . La seule tentative qui s’en soit rapprochée reste celle des BD malgaches des années 80, koditra, Benandro et autre Radanz, néanmoins produites par des éditeurs. En l’absence de revues spécialisées, les dessinateurs sont confinés à la BD commerciale exclusivement éditée sous forme d’albums de format européen, ce qui a des répercussions sur les prix et les ventes. Le nombre d’éditeurs régionaux investissant dans la BD est donc faible pour des tirages ne dépassant pas 2000 exemplaires.
Les BD produites sont très marquées localement et sont, de ce fait, peu exportables. En rupture avec Le cri du margouillat (14), les BD historiques sont très présentes, ce qui rend les échanges entre les îles difficiles, chacune ayant ses particularismes historiques. À Madagascar, la majorité des albums édités depuis cinq ans retracent l’histoire du pays. C’est le cas de Rakoto qui traite du roi Radama II (1861 – 1863), de Nampoina relatant la saga du grand unificateur malgache, Andrianampoinimerina, de Imboa qui évoque l’époque des grands royaumes du 18ème siècle, de Fahazavana vaovao : La nouvelle lumière sur l’activité des premiers missionnaires en 1648, ou de Vato ambony riana consacré àl’histoire malgache depuis ses origines. La première bande dessinée locale, Ombalahibemaso (1961), traitait déjà du roi Andrianampoinimerina et le premier album cartonné, Aventures dans l’Océan Indien, avait une base historique.
À Maurice, Heureux dodo a pour thème l’arrivée du premier dodo en Europe au 17ème. À La Réunion, le cycle de La buse est une incursion dans la piraterie du 17ème siècle, La grippe coloniale a pour cadre l’île après la 1ère guerre mondiale, Fantômes blancs se déroule au début du 20ème. Le thème de l’esclavage est également très présent à La Réunion : Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue (2003), Ella Ti Cafrine (2005), Ile Bourbon, 1730 (2007) ainsi qu’à Maurice : Zistoir ze ek melia : lepok esklavaz. Moris, 1834, alors qu’il est absent à Madagascar. La bande dessinée francophone pondicherienne, pour sa part, traite de personnages mythologiques indiens comme Ganesh ou Krishna….
La région n’a pas réussi à produire de héros emblématiques, identifiables pour tous comme c’est le cas de Tikoulou en littérature jeunesse. Néanmoins, à La Réunion, les 4 volumes de Tiburce de Tehem constituent un véritable phénomène de société avec 80 000 exemplaires vendus. La série donne une vision ironique de la vie dans les petits villages créoles d’en haut. Bao, son cousin mahorais né en 1986 de l’imagination de Vincent Lietard, est un jeune garçon malicieux, témoin de scènes pittoresques de la vie locale. Depuis Bao a été décliné sous différentes formes : tee-shirts, casquettes, agendas et livres de lecture édités par Hatier. Ce phénomène est assez courant dans l’Outre mer français : les albums de Pancho aux Antilles, La brousse en folie en Nouvelle Calédonie, Pito ma en Polynésie…. Malheureusement, ces deux héros restent des inconnus dans la région qui ne compte aucun autre personnage marquant.
L’Océan Indien baigne dans un foisonnement linguistique qui, dans le cas de la BD, nuit à son expansion en dehors des frontières de chaque île. Les albums en langue locale sont fréquents et très anciens : le premier album malgache (Ombalahibemaso, 1960), seychellois (Tizan, Zann ek loulou 1981) et mauricien (Repiblik z’animo 1976) étaient déjà tous en langue locale. Aujourd’hui la majorité de la BD malgache est en langue malgache et à Maurice, le créole mauricien est très présent, à commencer par les trois numéros du fanzine Ticomix et l’album Zistoir ze ek melia. À La Réunion, Tiburce est écrit en créole réunionnais ainsi qu’une grande partie des histoires parues dans Le cri du margouillat.
Les bédéistes de la région vivent donc un véritable paradoxe, à la fois très au fait de ce qui se passe au nord et en même temps confrontés aux problèmes inhérents à une région insulaire du Sud : absence d’un réel marché intérieur et régional, faiblesse d’une identité culturelle commune, éloignement des centres de production du nord. Résultat : les principaux professionnels de la région (Huo chao Sin, Appollo, Laval Ng, Didier Mada BD, Tehem, Li an.) ne produisent plus d’albums « locaux », préférant s’investir dans des projets européens. Le fait est que la région regorge de dessinateurs talentueux. Dans un contexte économique plus favorable qu’en Afrique, avec la présence de deux territoires français et une position de carrefour entre plusieurs civilisations, l’espoir est permis. Encore faudrait-il que les pouvoirs publics – assez indifférents jusqu’alors – se mobilisent et que les éditeurs locaux, très peu actifs dans ce domaine, s’investissent de manière plus concrète et durable.

1. La diversité des styles graphiques dans la BF de l’Océan Indien, Jacques Tramson, Notre librairie, N°145, juillet – septembre 2001.
2. African « ligne claire » : the comics of francophone Africa, Massimo Repetti, International journal of comic art, spring 2007.
3. A l’exception de Ki-oon, éditeur de mangas créé par le franco – sénégalais Ahmed Agne.
4. Zak The garbage affair (2004) et Humour naturel, vol. 1 : Poissons, couleuvres et tortues (2006)
5. Le trophée d’effroi (2004) et L’esprit de la forêt (2006) aux éditions Carabas.
6. Ed. Prediff-Jeunes malgaches, 2006
7. Le cycle de Tshaï, en particulier.
8. D’autres séries ont eu un succès énorme comme Koditra, influencé par des films d’horreur, ou des westerns comme Siringo ou Ninja (arts martiaux).
9. Quatre magasins sont spécialisés dans la BD sur l’île, en plus d’un salon reconnu internationalement (le Japon est l’invité de l’édition 2007).
10. Jacques Tramson, Quand le margouillat perd son cri, Notre librairie, N° 145, 2001.
11. Dans ce deux pays, les caricaturistes sont des professionnels à part entière n’ayant pas le temps de se consacrer à d’autres formes d’expression graphique. Il ne s’agit pas, comme en Afrique, d’un travail alimentaire permettant de mener d’autres projets plus artistiques.
12. L’exemple en est avec Madagascar où la principale collection BD des éditions Saint Paul Ny Baiboly vita tantara an-tsary est une adaptation locale d’une série congolaise des années 80.
13. Hilaire Mbiye, Bulles et cases congolaises De Mbumbulu à Mfumu’Eto  HYPERLINK « http://www.talatala.cd/spip/spip.php?article55 » 
14. Cf. Jacques Tramson, La paralittérature ou l’abolition des frontières : le cas particulier des bandes dessinées de l’Océan indien in Frontières de la francophonie ; francophonie sans frontières, L’harmattan, 2000.
///Article N° : 8138

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