Big Shoot

De Koffi Kwahulé

Quand la réalité rejoint la fiction
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En regard du texte publié sur Big Shoot à Montréal par Sylvie Chalaye, un article sur la même pièce par une universitaire américaine.

En mai 2004, Michael Johnson-Chase présentait au Lark Play Development Center à New-York une mise en scène de deux textes de Koffi Kwahulé Jazz et Big shoot, dans une traduction de Chantal Bilodeau. C’était le moment ou les Etats-Unis découvraient avec épouvante et indignation les violences et perversités sexuelles perpétrées par certains soldats de l’armée américaine dans la prison d’Abu Graib en Irak. Une réalité qui n’a pas manqué de contaminer les représentations de Big Shoot et de faire ressortir les choix scéniques du metteur en scène comme une intensification des paramètres référentiels de la pièce, une intensification qui a particulièrement secoué les spectateurs qui l’on expérimentée.
Qu’est-ce Big Shoot ? Jouons d’abord en anglais avec le titre : c’est tirer avec une arme à feu (shoot ’em up), et c’est aussi tirer – un coup – sexuellement parlant (shoot your wad), c’est encore prendre une photo (shoot a photo) ou de la drogue (shoot up), c’est même faire un film (shoot a film). Raccourci, « big shoot » donne « big shot », autrement dit la suffisance, celle de celui qui se prend pour quelqu’un d’important, qui surjoue pour montrer ses muscles. A travers la pièce, si nous regardons de près, « big shoot » est aussi et surtout la Mort (aussi bien que la petite mort) – et non simplement la Mort mais plus encore le spectacle de la Mort et la jouissance produite par ce spectacle.  » Big shoot «  voudrait donc suggérer, du moins il me semble, un amalgame grandiose de violence, de sexualité, d’intoxication, de suffisance, et de représentation.
Car dans cette pièce nous sommes non simplement dans du théâtre, dans LE théâtre, mais aussi dans une mise en abîme sans fin. Les personnages de Monsieur et de Stan jouent un interrogatoire pour un public venu – on nous le dit – du « bout du monde » figuré ainsi verbalement dans la pièce. Mais ils jouent également pour nous (le public qui vient au théâtre) un rituel de mise à mort, un spectacle interminable qui se termine, tout de même, mais en boucle ; la mort de Stan donnant naissance aux aboiements d’un chien qui signalent le début du rituel de la mise à mort. « L’action » de la pièce recommence ainsi virtuellement à la supposée fin.
Cela donne une grille de significations en strates superposées qui pourraient être comprises comme les étapes d’un jeu : l’interrogatoire – la torture – et la mort, protocole qui se superpose, ou plutôt s’intrique avec un jeu de menace de viol, de récit de viol [mais point le même violeur, ni la même victime], ensuite de menace de mort, et de mort. Le tout sera en plus imbriqué dans une longue et tortueuse réflexion sur la condition humaine.
L’histoire du viol, à la base de l’interrogatoire, est finalement une histoire de naissance, naissance comme dirait Beckett dans Godot, où l’on « accouche sur un tombeau. ». La sexualité ou le récit d’un acte d’amour et du désir (raconté contre son gré par Stan) sera transformé en viol par la perversion de la fiction et l’obsession de Monsieur de contrôler le récit. Ainsi, un acte d’amour devient un acte de mort – autrement dit un meurtre par pénétration d’un substitut phallique mortel : le pic feu rougi oublié dans la cheminée. Cela donnera le prétexte, créera la voie qui permettra à la mort de Stan de naître à travers la mort de la victime imaginée et jouée (comme l’est d’ailleurs peut-être la mort de Stan.)
Terrible, lyrique, articulée en fragments, en morceaux de petits spectacles qui ne se parlent pas, ou qui se parlent seulement par associations et inventions rythmiques, cette pièce est aussi et surtout une interrogation métaphysique et une réponse en même temps. Ce qui ancre la pièce, et nous le savons dès les premières paroles du refrain dans la première séquence du spectacle, est l’histoire de Caïn et d’Abel. Il s’agit du crime qui structure la société humaine – le crime de celui qui se veut plus fort que Dieu, qui tue parce qu’il ne peut pas supporter l’importance de l’Autre (même un autre lui-même, même son propre frère). Cette histoire est incontournable. Caïn tuera toujours Abel. Et Dieu punira toujours Caïn, car il lui donne une conscience, marque de sa criminalité et de sa culpabilité de vouloir outrepasser le Créateur.
A travers cette lecture de la pièce, nous pouvons donc comprendre les « personnages » – ceux présents (Stan la victime ou le criminel) et Monsieur (le bourreau et le tortionnaire) ; et ceux absents (mais évoqués) : la femme, tentatrice assassinée ; les chiens abattus qui ne cessent d’aboyer; le porcelet – le Stan original – fils préféré, frère tabou de Monsieur ; et ce public venu de partout dans le monde – ces spectateurs qui attendent goulûment le Big Shoot ou peut-être son implosion… Nous pouvons les comprendre comme les fragments d’une même conscience déchirée. Nous sommes, il me semble, dans l’épaisseur d’un esprit fracturé, dans un monde mental en morceaux – à cause de l’horreur et de la fatalité de l’acte originel – ce meurtre, cette jalousie, cet élan destructeur.
Le cadrage et les différents niveaux de cette pièce difficile, foisonnante d’images et de vignettes, parfois d’une banalité écœurante, parfois d’une perversité tellement spectaculaire qu’elles ne se révèlent justement que comme vignettes, ne nous permettent pas de sortir de la fiction. Le monde référentiel reste à distance. Le crime sordide, cette nécrophilie fantasmée, n’est que jeu appris – cliché de « palissades et d’hibiscus » – tandis que l’interrogatoire sadique est un jeu inévitable – une façon de donner forme à une hantise inscrite depuis toujours. (Comment, alors, ne pas penser aux Nègres de Genet, et à son irrésolution ?)
Or dans la mise en scène de Big Shoot par Michael Johnson-Chase au Lark Play Development Center à New York, le réel, le référent, et la matérialité en dehors de la fiction ont été bien présents, voire extrêmement présents, peut-être trop. Le spectacle était très fort, très bien joué et a connu un succès indéniable. La traduction était limpide et astucieuse – et j’y reviendrai. Néanmoins le trop grand ancrage réaliste dans le contexte particulier du printemps 2004 aux Etats-Unis ne pouvait pas ne pas poser question. Les partis pris d’interprétation ont tout fait pour subordonner le questionnement métaphysique à une condamnation violente de la torture et des techniques d’interrogatoire. Difficile d’éviter au spectacle le lien avec cette insupportable mais très réelle guerre en Irak.
Pas de décor. Celui suggéré par Koffi Kwahulé (tellement ambigu et riche) – cette cage en verre, peut-être l’encadrement de la bestialité humaine rendue transparente par l’art, n’a pas du tout été retenue par le metteur en scène. Nous étions plutôt et immédiatement en présence de deux hommes en lutte dans un espace non-défini. Et je dis bien « hommes » et pas hommes-icônes ou hommes-métaphores. C’était d’ailleurs surtout dans le jeu et dans la distribution où l’évocation d’une actualité brûlante, tout à fait reconnaissable, s’est fait sentir. Car Monsieur, le tortionnaire, a été joué par Wayne Schroder, un très grand blond, bien baraqué, fort en gueule, suant, piaffant, portant une veste militaire, autant de signes qui pouvaient faire de lui un soldat américain. Et Stan, celui qui sera ‘tué’, celui qui est malmené, brutalisé, méprisé, a été joué par Sorab Wadia, un petit brun, à la peau basanée, avec accent, peureux et soumis à l’autre. Un Stan qui faisait donc « oriental, » voire « iraquien. »
Les deux comédiens, complètement investis dans leurs personnages, se sont laissés aller à une incarnation réaliste sans ombre de distanciation, de commentaire, ou d’ironie. Leurs corps étaient des corps-corps et non des corps-signes, point signalés comme corps construits. Nous n’étions pas dans une iconographie de la violence. Nous étions dans la violence même, ou bien l’illusion parfaite de la violence – fascinante et repoussante à la fois.
Ainsi, les moments qui ont marqué ma mémoire ne sont point le récit de la foule de gens et d’animaux (y compris Stan) qui se présente à Monsieur pour se faire tuer et qui mène à des réflexions sur la pulsion de la mort du genre « la vie n’est qu’un brouillon de la mort » ; ni la critique de  » l’accent bien compact «  de Monsieur ; ni l’image de New York comme une fille à prendre ; ni même le revirement de Stan vers la fin qui semble tout d’un coup prendre en charge son destin. Ce qui reste est plutôt la menace de viol que Monsieur fait planer sur toute la pièce dès la première étape de l’interrogatoire, et le récit repris et redit du prétendu crime de Stan selon les spécifications de Monsieur (où Stan avoue exactement ce qu’il est censé avouer) ; et Monsieur qui se pavane et voudrait ainsi asseoir sa supériorité et son contrôle. Le récit intercalé de « Stan le porc » pourrait être ainsi, à la lumière de cette interprétation, l’explication psychologique du comportement de Monsieur.
Ce qui reste surtout en mémoire est la scène de l’humiliation de Stan et de la jouissance de Monsieur quand il se met nu et oblige Stan à le tâter, à presser ses organes génitaux, à commenter ses couilles. (La nuit où j’y étais, une spectatrice s’est levée à ce moment et a bruyamment claqué la porte du théâtre. Elle n’en pouvait plus.) Nous, les spectateurs, n’avions pas encore vu les photos d’Abu Graib, mais nous en savions déjà long sur les comportements des militaires à Guantanamo. Ce Big Shoot était étonnamment perspicace, quasi visionnaire…
Après cela, le reste du spectacle s’est passé en hallucinations. Et l’explication absurde donnée par Monsieur – comme raison de tuer enfin Stan (qui a encore critiqué son accent) paraissait illuminer la psyché malade d’un tortionnaire mal dans sa peau. Ce Big Shoot trouvait finalement son élucidation à travers le prisme de la psychologie.
Une dernière remarque : je voudrais commenter une certaine ironie due à la traduction, un choix fait sans doute difficilement car il n’y avait pas de solution facile. Comme l’on sait, il y a plusieurs morceaux du texte de Kwahulé qui sont en anglais, notamment le refrain biblique sur Caïn et Abel. Chantal Bilodeau, la traductrice, a décidé de les traduire en français – ce qui effectivement positionnait le français comme langue désirée, langue du pouvoir en quelque sorte, langue du Big shot. Aux Etats-Unis, une telle connotation n’est pas fausse, car le français connote toujours la sophistication, la haute culture, et une altérité souhaitée. Le français a donc renforcé l’interprétation réaliste, rendant le militaire américain encore plus balourd et fantasque.
Pourtant, connaissant le monolinguisme du public étatsunisien, le Lark a quand même écrit le refrain en anglais sur un écriteau qui servait de fond de scène.
Then the Lord said to Cain
Where is your brother Abel?
I don’t know, he replied.
Am I my brother’s keeper?
Question à laquelle le Lark a répondu à travers la pièce de Koffi Kwahulé : Le frère ?… Eh bien, l’armée américaine le transforme en ennemi et le torture et le tue.

Big Shoot
du 18 au 26 mai 2004
Lark Play Development Center
texte : Koffi Kwahulé
traduction : Chantal Bilodeau
mise en scène : Michael Johnson-Chase
avec Wayne Schroder et Sorab Wadia///Article N° : 4234

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