Le festival de Cannes 2007 s’est ouvert le 16 mai par une conférence sur la diffusion numérique tandis que 16 salles de projections du festival étaient équipées de projecteurs numériques qui y projetèrent 31 films de la sélection. En Afrique, pendant ce temps-là, des opérateurs aux dents longues achètent les droits des films du répertoire pour les diffuser par les nouveaux canaux ouverts par cette technologie. Des changements profonds sont à l’uvre, qui vont modifier notre rapport au cinéma. A moins que ce ne soit lui qui change et que le cinéma ne fasse que s’adapter Compte-rendu d’un festival où l’Afrique n’était visible que dans les marges mais toujours bien présente, justement dans des productions numériques.
Il y a dans le monde deux milliards de téléphones portables et un milliard de personnes connectées à internet. 87 % des Chinois ont un portable, 95 % des habitants de Hong-Kong, 71 % de ceux des Etats-Unis. L’écran de téléphone portable comme écran de cinéma ? On y arrive très vite. Ajoutons-y l’ordinateur connecté en wifi, la télé plasma (les Français vont en moyenne trois fois au cinéma par an mais regardent 4 heures par jour la télévision), la console de jeux (la nouvelle PSP de Sony a un excellent écran qui permet de regarder des films), le lecteur vidéo qui bientôt sera de la dimension et de l’épaisseur d’une carte bancaire, etc. Les écrans se multiplient : la surproduction n’existe pas puisqu’on peut toucher ainsi tous les publics. La diffusion des films passera donc de moins en moins par la salle de cinéma, ce que confirment les chiffres : pour 440 millions de spectateurs en 1957 en France, il n’y a plus que 175 à 200 ces dernières années. Pourtant, le cinéma n’est-il pas un exercice collectif ? Dans l’obscurité de la salle, on peut rire, pleurer ou avoir peur ensemble ; une société peut ainsi revivre et structurer ce qu’elle partage. Ce fut le rôle historique du cinéma lorsque les foules se pressaient dans ces arènes de la modernité prenant le nom des arènes antiques : le Colysée, le César, l’Alhambra, le Rex, etc. La multiplication des écrans individualisés peut-elle remplacer la magie de la salle obscure où l’on est à la fois le plus proche des autres et le plus seul ?
La salle est le lieu d’un rendez-vous, indique Emmanuel Ethis, sociologue du cinéma. Si le mot cinéma désigne à la fois la production cinématographique et la salle, c’est qu’on va y voir « son » cinéma, même si sa diffusion à une vocation universelle. On se forge ainsi « son » territoire où l’on retrouve ses amis. L’internet est devenu lui aussi un territoire de rendez-vous où l’on se « retrouve » : la technologie est devenue un lieu de rencontre, notamment pour le public adolescent. Aux Etats-Unis comme dans nombre de pays européens ou en Afrique du Sud, les ados n’ont pas l’argent de poche nécessaire, les moyens de transport, le temps, la sécurité etc. pour fréquenter les multiplexes souvent situés dans les centres commerciaux en dehors des villes. Ils consomment les médias à la maison, avec leurs amis ou connectés entre eux. Myspace est le nouveau lieu de socialisation où l’on définit son profil et construit son identité. Ils s’y constituent un corps numérique, copiant-collant toutes sortes d’images et de contenus comme on placarde des affiches ou des textes sur les murs de sa chambre. Le multimédia est un mode d’expression et l’on produit ses propres images que l’on diffuse sur Youtube depuis la fin 2005. Les jeunes n’ayant pas de carte de crédit, leur seul accès est le piratage illégal pour accéder à la vidéo à la demande ou aux musiques à télécharger. Ils regardent et imitent, mais développent leur créativité en remixant ce qu’ils voient pour en faire de nouvelles expressions. Ce qu’ils créent est en général au niveau de ce qu’ils consomment et les plaisanteries qu’ils partagent puisent dans ce monde dominé par le business.
Un jour viendra où le portable pourra projeter sur un écran. Pourra-t-on rêver ainsi, autant qu’à l’Escurial, au Majestic, au Rialto, etc., dans ces salles où l’on se retrouvait autour de valeurs communes ? Pourquoi pas. Le cinéma se définit dans la combinaison d’un lieu et d’une sociabilité. C’est elle qui fera son avenir, indiquait Emmanuel Ethis lors de la conférence d’ouverture de Cannes. En dix ans, le nombre de festivals a été multiplié par cinq en Europe. Ils sont de plus en plus thématiques : des publics bien précis s’y réunissent et s’y rencontrent. On voit même des festivals de cinéma sur internet. « Ce qu’on voit éclater, c’est l’idéal d’un grand public », ajoute Ethis.
Les blogs permettent de s’essayer à la critique : on y construit son jugement, on l’exprime. Cela permet de s’affirmer mais aussi de préciser son attache, son groupe, son appartenance. 91 % des gens qui font connaissance sur Meetic, le site de rencontres sur internet, passent leur première sortie au cinéma ! Pour se connaître et échanger, voir un film ensemble reste le nec plus ultra. Un portable permet de montrer un film à ses amis. Le succès d’un film est lié à ce qu’il amène comme partage. Le cinéma, conclut Ethis, est « l’art du rendez-vous » : « C’est la manière dont on fabriquera les rendez-vous qui fera les publics de demain ».
Nous voilà rassurés sur l’avenir du cinéma, mais pas sur l’avenir des contenus. L’enjeu est de sauvegarder ce qui permet au cinéma, comme à la création artistique en général, de stimuler la pensée, d’interroger la société et le monde, de nous aider à forger des utopies. Cela ne passe pas par le conformisme marchand et la reproduction des bonnes recettes, mais par une invention dans la forme, une inventivité des récits. Cela passe donc par des auteurs. Il faut le réaffirmer encore et encore dans un temps où l’idéologie anti-auteur trace son chemin sous prétexte de devoir plaire au plus grand nombre pour équilibrer les comptes : le mythe du grand public comme alibi de la généralisation d’une logique commerciale. C’est d’autant plus actuel à l’ère du numérique que la quantité chasse la qualité. Il est utile de rappeler, comme le fait Jean-Michel Frodon, qu’Eric Rohmer « reste, du strict point de vue du rapport entre le coût et les recettes de ses films, le cinéaste le plus rentable de l’histoire du cinéma français ». (1) C’est sans doute dans la niche d’une production numérique aux coûts limités que peut se maintenir le cinéma d’auteur, à la faveur de circuits de diffusion singuliers.
La diffusion reste le nerf de la guerre. C’est là qu’est le pouvoir. C’est elle qui finance de plus en plus les films, notamment par les préachats télévisuels. C’est là qu’à la faveur des nouvelles technologies, se feront les grands bénéfices à l’avenir. En Afrique, de grands groupes l’ont bien compris. Trois opérateurs sont sur les rangs : Orange, par le biais de sa filiale sénégalaise Sonatel, ART, chaîne de télévision égyptienne à financement saoudien, et M-Net, la télévision privée sud-africaine. Cette dernière s’y est pris plus tôt et semble gagner la partie : son représentant Mike Dearham, chargé des achats, a approché les cinéastes les uns après les autres. Pour un forfait de 25 000 à 40 000 $, il achète les droits de diffusion sur une vie (25 ans) des films de leur répertoire. Les droits concernent l’Afrique pour les salles et les télévisions, la planète entière pour la diffusion par les nouvelles technologies. Exclusifs et mondiaux au départ, les contrats ont évolué avec les réticences et des cinéastes ont pu négocier une restriction à l’Afrique et parfois une non-exclusivité. Mais pour l’internet, c’est forcément exclusif et planétaire. Le but est d’acheter les quelque 2000 longs métrages africains produits depuis les indépendances, de les numériser et de les intégrer à la « African Film Library » (AFL, la bibliothèque du film africain), un catalogue qu’il présente comme une solution panafricaine et cohérente à la déliquescence de la distribution. L’offre est plus que tentante pour des cinéastes souvent perclus de dettes, ou sans réel revenu, et qui ne voient pas un copec tomber de la diffusion de leurs vieux films, une charge de toute façon ingérable. Et voilà qu’à de rares exceptions près mais non des moindres (Souleymane Cissé, Abderrahmane Sissako, Moussa Touré, Jihan El-Tahri, Balufu Bakupa-Kanyinda
), ils vendent en grand nombre leur âme au diable. On dit même que Sembène aurait signé avant son décès.
Erreur ! crie haut et fort le Film Resource Unit sud-africain dans un communiqué : « Ces contrats de monopole retirent les films de la circulation : de nombreux chefs d’uvre africains sont devenus inaccessibles, comme les derniers films de Djibril Diop Mambety. » Autre voix discordante, celle d’Eddie Mbalo, PDG (Chief Executive Officer) de la NFVF (National film and video foundation), en Afrique du Sud, qui s’inquiète des conséquences tout en affirmant haut et fort que dans un système libéral, les entreprises sont libres d’initier les projets qu’elles veulent et que c’est aux cinéastes de réagir en s’organisant (cf. notre entretien sur le site).
Il est sans doute trop tard : le grand bradage a déjà eu lieu. Nombre de cinéastes ont déjà vendu leurs droits, sans attendre de se concerter au sein de leur Fédération pourtant renaissante, sans attendre non plus que le jeu de la concurrence ne fasse monter les prix, étalant ainsi au grand jour un pessimisme de mauvais aloi pour les capacités d’organisation de la profession. On est loin des grandes déclarations des débuts de la Fepaci : la logique du business individualisé a eu raison des antiques solidarités. « Ces cinéastes ne se rendent pas compte, poursuit le Film Resource Unit, qu’ils sont en train de donner le baiser de mort aux films qui font partie de notre héritage continental commun et condamnent ainsi toute chance réelle de rentabilité pour notre industrie ». L’AFL court-circuite effectivement toutes les tentatives d’action dans le domaine de la distribution alors même que les marchés africains sont loin d’être saturés et que les nouvelles technologies ouvrent d’immenses possibilités. En passant, elle court-circuite aussi les velléités de la SABC, la télévision publique sud-africaine, de jouer un rôle actif dans la diffusion des films africains.
Ainsi, comme le titre Fabienne Pompey dans son article du Monde du 15 juin 2007, « le Web pourrait devenir l’unique écran de diffusion des films africains ». En moins de deux ans, M-Net a acheté les droits internet et souvent de diffusion en salles et à la télévision pour le continent africain de plus de 400 films. M-Net, chaîne phare du bouquet DSTV et détenue par Naspers, le géant des médias sud-africains, a mis 5 millions de dollars à la disposition de Mike Dearham qui signait les chèques au dernier Fespaco autour de la piscine de l’hôtel Indépendance, lieu mythique de rencontre des cinéastes et des festivaliers.
Il n’était malheureusement pas présent à Cannes et n’a donc pu participer à la table-ronde organisée au Pavillon des cinémas du Sud par le ministère français des Affaires étrangères sur « la diffusion numérique comme espoir ou danger pour le cinéma africain ». Les représentants des télévisions sollicités étaient également absents. La confrontation n’a donc pas eu lieu mais il fut instructif d’entendre des cinéastes comme Gaston Kaboré (Burkina Faso) ou Michael Raeburn (Zimbabwe) expliquer les raisons qui les ont fait accepter les offres de M-Net (cf. transcription de la table-ronde à venir sur le site). On les imagine sans peine : le souci de valoriser des uvres anciennes restant dans les tiroirs et de les voir diffusées à grande échelle, et bien sûr le poids des dettes à rembourser. Les conditions du contrat ont été abordées, comme son ampleur et sa durée, inhabituellement longue pour ce type de cession de droits, si bien que la discussion débouchait sur un appel à la vigilance.
Le stand des Pavillons du Sud, conjointement financé par le ministère français des Affaires étrangères, l’organisation intergouvernementale de la Francophonie, le CNC et TV5, est chaque année le lieu de rendez-vous de tous ceux qui s’intéressent aux cinématographies du Sud et notamment africaines. Tables-rondes et conférences s’y succèdent tandis que la terrasse de bord de mer est un lieu de rencontre professionnel privilégié et que des projections sont organisées en alternance avec le marché du film. On put ainsi entendre Gaston Kaboré et Newton Aduaka chacun y faire leur masterclass : il est toujours passionnant et formateur d’entendre un cinéaste expliquer en détails sa démarche de cinéma (cf. retranscriptions sur le site).
Evénement-cocktail : le cinéaste nigérien Moustapha Alassane a été fait chevalier de la légion d’honneur le 24 mai par Véronique Cayla, directrice du Centre national de la Cinématographie (CNC). Le vétéran a un sacré passé mais aussi un sacré présent ! 1966 : il réalise un petit bijoux en forme de western, un moyen-métrage, Le Retour d’un aventurier. 1972 : un long métrage, FVVA, femme, voiture, villa, argent fait la satire des nouveaux riches. L’expression est restée dans le vocabulaire courant pour décrire les arrivistes. Dans les années 70, il va de village en village avec un cinéma ambulant, filme les villageois le matin, développe et leur passe les images le soir. Il s’est maintenant fixé à Tahoua, à 500 km de Niamey, où il tient l’hôtel de l’Amitié, en partie transformé en studio pour ses films d’animation. Son crapaud Sim, président de la république des crapauds, a fait le tour du monde. Il a d’abord travaillé sur des marionnettes, appliquant les techniques apprises avec Claude Jutra et Norman Mac Laren, puis s’est mis à l’informatique (cf. notre entretien sur le site, réalisé en 2002). Il adapte actuellement les contes d’Albarka, conteur nigérien décédé.
Afrique boycottée ?
C’est ainsi Cannes, ici et là des occasions extraordinaires de rencontres et de découverte, à l’abri des sunlights et du feu des médias. Pourtant, les paillettes sont importantes pour qu’à travers les uvres de leurs cinéastes, des pays donnent de la voix dans le concert mondial. Et en sélection cette année, l’Afrique était absente. Boycottée ? La question se repose chaque année, comme le refrain d’une ritournelle, que n’a pas manqué de poser notre excellent confrère Renaud de Rochebrune dans Jeune Afrique. Cette année, la Guilde africaine des réalisateurs et producteurs, qui avait son lieu convivial dans une ruelle du vieux Cannes, tonnait dans un communiqué : « Aucun film africain n’a été sélectionné en compétition pour la Palme d’or depuis dix ans. Est-ce un délit de faciès lié à la couleur de nos images ? » Interrogée par l’AFP, la direction du Festival de Cannes a estimé ces critiques « sans fondement ». « Seuls les critères artistiques sont pris en compte pour la sélection. Quand il n’y a pas de films, c’est toujours le signe que le cinéma ne va pas bien dans cette région », a précisé la direction du Festival de Cannes.
Gilles Jacob, le grand chef du festival, avait accueilli une réunion de la Fepaci dans ses locaux, assurant vouloir « tout faire pour aider le cinéma africain ». Dans un communiqué, la Fédération panafricaine des cinéastes a encouragé les gouvernements africains à ratifier la convention de l’Unesco sur la diversité culturelle et a souhaité que les fonds d’aide soient développés pour favoriser et promouvoir le cinéma africain. Elle a également demandé des quotas de diffusion de productions locales sur les télévisions africaines, le rapatriement d’archives cinématographiques sorties du continent africain pendant la période coloniale, la création locale de cinémathèques, le renforcement des droits intellectuels et le développement de la lutte contre la piraterie.
Bien sûr, la quasi-absence de cinéastes africains dans la commande du festival pour son 60ème anniversaire, Chacun son cinéma, une série de 33 films courts de trois minutés réalisés par de grands réalisateurs mondiaux sur les salles de cinéma, ne pouvait que conforter l’impression d’un boycott. Certes, l’Egyptien Youssef Chahine a été convié à l’exercice : dans 47 ans après, il encourage à la lumière de son succès les jeunes à persévérer malgré les revers. Certes, Wim Wenders a filmé dans War in peace (la guerre en temps de paix) une salle vidéo improvisée à Kabalo au Congo en 2006, première année de paix, où des enfants traumatisés par la guerre regardent sur un écran de télévision le terrible Chute du faucon noir de Ridley Scott qui les y replonge. Certes, Raymond Depardon dans Cinéma d’été se transporte un soir d’été dans un cinéma d’Alexandrie, captant les gestes, les regards, les sensibilités. Les films se succèdent, souvent émouvants, toujours frappants, parfois hilarants comme celui de Nani Moretti, Journal d’un spectateur, ou le très réussi Walter Salles, Miguel Pereira, Brésil
à 8944 km de Cannes, qui orchestre, devant une salle de cinéma paumée passant Les 400 coups, une joute musicale slamée au tambourin à la façon des repentistas nordestins : l’un prétend être allé à Cannes et en sait effectivement beaucoup sur le festival, l’autre en doute mais est subjugué jusqu’à ce que son compagnon lui avoue qu’il a tout lu sur internet ! Dédié à Federico Fellini, « ce petit coup de cur quand la lumière s’éteint et que le film commence » aligne nombre de petits chefs d’uvre.
Il n’est pas question pour Cannes de faire de l’affirmation action mais on peut se demander pourquoi Mooladé ou Bamako n’étaient pas en compétition officielle les années précédentes : cela aurait permis au festival de crever sans se renier l’abcès des critiques, vu la qualité de ces films. Toujours est-il que cette année, zéro. Mais quel film récent aurait pu trouver sa place ? Force est de constater que l’Afrique ne produit plus les grands films qui ont percé dans les décennies précédentes. Les cinéastes qui le voudraient ne trouvent tout simplement plus les moyens de réaliser ces grandes visions intuitives qu’étaient Yeelen de Souleymane Cissé ou La Genèse de Cheick Oumar Sissoko. Même un Idrissa Ouedraogo a cessé de tourner autre chose que des vidéos. Certes, malgré le peu de films produits, beaucoup sont intéressants voire passionnants, et s’ils ne sont pas épiques, il sont pétris de réalité et parlent au temps présent. Mais lequel s’impose pour faire partie des happy few d’une sélection mondiale ? Daratt de Mahamat Saleh Haroun avait déjà été primé à Venise et le Fespaco n’avait pas révélé la perle de l’année, en dehors du beau Ezra de Newton Aduaka, étalon d’or, qui n’a pu être sélectionné car déjà présenté en janvier à Sundance alors que Cannes impose une exclusivité absolue des films. (cf. critique et interview du réalisateur mais aussi nos entretiens à Cannes avec l’actrice Mariame N’Diaye et l’acteur Emile Abossolo)
Seul rattrapage officiel : des séances spéciales. La Semaine de la Critique a consacré à Ezra une projection en partenariat avec RFI. Cartouches gauloises de l’Algérien Mehdi Charef fut présenté hors compétition (cf. critique). Seule présence africaine en sélection officielle, à Un Certain Regard : un film fragile fait par un jeune Coréen-Américain avec d’autres jeunes au Rwanda. Fragile mais tout à fait saisissant. Munyurangabo, de Lee Isaac Chung, est issu d’un travail d’écriture collective sur place lors d’un atelier de formation au cinéma (cf. critique et interview sur le site). Ainsi donc, c’est bien un film improvisé en numérique, entièrement tourné en kinyarwanda et au budget minimaliste, qui perce en sélection, grâce à un traitement esthétique sans effets mais original et juste.
S’il est juste, c’est par son regard, par son engagement, par l’écoute qu’il manifeste et sa façon d’élargir le propos à une réflexion, une vision. « Quand on vient d’un univers d’injustice, on ne peut pas raconter les mêmes histoires », disait Abderrahmane Sissako lors d’une séance de questions-réponses à l’invitation de la CCAS, le comité d’entreprise des électriciens et gaziers qui propose chaque année l’excellente sélection « Visions sociales » et dont Sissako était cette année le parrain, invitation acceptée avant qu’il ne soit sollicité pour être au jury long métrage du festival (cf. notre entretien durant le festival sur le site). « Ce cinéma doit être engagé : il doit interpeller l’Autre dans un questionnement de justice ». C’est le rôle de l’artiste. « Quand on fait un film, poursuivait-il, on ne cherche pas à avoir raison, juste à faire entendre certaines choses – il faut se battre pour avoir une vision différente sur l’humanité et sur le monde ». A ce moment, Sissako évoque les pirogues qui quittent les côtes de l’Afrique pour tenter de passer au Nord. L’émotion l’interrompt. Il baisse le micro. Ce moment de silence a le poids du monde.
Le monde, il est présent hors sélection dans la programmation « cinémas du monde » qui a son propre espace de projections sur le port Pantiero. Considérée une fois de plus comme un pays, l’Afrique y avait une journée. Au programme, Un héros de l’Angolais Zézé Gamboa (cf. notre entretien avec l’acteur Makena Diop), et deux films guinéens : Un matin bonne heure, de Gahité Fofana, et Il va pleuvoir sur Conakry de Cheick Fantamady Camara. Trois films dont nous avons déjà parlé mais la rencontre avec Alex Ogou permet de revenir sur ce dernier, en plus du vécu d’un acteur noir (cf. interview).
La présence également de Mo & Me offrait une incartade dans le cinéma méconnu du Kenya, dont les films sont peu vus au-delà de l’Afrique de l’Est (cf. notre entretien avec Salim Amin qui décrit les avancées du pays en la matière). Pour conserver le recul nécessaire, Salim Amin ne voulait pas réaliser lui-même ce film qu’il produit sur sa relation à son père Mohamed Amin, célèbre reporter photographe qui a été le témoin de toute l’Histoire de l’Afrique durant 30 ans. Il l’a confié à son ami Murad Rayani qui s’est lui-même associé au britannique Roger Mills. Ce documentaire est resté sept semaines à l’affiche au Kenya. Rien d’étonnant : c’est le film d’un fils qui s’interroge sur un père toujours absent, possédé par son travail, difficile d’accès, mais que chacun connaît pour la qualité de ses reportages. Cette approche personnelle donne son rythme à ce qui n’aurait sinon été que l’évocation plutôt classique de la carrière d’un bon journaliste qui, parti de rien, sera en contact avec tous les grands de son époque et en vivra tous les drames et conflits. Elle permet d’accepter le format télévisuel et la voix-off omniprésente qui décrit les combats de ce père arrogant et égocentrique, qui arrivera même en retard au mariage de son fils. Elle rend par contre difficile le recul face aux images du père, mort dans un détournement d’avion en 1996 et auquel le fils cherche à rendre hommage.
La vie de Mo’Amin est à l’image des dangers de son métier : emprisonné et torturé à Zanzibar en 1965, il devra être amputé d’un bras pour s’être trop approché de l’explosion des réserves de munition du régime agonisant de l’Ethiopien Mengistu en 1991. Mais aussi de ses grandeurs : il contribue par ses photos aux prises de conscience face à la famine en Ethiopie en 1984 et à l’initiative de Bob Geldof qui réunit musiciens et chanteurs pour la chanson We are the World et lance le mouvement humanitaire. En éclairant la biographie par le vécu filial, Mo & Me se fait ainsi une fine initiation aux paradoxes du journalisme.
Le portrait que fait Barbet Schroeder de Jacques Vergès dans L’Avocat de la terreur sélectionné par Un certain regard permet lui aussi d’entrer dans la complexité de l’Histoire en s’appuyant sur celle d’un personnage peu banal, cette fois vivant et largement interviewé. Ce qui fascine est de voir comment son engagement d’extrême gauche anticolonialiste, notamment pour la cause algérienne, dérivera peu à peu vers la défense de pratiques terroristes et l’antisémitisme. Les deux films, en nous retraçant l’Histoire des années 60-90 à travers un personnage hors du commun et pas forcément sympathique, nous replace dans l’évolution de nos propres contradictions. Il y a un peu d’amertume à revenir sur les facéties de l’Histoire et les illusions des engagements passés mais c’est justement par l’éclairage qu’ils apportent de façon aussi personnelle qu’ils nous aident à nous situer.
Si La Visite de la fanfare de l’Israélien Eran Kolirin fut une des découvertes du festival, c’est sans doute par sa façon de démonter par l’humour les différences culturelles dans le conflit israélo-arabe. Une fanfare égyptienne se rend en Israël pour l’inauguration d’un centre culturel arabe mais n’est pas attendue à l’aéroport et se trompe de village : contraints d’y passer la nuit, ses membres vivront de subtils rapprochements. Une tranche d’humanité partagée là où tout s’oppose, une tranche de ce qui s’oublie dans les conflits, les raisons de la paix, le désir de rapprocher les différences et d’être ensemble.
Rares sont dorénavant les films d’Afrique qui ne sont pas tournés en numérique. Et si c’était une chance pour le Continent ? Il est clair qu’aujourd’hui, les chaînes américaines et asiatiques ne financent les projets que s’ils sont en haute définition et offrent un potentiel de développement sur internet. Les chaînes européennes ne vont pas tarder à suivre.
Pour les jeunes réalisateurs, Internet permet de se faire connaître en permettant au plus grand nombre de visionner leurs courts métrages. Pour les documentaristes engagés, Internet est une possibilité de diffuser leurs films au-delà des cercles militants. Pour des réalisateurs confirmés, Internet est, sans compter les sites de vidéo à la demande (VOD) pour leurs longs métrages, un moyen de faire connaître leurs courts métrages, films oubliés, making of, documents bonus et compléments. Nous préparons, en lien avec les sites d’Africultures, africine.org et sudplanete.net un portail de tous ces films en accès libre, permettant de trouver facilement les uvres par pays et par thèmes.
Le numérique ? Comme l’internet et le téléphone portable, une chance pour l’Afrique !
1. Cahiers du cinéma, janvier 2007, note p. 39.///Article N° : 6659