Beaucoup en ont rêvé, Kassaï l’a fait !

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La sortie de Tempête sur Bangui, le premier reportage autobiographique de la bande dessinée d’Afrique est à la fois une véritable réussite éditoriale et une forme de consécration pour un auteur, Didier Kassaï, au parcours aussi bien éclectique que méandreux.

En 2006, la maison d’édition La boîte à bulles se faisait remarquer en sortant l’un des plus beaux albums de BD jamais produit par un auteur africain, à savoir Missy du Congolais (RDC) Hallain Paluku. Il y inventait le personnage d’une femme ronde sans visage du nom de Missy sur un scénario de Benoît Rivière (et une mise en couleur de Svart). Celui-ci, après deux autres albums(1) et un dessin animé (Bana boul), repartira dans son pays en 2012.
La boîte à bulles n’éditera plus d’auteurs africains jusqu’à ce mois de novembre, pendant lequel sont sortis trois albums d’auteurs africains ou se déroulant en Afrique. Avec cette production très afro-centrée, cet éditeur démontre à nouveau sa volonté de parier sur des talents graphiques peu connus du grand public, apportant une originalité certaine à une scène franco-belge parfois un peu convenue.
Ces trois albums ont cependant des histoires très différentes.
Si le deuxième tome de la série L’évasion a comme auteur le français d’origine congolaise Berthet One (Vive la liberté), ce bel album traite cependant de la réinsertion des ex-taulards et emmène le lecteur dans des réalités très éloignées du continent(2). Seules les origines géographiques de Berthet one le rattache à celui-ci.
Sous le tamarinier de Betioky se passe dans un village malgache, juste après la fin de la colonisation. Poétique et chaleureux, ce bel album, plein de couleurs, décrit bien la vie d’un petit village du sud du pays il y a quelques décennies de ça. L’auteure, la Française Géneviève Marot a dessiné cet album, trois ans après un premier séjour à Madagascar, sur les traces de Jean Piso, l’accordéoniste du groupe Ny Malagasy Orkestra dont l’album raconte la jeunesse(3). Superbe réussite graphique et narrative, cet album, œuvre d’une « vazaha » (étrangère) donc, fait écho à celui de Denis Vierge, Vazahabé, paru en 2010 chez un autre éditeur(4), et qui retraçait la vie dans le Madagascar d’aujourd’hui.
Si les qualités de ces deux beaux albums ne font pas de doutes, leur réussite permet de s’interroger, en creux, sur l’absence quasi-totale d’albums publiés en Europe se déroulant sur l’île rouge et venant d’auteurs issus de la formidable école de BD Malgache, pourtant très active dans les années 80 et 90(5).
Il n’en est pas de même de Tempête sur Bangui, la deuxième publication européenne du Centrafricain Didier Kassaï.
Il convient tout d’abord de se pencher sur le parcours de celui-ci, parcours qui illustre bien la difficulté qu’ont les auteurs africains à se faire éditer aussi bien chez eux qu’en Europe.
Né en 1974, Didier Kassaï a commencé sa carrière en 1997 comme dessinateur de presse pour le quotidien Le Perroquet. Comme bien d’autres auteurs du continent, il suit une série de stages dans la BD, d’abord en Afrique à l’occasion de festivals ou d’évènements organisés par la coopération française (Bangui, Libreville, Yaoundé et Kinshasa), puis à Bruxelles. En 1998, Kassaï est présent au Festival des Journées africaines de la bande dessinée de Libreville (JABD). Deux ans plus tard, il participe à l’exposition À l’ombre du baobab, présentée au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2001. Puis il prend part aux collectifs Africa Comics 2003 en Italie et Shegué au Cameroun (qui ne fut jamais diffusé). Il s’ensuit en 2004 une histoire d’une dizaine de pages, Les exclus, éditée par TNT dans Le Journal de la rue (Montréal), sur un scénario de Clotaire M’bao Ben Seba. Il participe également aux 7 numéros du journal centrafricain orienté vers le 9ème art, Sanza bédé. En 2005, il dessine des albums pédagogiques pour la jeunesse dans le cadre du projet Educa 2000, pour lequel il crée avec Olivier Bombasaro au scénario, le personnage du petit pygmée Gipépé pour l’éditeur Les classiques ivoiriens. Cette série contiendra plusieurs titres :Gipépé le Pygmée, Gipépé et le bébé, Gipépé et la fièvre remonla, Gipépé et les exploiteurs de bois. En 2006, il gagne avec Azinda et l’horreur d’un mariage forcé, le prix décerné par l’ONG italienne Africa e Mediterraneo. La même année, il reçoit le premier prix du concours Vues d’Afrique avec Bangui la coquette, décerné à l’occasion du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. En dehors de Vies volées et Une journée dans la vie d’un Africain d’Afrique, œuvres collectives publiées en Europe, Didier Kassaï a publié deux albums individuels sur le continent. En 2005, il sort Aventures en Centrafrique (Les classiques ivoiriens) avec Guy Eli Mayé et Olivier Bombasaro (au scénario), qui sert de support pédagogique à l’apprentissage de la langue française dans les écoles centrafricaines. En 2008, il adapte l’un des grands romans de la littérature centrafricaine, L’odyssée de Mongou (écrit à l’origine par Sammy Mackfoy) à Bangui aux éditions Les rapides, structure créée par le Centre culturel Français de l’époque pour essayer de pallier au manque d’éditeur dans le pays. Malheureusement, cet album sera peu diffusé localement du faut d’un prix excessif (10 000 Fcfa soit 13-14 euros). Kassaï a également publié plusieurs fois dans Planète enfants dans la rubrique Personnage célèbre (2 planches par numéro). En 2009, il participe au collectif La bande dessinée conte l’Afrique publié à Alger par Dalimen Éditions à l’occasion du PANAF (Festival Panafricain d’Alger). En 2010, Kassaï illustre pour la maison d’édition malienne Cauris, un album de jeunesse, Kwame Nkrumah, il rêvait d’unifier les Africains, sur un texte de Kidi Bebey. Il devait publier un autre album, Pousse pousse, prix du meilleur projet au FIBDA 2010 (Festival International de bande dessinée d’Alger), chez un éditeur algérien, en 2011, mais le projet a malheureusement été annulé suite au vol de l’ordinateur sur lequel toutes les planches étaient conservées. Kassaï est également visible dans Africa comics 2005-2006, deuxième collectif italien de la série Africa comics. Son dernier album pour enfants date de septembre 2013, produit à l’époque de la crise centrafricaine et où il illustre aux éditions Planètes rêvées (France) un album de sa compatriote Adrienne Yabouza : Méchante nuit. Après 17 années de carrière, novembre 2014 correspond – enfin – à la sortie de son premier album individuel en Europe, à savoir la réédition de L’odyssée de Mongou dans la collection L’harmattan BD. Cette même année, il part pour le Liban pour Arte reportage, il y dessine sur 25 planches la vie quotidienne dans le camp palestinien de Burj el-Barajneh bouleversé par l’arrivée de réfugiés syriens(6). Cette même année paraît sur le site de La revue dessinée, son premier compte-rendu de la guerre dans son pays à travers du reportage, La terreur en Centrafrique(7).
Enfin en mars 2015, Kassaï aura l’occasion de vivre sa première séance de dédicaces en France en participant aux rencontres « Sous le manguier » de l’association Singuila à Mareuil sur Aÿ (Marne).
Canada, Algérie, Cote d’Ivoire, Cameroun, Italie, le nombre et la diversité des pays où Kassaï a publié des albums est impressionnant. Il n’avait cependant jamais rencontré la reconnaissance que son travail méritait.Cet album risque fort heureusement de changer la donne.
Tempête sur Bangui, premier tome d’une série de trois, évoque les évènements qui se sont déroulés de la fin d’année 2012 au mois de juin 2013, à l’époque où les milices Balaka (coalition en langue shango – la langue du fleuve parlée dans tout le pays) se sont emparées de l’ensemble du pays puis de la capitale, renversant le général François Bozizé. Celui-ci était arrivé précédemment au pouvoir suite à un coup d’état dix ans auparavant. Vivant principalement de travaux pour des ONG obligées de réduire leurs activités, de tableaux ou d’aquarelles pour des expatriés en voie d’évacuation ou de caricatures pour des journaux ayant cessé de paraître, Didier Kassaï se retrouve au chômage et décide de dessiner sur le vif les scènes qui se déroulent devant lui : pillage, exactions, chaos politique et administratif, arrivée bouillonne d’une nouvelle autorité bien vite dépassée, mais aussi solidarité entre citoyens, humour et débrouillardise.
Utilisant un langage cru, reproduisant l’accent local (« volère de voitires »), fourmillant de détails croustillants et comiques pour le lecteur occidental comme les noms des échoppes et boutiques (« Le cocotier ciné-vidéo » par exemple), Kassaï explique, de son point de vue d’homme du terrain, le conflit, les horreurs et la stupidité des hommes capables d’atrocités sans nom. Mélangeant truculence et scènes tragiques (on rigole et on meurt beaucoup dans ce livre), l’auteur nous narre une sorte de comédie humaine à l’échelle africaine où les scènes de bravoure et de lâcheté se succèdent ou même s’entrecroisent dans la même case.
Avec un réel sens du détail, Kassaï n’hésite pas à se mettre en scène dans son livre, rappelant aux lecteurs qu’il est aussi un citoyen lambda dépassé par ce qui lui arrive.
S’il mêle le récit dur et réaliste à une narration très humoristique voire picaresque par moments, Tempête sur Bangui est aussi une superbe explosion de couleurs : tons délicats, teintes profondes et intenses, on retrouve dans le travail du bédéiste Kassaï, beaucoup de l’aquarelliste qu’il est, le reste du temps.
Ses planches et extraits qu’il a distillé tout au long des années 2014 et 2015 sur sa page face book ont fait réagir bien des internautes, y compris dans son propre pays. Certaines réactions furent violentes et agressives. Il n’est pas certain que la position de témoin qu’adopte Kassaï soit comprise par tous, tant le pays est divisé en deux. Le tome 2 à venir, qui traitera de la formation des milices anti-balakas puis du conflit religieux qui s’en suivra risque de constituer un exercice délicat pour l’auteur. Cette période a constitué un réel affrontement armé entre deux parties du pays. Il ne s’agira plus, comme dans les 6 mois qui constituent l’essentiel de ce premier tome, de pillards avinés, de bavures répétées ou de scènes de violence ponctuelles bien qu’inadmissibles mais bel et bien d’une guerre civile où chaque camp rivalise d’horreurs.
Faisons lui confiance. Avec ce premier tome, Kassaï nous a déjà démontré sa capacité à nous rendre intelligible la dramatique situation centrafricaine du moment : une histoire d’hommes abandonnés de leurs semblables, tout simplement.

Erstein, le 17 novembre 2015(1)Rugbill (Carabas – 2007) et Mes 18 ans, parlons-en ! (2009 – Joker)
(2)Le premier tome, L’évasion, était sorti en 2010 chez Indeez.
(3)Pour voir quelques planches, ci-joint http://www.la-boite-a-bulles.com/album-224-sous-le-tamarinier-de-betioky
(4)Album paru chez Pierre Paquet.
(5)La collection L’harmattan BD, dirigée par l’auteur de ces lignes, a publié trois albums d’auteurs Malgaches se déroulant sur la grande île : Putain d’Afrique de Anselme, La fille volée de Franco Clerc (2014) et Tana bleu de Ndrematoa (2013)
(6)Le reportage est visible à cette adresse : http://info.arte.tv/fr/moukhaiam-la-petite-palestine-le-bd-reportage-de-didier-kassai
(7)Visible sur http://www.larevuedessinee.fr/La-terreur-en-Centrafrique-118///Article N° : 13319

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