Principal rendez-vous mondial, le Festival de Cannes fait uvre de baromètre pour une cinématographie. Voilà que l’Afrique noire est de retour dans les sélections cannoises : que cache le phénomène ?
Cannes 2001 avait été très dur : pas un film d’Afrique noire francophone sélectionné et juste Fatma (Tunisie) à la « Quinzaine des Réalisateurs » et Hijack Stories (Afrique du Sud) à « Un certain regard ». Et voilà que, malgré la faiblesse de la production récente, des films se retrouvent dans toutes les sélections en 2002, en dehors de la sacro-sainte sélection officielle pour laquelle on avait parlé de Nah Falla de Flora Gomes (Guinée-Bissau), comédie musicale avec Fatou Ndiaye qui n’a pu être terminée à temps mais qui se retrouve finalement en sélection officielle à Venise. (1)
Les années 90 ont été très vaches maigres pour les cinémas d’Afrique : désaffection du public autant que des sélectionneurs. On se détache d’un cinéma perçu comme passéiste : l’Afrique perçue comme mythique et immémoriale, adulée parce qu’exotisée dans les années 80, ne fait plus recette. On préfère la réalité aux cartes postales. (1)
Ça vaut mieux : ce regard sur l’Afrique, qui avait assuré son succès et certaines déviations dénoncées sous le terme générique (qui cachait souvent une coupable ignorance du contenu réel des films et de profonds malentendus) de « cinéma calebasse », refusait en fait aux productions africaines d’être considérées comme contemporaines, c’est-à-dire ayant quelque chose à dire au monde d’aujourd’hui.
Les cinéastes ont réagi. Ils ont cherché à se débarrasser d’une étiquette qui leur collait à la peau, ont revendiqué leur individualité de créateur et la singularité de leurs uvres. Plus encore, ils ne se sont plus définis comme s’adressant forcément à un public africain, mais à toute la planète, comme tout artiste, s’inscrivant davantage dans le cinéma mondial. Ce faisant, ils ont opéré une recherche tant thématique que formelle (comment les dissocier ?) dont nous avons cherché à rendre compte dans le dossier « Cinéma : l’exception africaine » (Africultures 45).
C’est ainsi un nouveau cinéma qui s’offrait aux spectateurs cannois cette année.
Couronné par le prix de la Critique internationale « pour la poésie et la délicatesse avec lesquelles il décrit la vie de tous les jours, ses imbroglios comiques et sentimentaux », le magnifique Heremakono (En attendant le bonheur) du Mauritanien Abderrahmane Sissako, en sélection officielle à « Un certain regard », reçut également le grand prix de la Biennale des films arabes de Paris. Reconnaissance méritée : ce film force au respect par la profondeur de son propos, la justesse de son regard, l’acuité de ses remarques et l’immense poésie de son traitement. Un homme vient à Heremakono, en transit avant d’émigrer. Il ne parle pas le hassanya, la langue locale, mais cherche à communiquer. Son territoire n’est pas d’ici mais il s’ancre ainsi là où il est, cherchant à comprendre ce qui l’entoure, et les parcelles qu’il en saisit seront autant de métaphores d’une perception globale. Car Heremakono aligne les clins d’il, les suggestions, les intuitions. Rien n’est est figé, rien n’est sûr. Le problème est de faire la lumière, comme cet électricien et son petit apprenti qui tentent de faire fonctionner des ampoules. Mais on comprend que cette lumière ne sera pas une vérité toute faite qu’il suffirait d’atteindre. Elle sera la démarche même qui y mène, si l’on accepte d’assumer et de comprendre les vides, les manques; les errances de son Histoire, non pour chercher à les remplir mais pour les prendre comme base d’une réflexion plus large, une interrogation existencielle sur l’état d’un monde en perte de repères et le devenir de l’homme.
Même questionnement pour le Tchadien Mahamat Saleh Haroun pour son deuxième long métrage, Abouna (Notre père), sélectionné par la Quinzaine des Réalisateurs : un père absent, parti émigrer sans crier gare un beau matin alors qu’il devait arbitrer le match de foot de ses deux fils, et qui les laisse errer dans la ville à sa recherche. Là aussi le départ qui met en cause le territoire identitaire, et là aussi une approche par l’image, le rythme, les anecdotes, les lumières, les décors, la musique, qui s’avère être une véritable éloge du respect : « Il me semble que filmer des gens relève d’une certaine morale et que c’est dans le respect qu’on arrive à révéler la part de vérité des personnages », précise Haroun.
Sans doute est-ce cette proposition éthique et humaine qui permet à ce cinéma de retrouver une certaine reconnaissance : il s’ancre là où on ne l’attendait pas. S’il est pénétré par l’état de l’Afrique, ce n’est pas pour en livrer des images misérables ou mythiques, ce n’est surtout pas pour se laisser définir par l’autre, mais pour offrir une réflexion poétique et contemporaine sur les violences et les enjeux du monde. Et partant, sans quitter la singularité du sujet, accéder à une universalité du propos. Dialoguant ainsi tant par la forme que par le fond avec les autres cinématographies, il offre une autre vision de l’altérité, non plus un ailleurs que l’on exotiserait ou auquel on s’intéresserait par curiosité ethnographique, mais un alter ego, un semblable qui apporte les spécificités de son vécu à la grande remise en cause mondiale des repères établis. Cette façon de se situer dans le monde ne signifie pas tourner le dos à son propre public : c’est au contraire servir la compréhension de tous, faciliter la prise en compte du vécu de l’Afrique dans le monde, et par ricochet contribuer de façon ouverte à l’édification africaine, non au service d’une identité figée mais d’un positionnement humain, moral voire spirituel.
Même un film comme Kabala du Malien Assane Kouyaté, sélectionné par la Semaine de la Critique, est « une histoire simple pour poser le problème de l’avenir », pour reprendre l’expression du réalisateur. Hamalla est rejeté du village parce que bâtard, mais y revient quand il le sait menacé par une épidémie. Jouant le fou pour contourner le rejet, il met à jour les fixations identitaires et les replis sur soi. Il est à l’image du réalisateur : un intellectuel formé à Moscou qui prend distance avec les stigmatisations et les solutions toutes faites pour tenter de comprendre comment l’Afrique peut déjouer le mimétisme et bâtir un développement durable.
La réalité quotidienne, on la retrouvait aussi dans Rachida de l’Algérienne Yamina Bechir Chouikh, également sélectionné à « Un certain regard ». Même s’il décrit la cruauté sans nom de l’aveuglement terroriste en Algérie, le film ne joue pas la carte sentimentale ou lacrymogène. Pourtant, cette institutrice qui manque de perdre la vie pour refuser de déposer une bombe dans son école et pour qui la fuite est impossible aurait toutes les raisons de désespérer. Témoignage sensible d’une femme algérienne face à un quotidien dramatique, Rachida est un coup de poing contre les démissions de toutes sortes, un appel à réagir, une affirmation de vie, un chant d’espérance.
Cannes fut cette année encore l’occasion de remettre le prix Djibril Diop Mambety à une séance spéciale de la « Quinzaine des Réalisateurs », créé en 2000 à l’initiative de l’association Racines. Dans le film primé, Le rêve de Rico de Selven Naidu (Maurice), un jeune rasta craint d’être en retard à l’examen de fin d’études parce qu’il en a fait le rêve auparavant. Les rastas, souvent rejetés, constituent 4 % de la population de l’île : là encore, la poésie vient rappeler le monde à sa réalité, dépassant les particularismes locaux, mais aussi à son possible dépassement. Un cinéma bien contemporain.
1. cf. les entretiens avec Flora Gomes et Fatou Ndiaye sur africultures.com.
2. Cf. Olivier Barlet, La critique occidentale des images d’Afrique, in : Africultures n°1, dossier « La critique en questions », oct. 1997, p. 5-11 ; Cinémas d’Afrique noire : le nouveau malentendu, in : Cinémathèque n°14, automne 1998, Cinémathèque française, Paris, p.107-116. On pourra lire sur africultures.com le compte-rendu personnel du festival au quotidien, les critiques des films cités et les interviews avec les réalisateurs. ///Article N° : 2411