Borderland (Bound to secrecy en anglais) est votre premier livre à être publié en France, bien que deux autres existent en anglais (The Land of the Fathers and The Kingdom of Sebah). Pourriez-vous donc, en quelques mots, nous en dire plus sur vous afin que le lecteur français, qui vous découvre peut-être, vous connaisse un peu mieux ?
Je suis né dans le nord du Liberia, dans une famille dont les membres venaient de tout l’ouest africain : du Liberia, de Sierra Leone, de la Guinée et du Mali. J’ai ainsi grandi au milieu d’une multitude de langues, parlant le gbandi, le kissi, un peu de lomah et de mende, la langue qui est parlée en Sierra Leone. Ma langue maternelle est le mande, que l’on appelle aussi le mandingue et dont de nombreuses variantes sont parlées au Mali, en Guinée, en Sierra Leone, en Côte d’ivoire, au Burkina Faso et au Sénégal. J’ai grandi entouré par les livres dans une famille de tradition lettrée et ce depuis des siècles. J’ai appris tôt l’arabe et l’anglais. Mon père enseigne à l’université : partir vivre avec lui au Koweït m’a rendu encore plus sensible à la diversité du monde. Le quartier où je vivais là-bas rassemblait des dizaines de nationalités et au lycée, les élèves venaient des Maldives, d’Inde, du Malawi, des USA, de Palestine, de Jordanie, du Ghana
C’est au Koweït que j’ai découvert la littérature : à cette époque, j’ai lu des dizaines et de dizaines de livres des séries africaines de chez Heineman, j’ai aussi dévoré les histoires de Tchekov, me suis émerveillé des univers créés par Stendhal. Je suis resté ébahi devant le talent de Flaubert, capable de faire revivre pour le lecteur des mondes anciens, comme dans Salammbô : une telle capacité d’évocation était pour moi à peine concevable ! J’écrivais aux miens, restés au pays, de longues lettres en arabe qui décrivaient la vie dans cette « ville-État » du désert, je leur disais ma fascination d’émigré dans une contrée opulente, l’hospitalité et la poésie du monde arabe. La première guerre du Golfe m’obligea à quitter le Koweït et je suis parti vivre aux Pays-Bas où j’ai étudié le droit et commencé à écrire. C’est véritablement en Europe, en tant qu’exilé d’un pays en guerre, que j’ai pris conscience d’être un étranger, quelqu’un du dehors. Ma quête identitaire, les questions que je me posais quant à la guerre civile dans mon pays, le Liberia, m’ont conduit à écrire The Land of the Fathers, un roman qui s’intéresse à la fondation du pays par les esclaves libérés venus d’Amérique au XIXe siècle.
J’ai trouvé le premier chapitre de Borderland très fort et, d’une certaine manière, très cinématographique. En fait, une atmosphère incroyable imprègne tout le récit. Par quoi étiez-vous inspiré lorsque vous écriviez ?
Il y a un livre qui a eu sur moi une importance décisive, c’est le livre de Yambo Ouologuem : Le Devoir de violence. D’ailleurs, le choix du titre anglais – Bound to Secrecy – est une manière de rendre hommage à cet immense écrivain (1). J’ai rencontré Yambo en 2003, à Mopti, il n’était plus que l’ombre de lui-même, usé par tant de combats mené contre lui et contre le monde extérieur. Enfant, j’ai lu beaucoup de romans policiers, de thrillers mais on ne peut pas dire cependant qu’un auteur ou un livre précis m’ait influencé pendant la rédaction. Pour ce qui est de l’atmosphère, des paysages décrits, ils me sont familiers : Wologizi pourrait être ma ville natale, ou n’importe quelle autre ville du Liberia ; les paysages sont sans conteste libériens : c’est, plus particulièrement, le Liberia des montagnes. Je crois, en fait, que j’ai tenté, au travers des sensations, de faire revivre l’atmosphère de mon enfance, les peurs et la fascination liées aux mondes visible et invisible.
J’ai lu que bien qu’ayant vécu dans de nombreux endroits du monde, vous vous considériez comme un écrivain libérien. Pourriez-vous développer un peu ce point de vue et nous en dire plus sur cette persistance en vous du pays natal ?
Oui, j’ai en effet dit cela au cours d’une interview publiée dans le Liberia Sea Breeze, une revue littéraire pour laquelle j’ai travaillé ; j’ai dit que je me considérais comme un écrivain libérien parce que je m’adressais à un public libérien mais qui ne me connaissait pas. Dire cela, c’était aussi une manière de créer un lien. Mais un écrivain, tel que moi, peut-il se définir lui-même ? Cette question me taraude depuis des années, parce que bien que né au Liberia, j’ai grandi au Koweït. J’ai vécu au sein du monde arabe mais à l’heure actuelle, si l’on met bout à bout le temps passé au Koweït et au Liberia, il est malgré tout plus court que celui désormais passé en Europe. Le Liberia est mon pays natal, ses forêts et ses paysages sont gravés en moi, ses traditions sont une part de ce que je suis, mais la terre entière est ma maison, et la littérature le meilleur moyen que j’ai pour rendre compte de ce monde en perpétuel changement. Je suis donc un Libérien, un Koweïti, un Néerlandais et, en même temps, un homme cosmopolite, au sens le plus profond du terme.
À la lecture de votre livre, j’ai été très sensible à ce que je pourrais appeler une « écriture de la sensation ». Be not afear, the isle is full of noises : ces mots de Shakespeare au début de La Tempête pourraient aussi s’appliquer à Wologizi, village qui bruisse de rumeurs, de chansons, de mensonges et de secrets, de cris parfois terrifiants
À côté de cela, la vision est également un sens important, bien que sujet à l’erreur. Les sensations permettent-elles d’appréhender le monde d’une manière plus satisfaisante que la raison, même si elles peuvent être trompeuses ?
Borderland, c’est une tentative de capture, par les sens, de toutes les peurs et fascinations de mon enfance. J’ai eu l’impression que c’était au travers des sensations, et à travers elles seules, que je pourrais retranscrire un spectacle dont j’ai été témoin en 2000 et qui a changé à jamais ma façon d’envisager le pouvoir : celui de la peur d’un groupe de victimes du régime. Je venais à l’époque de publier mon premier roman et j’étais en visite au Liberia. Des journalistes avec lesquels je voyageais ont décidé d’aller voir Charles Taylor, qui était à l’époque président. Un meeting était organisé et rassemblait justement les gens du Nord, dont je suis originaire. Charles Taylor les avait fait venir au palais présidentiel pour qu’ils prennent son parti contre la rébellion qui s’était déclarée dans leur région. Bref, en d’autres mots, il obligeait ces gens à se rallier à lui et leur demandait d’égorger leurs propres enfants. Parmi l’assemblée, j’ai reconnu un oncle, une tante, un important chef local et bien d’autres notables qui, eux, étaient bien trop terrifiés pour me reconnaître. J’ai les ai vus, nombreux, se lever et porter Taylor aux nues au travers de discours recherchés, lui prêter allégeance. La peur était presque palpable, je la sentais gonfler et se saisir de chacun, comme un tourbillon. Ce fut particulièrement sensible lorsque Taylor apparut en hurlant un ancien cri de guerre. Cet événement m’a profondément bouleversé ; il a aussi déclenché l’écriture de ce qui deviendra Borderland.
En regard des sensations, les mots : on dirait que Wologizi est tout entière tissée par eux. Il y a bien sûr les mots de Tetese le conteur, mais aussi les nombreuses rumeurs, les souvenirs et les histoires racontées. Existe-t-il à votre sens un pouvoir des mots, et les vies humaines n’ont-elles d’autre destin que celui de devenir des histoires ?
Je suis né dans les histoires. Celles que ma grand-mère me contait, celles des femmes de la maison, dont certaines ont trait à mes ancêtres. À chaque fois que je retourne au Liberia, je respire les histoires comme un air qui m’environne. Elles sont toujours présentes comme si les habitants, autant que moi, se nourrissaient d’elles. Et tout ce qui touche à la période de la guerre civile, les histoires des victimes et des bourreaux sont aussi là, pour ceux que cela intéresse. Je suis l’un d’entre eux. En racontant des histoires, les gens transforment et leurs vies et le monde qui les entoure. C’est le pouvoir du conteur.
En lisant Borderland, une des questions qui s’est imposée à moi est celle du statut de « l’étranger ». Certaines personnes à Wologizi arrivent de l’extérieur (Mawolo mais aussi le « Libanais » et, avant eux, le père de Tetese). La société les garde à distance mais elle se retrouve cependant transformée, tout comme eux. Comment se joue, pour vous, le lien entre « intérieur » et « extérieur » ?
La question de l’autre, de l’étranger, m’a toujours fasciné notamment parce que, toute ma vie, j’ai été quelqu’un qui « arrive ». En Europe, on me considère comme un étranger, même si la plupart du temps, je ne me sens pas comme tel. Au Liberia, mon anglais résonne étrangement et l’on me voit comme quelqu’un de l’extérieur. Toute ma vie a été un combat pour m’adapter aux nouvelles situations qui se présentaient à moi. Les gens qui arrivent du dehors transforment souvent et profondément le monde qui les accueille, parce que leur regard est neuf et détecte les forces et les faiblesses qu’ils ont devant eux. Cela, c’est leur force ; ce que le monde qu’ils rencontrent fait d’eux, c’est une autre histoire
En français le titre de votre livre (selon moi excellemment choisi) est « Borderland ». Visible/invisible ; vérité/secret/mensonge ; caché/montré : les frontières sont-elles si faciles à tracer ?
À vrai dire, le titre de Borderland est de moi. C’est le premier que j’avais donné au texte car, comme vous l’avez bien dit, le roman explore le visible et l’invisible, les vérités et les mensonges, ce que l’on cache et ce que l’on révèle. Les frontières ne sont jamais figées, au contraire, elles bougent sans cesse et se chevauchent, créant parfois de la confusion. Mais dans le monde, les frontières sont impossibles à dompter. D’ailleurs, qui sait où les frontières commencent et finissent ? Alors, qui peut affirmer où se tient la vérité, si un tort a été fait ? Personne, pas même celui qui se démène avec cette frontière. C’est ce qui fait la complexité du monde et c’est ce que reflète mon roman.
Un grand auteur français, Marie Ndiaye, a écrit un livre sur Trois femmes puissantes. Dans Borderland, deux figures féminines apparaissent vraiment telles : Makemeh et Hawa Lombeh. Pouvez-vous nous dire comment celles-ci ont pris existence sous votre plume ?
Makemeh et Hawa Lombeh sont des femmes telles que l’on peut croiser dans la communauté dont je viens. J’ai grandi au milieu de femmes puissantes qui, par la parole, savaient faire valoir leurs droits. C’est le cas de ma mère et de mes surs, des femmes aisées et indépendantes qui ne dépendent pas de leur mari. Une anecdote qui témoigne de ce tempérament : à son retour d’Égypte, mon père a décidé de construire une école au Liberia. Pour cela, il a collecté des fonds auprès de personnes qui croyaient en son projet. Mais il ignorait que tous ne lui faisaient pas confiance. Quelques-uns l’accusèrent publiquement de détournement de fonds, lors d’une réunion en présence du vice-président du pays. Alors une femme qui se tenait derrière les hommes s’est levée et s’est frayé un passage : « Ces hommes ne sont que des menteurs, M. le vice-président. Ils n’ont pas une once du courage de celui qu’ils accusent et sont jaloux de son succès ». Voilà, c’est cela les façons de faire des femmes que je connais !
Wologizi apparaît comme inextricablement liée à la nature qui l’environne : la montagne et, plus encore, la forêt. Pensez-vous que les paysages tiennent une place importante dans nos vies ?
Je n’aurais pas pu écrire mon roman sans la force évocatrice de la forêt de mon enfance, sa beauté, sa majesté, son mystère. Wologizi est comme un reflet de ma ville natale, bien que la réalité diffère un peu. En tant que Libérien vivant à l’extérieur du pays, j’ai appris à aimer la forêt et à prendre conscience de l’importance de la protection de l’environnement. Car si rien n’est fait, le mystère et la majesté disparaîtront.
Enfin, pour terminer, une question qui sera de mise pour les entretiens « focus » : en tant que lecteur, quel livre aimez-vous (ou considérez-vous nécessaire de) relire de temps en temps ?
Il y a quelques livres auxquels je reviens continuellement : les histoires de Wilson Sankawulo, qui est un auteur libérien qui s’est intéressé aux traditions. Chez les Russes, comme je l’ai dit, Tchekov et aussi Ivan Bounine. J’aime beaucoup les ouvrages d’André Schwartz-Bart, tout particulièrement La Mulâtresse Solitude et Le Dernier des Justes ; tous les romans de Ngugi wa Thiongo, Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem, mais aussi La Mort à Venise, Chronique d’une mort annoncée, Le Rouge et le Noir, Salammbô
1. Le titre du Devoir de violence est, en anglais, Bound to violence. Note du traducteur.
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