Une table ronde animée par Virginie Soubrier avec Kossi Efoui et Anisia Uzeyman (comédienne) Bertrand Binet (musicien) Bienvenu Bonkian (comédien) Emmanuel Parent (musicologue)
Kossi Efoui : [
] En ce qui concerne la question du blues, j’écoute du blues, parce que ça me plaît, je m’intéresse à l’histoire du blues et aux musiciens de blues. le Hookie-Koochie man, par exemple, est un personnage qui appartient à la mythologie du blues. Il est l’homme des carrefours, celui à qui on vend son âme en échange du talent. Je ne me souviens plus du nom de ce bluesman que l’on surnommait le devil cousin, le cousin du diable : on le soupçonnait d’avoir rencontré à un certain carrefour le Hookie-koochie man. Cet imaginaire-là me plaît. Il raconte très fortement, de façon peut-être détournée ou en utilisant des images fantasmatiques, quelque chose de très concret dans la mémoire de cette musique. Il y a donc pour moi d’abord l’expérience et le choc de cette musique, assez tôt, à l’âge de quatorze ans. Et dans l’histoire de cette musique – et quand je dis histoire, je veux dire aussi l’esprit de cette musique – ce qui m’a toujours fasciné, c’est qu’il y a un début de réponse, ou une réponse possible à une question qui est venue bien plus tard : celle de la poésie après Auschwitz.
Kossi Efoui : Pour moi, la scène, c’est exactement comme une feuille de papier ou l’écran de l’ordinateur. C’est simplement un espace sur lequel transposer. Quand j’écris un roman, je construis le décor, je mets en scène les personnages, j’éclaire, j’ajoute de la musique si j’en ai besoin ; et si j’écris une pièce de théâtre, je m’occupe uniquement de dessiner les supports de parole, les simplificateurs de paroles et puis le parcours des paroles, sachant qu’au théâtre, ce matériau-là va se confronter à la scène et y trouver son espace de traduction. Quand je parle de traduction, c’est ce qui passe du texte écrit au texte dit sur le plateau, mais aussi la traduction d’un espace à un autre, celui du papier à l’espace à trois dimensions du plateau. Nicolas Saelens dit de mon écriture qu’elle exige qu’on manipule tout. Cela va du bâton au corps de l’acteur. Par ailleurs, c’est le conteur qui ouvre l’espace : il n’y a pas d’espace appelé « conterie » où l’on va le soir écouter un conteur conter. Quelqu’un peut se mettre en route, s’arrêter à un endroit, faire un certain geste, commencer à dire quelque chose, quelqu’un ouvre la fenêtre, trois personnes se rassemblent autour et l’espace s’ouvre alors. Dès qu’ils disparaissent, l’espace disparaît aussi. J’ai entendu une définition, qui m’a beaucoup intéressé, de l’espace sacré dans l’Égypte antique. L’espace sacré dont je parle n’est pas un lieu marqué « sacré » comme on a des temples et des mosquées. Même si c’est sous un arbre, ce n’est pas parce qu’on fait des cérémonies que ce lieu est sacré. Il l’est lorsque quelqu’un arrive, y fait un certain geste et dit une certaine chose. À ce moment-là, cet espace devient sacré. Si le geste et la parole s’arrêtent, des gosses peuvent passer là, un chien pisser, il n’y a pour autant aucune désacralisation. Ce n’est pas un lieu sacré à vie. J’aime cette idée d’un espace qui s’ouvre parce que je dis. Quand j’écris, c’est ce que je fais dans mon espace intérieur : cet espace-là est traduit ensuite sur le plateau. Ce n’est pas parce qu’il y a un endroit appelé plateau qu’un comédien peut faire l’économie de ce que son ancêtre le conteur a inventé et dont nous ne sortirons jamais. La question de l’espace vide n’est pas une question moderne. Elle nous renvoie au corps du conteur.
Anissia Uzeyman : J’ai eu la chance de voir Kossi écrire en « live » L’Entre-deux rêves de Pitagaba. La pièce existait et des choses se sont aussi écrites au cours des répétitions. Pour moi, il y a une sorte de rencontre étonnante, dans son écriture, entre des voix lointaines et le temps contemporain, entre ces voix venues de loin et cette langue très moderne. Il m’a fallu arriver sur des rythmes, des paroles, des répétitions, des variations de répétitions, essayer d’attraper ce flot, ce déroulé d’allers et retours incessants. Son écriture pose finalement moins de questions sur la construction du personnage que sur les sonorités et la matière du texte. C’est une écriture qui travaille sur l’abolition du temps. Je pense au rituel. Kossi disait souvent qu’on peut casser le mot et aller chercher quelque chose à l’intérieur. Sa langue possède une rythmique qui génère un mouvement. Elle est une matière où l’on se perd.
Bertrand Binet : Disons tout d’abord que j’ai un rapport à la musique tout à fait particulier. De fait, je n’ai pas choisi une voie ou une famille, mais plutôt une manière d’aborder la musique en général, où s’intègrent des formes très différentes les unes des autres, et j’ai par ailleurs un intérêt marqué pour des musiques savantes, sans pour autant être un expert de ces musiques-là. J’essaye de travailler dans des directions qui soient très ouvertes sur les gens et sur les formes. C’est aussi cette ouverture que j’ai trouvée dans l’écriture de Kossi Efoui : elle s’ouvre sur le monde, elle s’ouvre sur le temps, sur l’espace, et aussi sur la musique, du fait de sa part un peu abstraite qui ne s’inscrit ni dans des espaces géographiques ni dans des temps tout à fait repérables. Il y a quelque chose qui appartient à l’entre-deux, à l’interzone, et qui résonne énormément en moi, par rapport à ce que je peux être : une résonance
Peut-être qu’à travers le travail sur l’écriture de Kossi Efoui et la mise en scène de Françoise Lepoix, j’ai eu l’impression d’être à un endroit qui m’a paru assez juste par rapport à ce que je peux essayer de défendre. La musique peut se manifester de manières très différentes. Pour ma part, j’ai un fonctionnement très instinctif au départ, je suis plutôt autodidacte. Par rapport à la voix, j’ai aussi un parcours particulier. Quand j’ai commencé la musique, j’ai joué de la guitare et je me suis mis à chanter. J’étais à l’époque très fasciné par les chants de Lightnin’Hopkins, bluesman des chants de coton, c’est-à-dire par le blues rural, plutôt que par le blues de Chicago. Il a été une référence vraiment très forte de mon parcours, et puis après j’ai chanté des tas de gens, dont Hendrix. Quand on s’est mis à travailler sur les textes de Kossi Efoui, il y a quelque chose d’artisanal qui m’a intéressé énormément, et un rapport qui s’est instauré entre la voix, la guitare et la musique, rapport entretenu par la connaissance que Françoise Lepoix a de mon travail. Elle savait que je pouvais imiter et reproduire des choses avec la voix. On s’est alors mis à façonner quelque chose de particulier au niveau du chant : ce travail a donné le capitaine Radio, qui a résonné dans l’esprit de Kossi Efoui jusqu’à ce qu’il écrive ce Capitaine Radio qui n’existait pas dans la pièce d’origine. Ça a été un grand moment de fusion. Quant à la voix, elle est un outil puissant et sensible pour le public qui écoute comme pour celui qui produit. Il y a quelque chose dans la voix, un mystère, une magie qui, même chez les grands instrumentistes, ne produit pas la même sensation. Il y a quelque chose qui est unique à chaque fois. Elle est comme un reflet de l’être humain, et quand on s’en sert comme outil pour transmettre quelque chose de soi aux autres, on est à un endroit de fusion, un endroit un peu sacré, comme disait Kossi Efoui. Mais j’aime bien, moi aussi, que ce soit sacré seulement à un moment précis, et qu’un chien puisse venir pisser sur l’arbre de temps en temps !
Bienvenu Bonkian : Je travaille sur les textes de Kossi avec beaucoup de peur et de méfiance d’abord. J’ai toujours envie de découvrir l’univers des écrits de Kossi. Mais après, une fois qu’on y entre, tout d’un coup, on se casse la gueule, ça change tout de suite, tu es ailleurs, tu t’accroches, tu nages dedans et tu te casses la gueule. C’est ce qui est intéressant, car il y a des zones de résonance à l’intérieur. Tu pars dans une émotion, et quand il y un changement de couleur, à l’intérieur, il y a encore des choses qui bougent et qui obligent le corps à suivre ce mouvement du texte. On s’est accordés, avec Nicolas Saelens et Kossi Efoui, pour dire qu’il fallait laisser le texte jouer lui-même. Il devient alors un ballet, une musique avec laquelle danser et chanter. Par exemple, pour le spectacle Enfant, je n’inventais pas d’histoires
, j’apprends le texte, et puis je découvre un endroit qui me berce. Et dans cette pièce, il se trouve que c’est finalement l’enfant lui-même qui se berce
Emmanuel Parent : Lorsque Kossi Efoui dit que la musique noire anticipe sur la question de la poésie après Auschwitz, c’est en effet une question cruciale. Ralph Ellison, en 1942, avait participé à une table ronde avec des auteurs allemands, sur la culture allemande, avec le fils de Thomas Mann. On se posait la question de savoir si la culture allemande pourrait revivre après le nazisme. Klaus Mann était très pessimiste. Ellison se lève alors dans la salle et lui répond : « je pense que la culture allemande pourra se relever. Je peux témoigner de la culture afro-américaine qui, après la dépossession de l’esclavage, a réussi à recréer ». Il s’est fait rabrouer par Klaus Mann qui lui a demandé comment il pouvait comparer la grande culture allemande à cette musique de bastringue. Ralph Ellison raconte ça dans une lettre écrite au soir de sa vie, en 1986 – il est mort en 1994 – et c’est assez émouvant parce qu’il na aucune amertume. Il disait qu’en tant qu’amoureux de la culture allemande, de Bach et Beethoven, il était sûr que la culture allemande pourrait renaître. Et en effet, l’expérience du blues a anticipé l’expérience d’Auschwitz, et c’est peut-être pour cela qu’elle parle à tant de gens, dans leur situation de modernes : à Kossi Efoui qui est né au Togo, à moi qui suis né dans un ancien port négrier de la façade atlantique du continent européen. Parce qu’il faut recréer dans des conditions d’extrême pauvreté, et le blues, c’est ça : la narration à la première personne d’une catastrophe vécue, d’une tragédie, mais d’une tragédie qui n’a pas forcément de solution. Et le blues est ainsi la description d’une situation catastrophique, et puis c’est tout. Il n’y a pas de fin heureuse, pas de résolution, si ce n’est celle, peut-être, de l’éclat de rire. Un éclat de rire ironique et existentiel, existentialiste. En tout cas, c’est comme cela que Ellison l’a perçu dans les années quarante, où l’existentialisme était à la mode. On peut faire un parallèle avec William Faulkner dont Édouard Glissant disait qu’il faisait une narration tragique, mais à la différence des tragédies anciennes, les sacrifices n’amenaient pas la résolution du chaos. Il y avait beaucoup de douleur, mais à la fin, l’ordre n’était pas rétabli. C’était la grande souffrance de la communauté blanche des romans de Faulkner de constater qu’il n’y avait jamais de résolution, et c’est ça aussi le blues. Ellison dit que le blues est une forme tragique sans bouc émissaire, sauf le moi impuissant à résoudre quoi que ce soit. C’est en ce sens que le blues peut parler à un dramaturge comme Kossi Efoui, sur un plan métaphysique en tout cas. Dans Io (tragédie), on peut dire qu’il y a une circulation de contenus mythiques entre l’Europe et l’Afrique, mais aussi l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, avec la présence de ce bluesman. Or le Hookie Koochie man a son équivalent en Afrique noire : Lêgba ; en Louisiane, on l’appelle Papa Legba ; en Europe, c’est Hermès. D’ailleurs Hermès est cité dans Io. L’histoire du blues est ainsi l’histoire de ce triangle Europe-Afrique-Amérique, et ça va dans tous les sens. Quand je parle de rire, ce n’est pas d’un rire cynique, qui est une forme de soumission et qui fait le jeu des dominants. Le rire du blues, lui, n’est pas une soumission, si on le conçoit comme une forme de discours métaphysique sur notre condition moderne. Enfin, Hookie-Koochie man a une densité sémantique très forte : il désigne à la fois l’alcool de distillerie, la femme lubrique, le sexe féminin, une danse lascive des années vingt, l’homme du carrefour
Est-ce le fruit du hasard si l’on retrouve cette multiplicité de sens dans Io ?
Kossi Efoui : Je suis parti du Hookie-Koochie man parce que je trouvais que c’était un chouette surnom pour le personnage. Je n’ai pas exploré son contenu sémantique. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était la sonorité de son nom, comme quoi la sonorité peut être parfois la voie royale vers le sens
À propos du rire, le rire des bluesman est moins le rire cynique que le rire ravageur dont parlait Beckett à propos de Cioran, ou l’inverse, je ne sais plus. Le rire ravageur de celui qui est encore, qui respire encore. Joe Strummer, des Clash, disait que le lien entre le punk et le reggae, c’est la pauvreté. On peut rajouter le blues. Les groupes de rock des années soixante ne disaient pas qu’ils faisaient du rock, mais du blues. Les Punk, dans les années soixante-dix, voulaient retrouver la rage première du rock, et où se trouve-t-elle ? Dans le blues. L’affirmation de Strummer fait d’ailleurs écho à une phrase de Peter Tosh qui disait : « nous, on a appris à multiplier zéro par zéro pour avoir un ». Le blues, c’est ce récit de la catastrophe à la première personne, les yeux dans les yeux, d’une voix qui insiste encore pour parler de la vie, pas pour tourner le dos à la catastrophe, mais qui a assez de vie pour désigner la catastrophe avec des mots. Je pense à cette phrase que j’adore citer : « J’ai traversé le fracas sans être fracassé » : récit de la catastrophe à la première personne, voilà ce que fait le bluesman, et s’il a un peu plus de force, il peut accompagner cela d’un grand rire et d’un bon verre de whisky !
Sylvie Chalaye : Il y a toujours dans ce que tu écris des pirouettes, des clins d’il. Est-ce que ces clins d’il et ces jeux de mots (Cari/équarrisseur ; masque/masque à gaz
) relèvent de l’esprit du blues ? Le Hookie-Koochie man apparaît d’ailleurs pour la première fois dans Le Petit Frère du rameur
Kossi Efoui : Il y a en effet quelque chose dans le jeu avec les mots qui rejoint l’esprit du blues. Dans Solo d’un revenant, il y a la tentative désespérée de la définition du blues : « la solitude a la figure d’un homme délabré à qui il reste la force d’un rire étonné de se voir marcher encore sur terre
». Et je cite aussi ces mots : « Must keep on travelling until I find me some place to go » : c’est comme si tout le voyage était pour trouver du voyage. Je trouve qu’il y a là-dedans un rire foudroyant, surtout quand on sait qui est le « je » qui dit ça. Si le mot « malchance « n’existait pas, je n’aurais jamais su le mot « chance »
Je trouve ça incroyable. Au détour de deux trois vers, on reçoit des claques avec les bluesman. Dans mon enfance, on est un certain nombre de ma génération à se demander s’il existait bien ce que d’autres reconnaissaient comme une « parole de femmes », le niadouê : on s’adresse à un objet, à haute voix, et la personne à qui cette parole est adressée comprend très bien que cette parole lui est en réalité adressée. Je me souviens que dans mon enfance, on disait aux garçons qui parlaient d’une certaine façon de ne pas parler comme cela. À quel moment on a pris une distance suspicieuse à l’égard de la dictature ? Mon hypothèse est que cette parole existe, heureusement, parce que c’est par ces voies détournées que plein d’alertes nous ont touchés. Quant à moi, j’ai été désobéissant à l’injonction de ne pas parler niadouê. Lécriture par allusions est quelque chose qui m’est donc venue de la situation politique au Togo. D’où vient que dans un système dictatorial, on fait un pas de côté ? C’est une question que je me pose encore. Pour moi, cette parole du détour est une parole qui permet la clandestinité. Et il y a encore inévitablement des formes de rire qui accompagnent cette parole.
Bertrand Binet : Le blues n’a d’ailleurs pas seulement été inventé pour dire : « je suis malheureux, je vais me bourrer la gueule, ma femme est partie »
Ces textes dits et chantés dans les chants de coton, où des maîtres pouvaient punir, où il pouvait y avoir des exactions violentes du pouvoir, étaient une manière détournée de faire circuler des informations entre les différents esclaves sans être soumis à une répression.
Kossi Efoui : De même qu’il existe un mouvement des Noirs d’Amérique vers l’Afrique, qu’ils y trouvent des racines fantasmées ou réelles, je trouve intéressant qu’on se pose la question, en Afrique, de ce qui a pris souche outre atlantique. Personnellement, si je devais me faire initier au vaudou, j’irais plus facilement à la Nouvelle-Orléans qu’au Bénin ! (rires)
Bertrand Binet : J’ai une anecdote à ce sujet. Un jour, John Lee Hooker rencontre Ali Farka Touré et lui demande : « Mais pourquoi tu m’as piqué ma musique ? » (rires et fin).
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