Bla Cinima (Sans cinéma) de Lamine Ammar-Khodja

Le peuple bouge

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Avec Bla Cinima, Lamine Ammar-Khodja poursuit une démarche de cinéma originale et personnelle qui compte dans le cinéma algérien. Acclamé dans de nombreux festivals, le film est une nouvelle démonstration de la recherche commune à de jeunes documentaristes de trouver la bonne distance pour laisser le réel se révéler sans trop peser de leur intention.

« Observe dans la rue, à la tombée du soir, les visages des hommes et des femmes – quelle grâce et quelle douceur ils révèlent ».
Léonard de Vinci, Carnets

Il y a une façon d’approcher les gens qui met en avant leur dignité, leur beauté. C’est une question de distance et d’angle de caméra, de cadrage, de décor, de lumière, mais c’est aussi une question de relation. Le documentaire, cela devrait être ça : donner une chance au réel, le laisser prendre le dessus sur l’intention du réalisateur, se laisser bousculer par ce qui surgit, avoir la patience d’attendre ce surgissement, et le permettre par la confiance établie avec le temps et l’honnêteté du positionnement.
Voilà donc que lorsque Lamine Ammar-Khodja, accompagné de Sylvie Petit à la caméra, se poste avec son gros micro et ses écouteurs sur une placette du quartier Meissonier à Alger, lieu de rencontre des habitants de ce quartier populaire, le surgissement du réel se fait sans tambours ni trompettes : il est dans la simplicité des mots, des regards, des silences. Il est dans la sincérité partagée du réalisateur et de ceux qu’il filme. Il est dans l’attention aux détails, à la magie de l’incertain. Il est dans l’écoute du quotidien, du non-dit, des doutes, des blessures, des manques. Il est dans le temps laissé à l’interlocuteur. Il est dans les failles, dans les écarts, dans ces vides sur lesquels le spectateur est invité à construire une relation avec son propre vécu. C’est alors que surgit la clef du cinéma : l’émotion.
Bla Cinima est un film profondément émouvant. C’est paradoxalement ce constat de l’indifférence des Algérois face au cinéma qui restaure le cinéma dans leur vie : si la salle rénovée du Sierra Maestra reste désespérément vide en dehors des couples qui vont y chercher un peu d’intimité et d’édifiantes animations enfantines, ces Algérois qui ont l’habitude de s’asseoir sur les bancs de la placette située devant ce cinéma, et de qui le cinéma algérien ne donne jamais de représentation, deviennent acteurs d’un cinéma de la vie, de leur vie, de celle de leur pays.
« Je fais un film sur le cinéma » : les interlocuteurs retenus par Lamine et Sylvie se méfient de la télé, posent à leur manière la question de la langue utilisée ou celle des valeurs colportées, disent leur passion pour les séries turques, pour ce qui est nouveau, ou bien leur nostalgie des grands films d’autrefois. Et très vite, ils se saisissent de l’occasion pour dire ce qu’ils ont sur le cœur, leurs rêves et leurs problèmes : le logement, la vie chère, la nécessité de l’informel pour s’en tirer, les islamistes…
Une fois l’ambiguïté levée sur le but recherché par Lamine et Sylvie et qu’il a été clairement posé qu’en se mettant à l’écoute durant dix jours du matin au soir sur la placette, cela n’a rien à voir avec un reportage télé qui fait toujours rapide, une confiance se bâtit qui ouvre la parole, même si cela ne se fait dans un pays qui se retient. Cette parole peut être un discours, occasion de dire sa frustration ou sa colère en termes politiques, ou bien une intimité, un partage de vécu. Délicatement monté, le film oscille entre ces deux axes. Son départ reste cependant le cinéma, et le rapport à l’image puisque la peur est le détournement et que le constat est l’invisibilité. Certaines femmes refuseront ainsi d’apparaître à l’écran tandis que l’on entend leur voix qui veut quand même dire les choses. C’est alors que le film bascule du sujet cinéma au sujet société, tant l’un appelle l’autre, et que les femmes s’expriment davantage, tant elles ont à faire comprendre.
De témoignage en réflexion, de coup de gueule en souvenir, c’est une société qui se révèle peu à peu, dans toutes ses facettes, dans toutes ses énergies, selon un montage soigneusement travaillé qui dessine une sorte de ligne mélodique. Si bien que lorsque dans un cocasse intermède sur la célèbre musique de Grieg (Peer Gynt) qui va s’accélérant, la caméra suit le rythme des pas des passantes, c’est la multiplicité autant que la vitalité d’un peuple qui sont évoquées. Salle vide au départ, salle vide à la fin, le cinéma reste séparé du peuple et de sa dynamique. Que le film se termine sur un opéra d’enfants terriblement idéologique montre le gouffre existant entre le pouvoir et cette vie, les frustrations et les désirs. En partant de la question du cinéma tout en se laissant son film se faire par ses interlocuteurs, Lamine Ammar-Khodja réalise un film éminemment politique.

///Article N° : 13552

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