Au terme de la publication des transcriptions des différentes tables-rondes et conférences enregistrées au Pavillon des cinémas du Sud au festival de Cannes et d’un certain nombre d’interviews et critiques, il est temps de tirer un bilan global de cette édition. Cela devient habituel depuis le dernier film en compétition officielle en 1997 : l’Afrique est très peu représentée dans les sélections du plus prestigieux des rendez-vous mondiaux du cinéma, et on ne la trouve que dans des projections parallèles. Cette année, en dehors de Dernier maquis de Rabah Ameur-Zaïmèche à la Quinzaine des réalisateurs, aucun long métrage d’un cinéaste d’origine africaine. Faut-il s’en émouvoir ? Faut-il s’en inquiéter ?
Les deux questions sont différentes. Côté émotion, on assiste à une sempiternelle salve d’artillerie pour dénoncer la mise de côté d’un Continent victime d’ostracisme, d’incompréhension ou d’enfermement dans des clichés que son cinéma refuse de servir. Côté inquiétude, les professionnels se réunissent chaque année pour constater la baisse en quantité des productions sélectionnables.
Côté émotion, il était effectivement affligeant de constater que l’Afrique en tant que sujet n’était présente cette année dans la sélection officielle que par un film grossièrement réducteur qui de plus a écopé du « prix de l’espoir » du jury « Un certain regard » : Johnny Mad Dog de Jean-Stéphane Sauvaire, produit par Mathieu Kassovitz. Pendant ce temps, un film magnifique sur le même sujet des enfants soldats, Ezra de Newton Aduaka, pourtant grand prix du Fespaco comme du festival d’Amiens, ne sortait que confidentiellement le 4 juin sur les écrans français. La complexité, la pudeur et la justesse de ton d’Ezra, sont parfaitement absents de Johnny Mad Dog qui verse en permanence, et quoi qu’il s’en défende, dans la complaisance du spectacle de la violence (cf. notre critique, article n°7636).
S’il faut s’émouvoir, c’est de cela : la perpétuation des clichés et ce type d’utilisation paroxystique du réel africain systématisé par Hollywood dans des films style Blood Diamonds. Mais ne nous émouvons pas trop vite de l’absence de film africain en compétition.
Quel film cette année tenait le choc au point de trouver sa place parmi ces quelques élus, les 80 films que se partagent les quatre sélections ? La concurrence est énorme : le festival officiel (hors Quinzaine des réalisateurs et Semaine de la critique qui reçoivent des candidatures mais cherchent aussi les films en se rendant dans les festivals internationaux et avec l’aide de délégués spécialisés) a reçu cette année 1792 longs métrages à visionner (1615 en 2007) venant de 96 pays différents, soit 11% d’augmentation sur un an et 23 % d’augmentation depuis deux ans ! Côté courts métrages, il en est arrivé 2233 venant de 80 pays différents ! Malgré leur souci d’équilibrer les représentations des continents, les sélections n’en font pas (ou plus) un critère absolu : la compétition est rude entre elles et elles misent sur les films qui leur semblent sortir du lot.
Le risque est tel que les films africains n’attendent pas Cannes où tout film doit être vierge de projection dans des festivals internationaux : ils honorent les sélections dès qu’elles se présentent et se disqualifient ainsi pour Cannes. Ce fut le cas d’Ezra en 2007, qui ne put être retenu qu’en séance spéciale à la Semaine de la Critique car présenté à Sundance en début d’année.
Le filtre des facteurs imaginaires joue un rôle indéniable : on attend d’un film africain une bonne dose de sociologie, une part documentaire qui prenne en charge les malheurs et donc les peurs que l’Afrique représente dans l’inconscient mondial. Ou bien une part mythique, l’Afrique étant volontiers enfermée dans une vision immémoriale, a-historique ou primitive susceptible d’apporter à notre univers en crise un supplément d’âme.
Le risque est donc bien là. Mais cela n’empêcherait pas les films novateurs de percer, tant une des dominantes des films africains contemporains est justement de prendre cette relation à bras-le-corps et de la remettre en cause.
C’est donc plutôt de l’inquiétude face à la faiblesse des productions que suggère le désert africain à Cannes. Parler de faiblesse est ici à la fois quantitatif et qualitatif.
Du côté du nombre, c’est récurrent et ça ne s’améliore pas – indépendamment de l’émergence liée aux nouvelles technologies d’une énorme production de films à très petit budget faits pour un public exclusivement local ou diasporique. La difficulté d’un financement encore extrêmement dépendant des aides des organisations internationales ou structures du Nord est déterminante. L’ouverture du Fonds Sud à tous les pays du Sud, le long gel de l’aide européenne en attendant le nouveau programme ACP Films qui vient d’être mis en place (ACPfilms.eu), les baisses enregistrées chez d’autres guichets, la fin prochaine du fonds Images Afrique qui n’aura sans doute pas de deuxième session en 2008, etc. ont pour effet de réduire le nombre de films africains en production.
Au niveau qualitatif, la question est triple :
– beaucoup insistent sur le manque d’aboutissement : si la maîtrise technique est souvent acquise, c’est par le scénario que pêchent les films, lequel les empêche de convaincre de bout en bout ;
– certains évoquent, globalement et sauf rares exceptions, leur manque de pertinence pour un public international, c’est-à-dire leur incapacité à dépasser les problématiques locales pour penser les défis du monde dans sa globalité ;
– d’autres enfin réfutent cette analyse et se réfèrent plutôt aux clichés qui encombrent encore les têtes des sélectionneurs occidentaux, lesquels définissent une attente autre que ce que proposent les films.
A ce niveau deux remarques :
– les préjugés sont encore là, indéniablement puissants, mais évoluent : les sociétés occidentales – et singulièrement la société française – sont traversées de grands débats sur la fracture coloniale et les discriminations qui remettent en cause la vision de l’immigré et de l’Autre en général ;
– la dernière décennie a vu une avancée peu évoquée mais essentielle (à laquelle Africultures s’est efforcée de contribuer durant ses dix ans d’existence) : la reconnaissance progressive (et non encore complète, loin s’en faut) des expressions culturelles africaines comme des uvres contemporaines, dignes de prendre leur part dans le dialogue artistique mondial.
Ce dernier point est important car il a son revers : on sort d’une obligation « humanitaire » et condescendante de faire figurer un film africain dans une sélection (sous la pression du ministère de la Coopération). Depuis une dizaine d’années, le festival de Cannes revendique donc ses choix artistiques indépendamment de cette donnée géopolitique (une donnée qu’il ne néglige cependant pas pour d’autres continents, notamment l’Amérique ou les équilibres européens, pour défendre sa position représentative d’un cinéma considéré à la fois comme création et comme industrie du rêve). Cela nous place dans la même logique que le débat autour des quotas : un film, s’il est sélectionné en dehors de toute obligation de respecter un pourcentage ou de se trouver un alibi, bénéficie de toute l’aura de sa présence et n’est pas réduit par le soupçon d’être là pour remplir le trou.
Dès lors, tout en restant l’affaire éminemment subjective d’individus issus du Nord dans un festival du Nord, une sélection qui se donne pour objectif de montrer ce qui fait bouger aujourd’hui le cinéma mondial choisira d’intégrer ou non tel ou tel film africain.
Ensuite, face au désert qui s’ensuit, que par exemple Bamako d’Abderrahmane Sissako n’ait été qu’en sélection officielle hors compétition en 2006 reste rageant, le ratage d’une occasion rare de mettre réellement en avant un film d’Afrique qui le mériterait. Mais s’il peut y avoir des choix que, au regard des films présentés et sous la lunette de ses propres préférences, on a du mal à s’expliquer, il est difficile de parler d’exclusion. La volonté est là et je peux par exemple témoigner, en tant que délégué pour l’Afrique à la Semaine de la Critique, du souci de cette sélection d’intégrer une diversité incluant les problématiques africaines. Reconnaissons en outre à n’importe quel comité de sélection comme à n’importe quel jury la subjectivité de ses décisions.
Un manque d’aboutissement ? On peut imaginer que cela peut être résolu par des actions de formation et des financements ciblés. Un manque de pertinence globale ? Voilà qui est beaucoup plus compliqué puisque cela fait appel à la créativité elle-même et reste la décision de petits comités de sélection. L’éternel barrage des préjugés ? Le risque est de s’enfermer dans une facile attitude victimaire qui résout le problème en reportant la cause sur l’idiot qui sélectionne
La réponse est sans doute dans une complexité alliant ces trois facteurs, sachant qu’une attitude de plus en plus répandue consiste à s’en foutre en affirmant haut et fort que l’Afrique n’a qu’à suivre sa voie sans se soucier de sa présence dans le reste du monde, n’hésitant pas à répéter avec un incroyable mépris et une bonne dose de méconnaissance que tout ce qui s’est fait jusqu’à l’émergence des vidéos locales était à la solde des financeurs du Nord… Il n’est que de lire la transcription du débat sur l’engagement des femmes cinéastes (n°7937 sur ce site) ou celle des parcours de Moufida Tlatli, Ingrid Sinclair et Nadine Labaki (n°7790) pour faire voler en éclat pareille absurdité.
Il n’en reste pas moins que la réalité est un retour historique à l’invisibilité et la marginalité. On a du mal à voir dans cette régression une quelconque positivité. La sélection « Tous les cinémas du monde » a mystérieusement disparue sans qu’aucun communiqué n’en porte le deuil. Créée en 2005 à l’initiative du festival et de la région Provence Alpes-Côte d’Azur, elle n’aura duré que trois ans. Si bien qu’en dehors de quelques projections au marché du film (qui en comportait 1600 cette année !), l’Afrique se trouve confinée de façon assez surréaliste dans un espace fort sympathique mais bien à part, au Pavillon des cinémas du Sud, conjointement mis en place par le ministère français des Affaires étrangères, l’Organisation Internationale de la Francophonie, CFI, RFI, TV5Monde et Euromed Audiovisuel, avec l’appui du Festival des 3 Continents : depuis six ans, un espace convivial en bord de mer dans le village international (stands des différents pays, notamment l’Afrique du Sud, le Maroc, la Tunisie, le Nigeria), où le petit monde des cinémas d’Afrique auxquels se joignent quelques autres pays aidés par le Fonds Sud se rencontre et se regroupe à l’occasion de multiples conférences, projections et événements.
Sans surprise, le débat qui a suivi l’exposition de leurs actions lors de la table-ronde des bailleurs (Produire les films du Sud avec des fonds européens, cf. transcription n°7675 sur ce site) a débouché sur le sempiternel rappel de la carence en politiques culturelles de la plupart des Etats africains, la nécessité d’un fonds panafricain d’aide à la production, le débat autour des quotas dans les télévisions européennes, les impasses de la distribution, l’émergence de l’internet, etc. Mais si l’on voit aujourd’hui le Maroc produire une quinzaine de longs métrages par an grâce à une politique publique volontariste, on voit bien peu de ces films en mesure d’atteindre le marché européen. Ce ne sont en tout cas pas les films présentés au marché cannois qui venaient prouver le contraire. Même chose pour la Tunisie, l’Afrique du Sud ou l’Egypte dont la dernière super-production de Good News, Baby Doll Night, présentée à grands renforts de publicité sur la Croisette (cf. photo), ne pouvait convaincre qu’un public acquis à un type d’humour et une vision politique que l’on voit mal dépasser les frontières du monde arabe.
Comme le confirmait la conférence Euromed Audiovisuel : l’avenir des politiques euro-méditerranéennes dans le secteur audiovisuel (transcription n°7685 sur ce site), si une politique d’encadrement par la formation, le soutien financier à la production, la promotion et la circulation des professionnels et des uvres est absolument nécessaire, elle ne résout pas forcément notre dilemme. C’est plutôt du côté de la table-ronde Quel argent du marché pour la production des films du Sud ? (transcription, n°7654)que se dessinaient des pistes de compréhension de l’inquiétude qui nous préoccupe.
Il y a moins de scénarios sur l’Afrique, constatent les télévisions, et ceux qui passent sont souvent le fait de réalisateurs non africains. Pourtant, même si les films qui trouvent une distribution internationale sont de plus en plus formatés, les financeurs privés sont aussi ouverts à des productions singulières, pour répondre au besoin de diversité d’un certain public. En dehors de quelques films qui percent et ont un fort potentiel d’entraînement, ce sont actuellement davantage les festivals qui répondent à ce besoin. Dans les salles de cinéma, on observe un regain d’intérêt général pour les films du pays où l’on réside et bien sûr le maintien des grosses machines hollywoodiennes qui laminent le marché. Il reste donc une petite porte pour les films du Sud, sachant que le public s’intéresse aujourd’hui à l’Amérique du Sud et l’Asie, nettement moins à l’Afrique.
Le problème n’est pas au niveau du talent qui foisonne mais à celui du développement des films qui les rendraient compatibles avec les critères du marché. Ce qui ne va pas sans poser la question du public auquel on s’adresse. Et c’est là qu’intervient le clivage qu’ont permis les nouvelles technologies : tandis que des films tentent un langage universel, ce qui demande un budget conséquent car cela passe par un aboutissement à tous les niveaux du film, d’autres se suffisent dans une relation avec leur public immédiat et y parviennent non sans succès dans une grande économie de moyens.
J’ai eu l’occasion durant ce festival de passer du temps avec le très sympathique César Charlone, invité par la programmation « Visions sociales » des comités d’entreprise et coordonnée par la CCAS, qui présentait Les Toilettes du Pape qu’il a coréalisé. Il est par ailleurs le chef opérateur attitré de Fernando Mereilles (La Cité de Dieu, The Constant Gardener, Blindness qui a ouvert le festival de Cannes cette année). Il m’a confié que pour Les Toilettes du Pape, ils avaient soigneusement travaillé à gommer les éléments trop locaux qui empêcheraient le film d’avoir une carrière internationale. Ce film uruguayen a effectivement été sélectionné à Cannes et a eu une belle carrière dans de nombreux pays, dont la France. Je voudrais conserver un peu de naïveté et croire que la clef de la réussite sur un marché international soit davantage la pertinence de la vision d’un créateur pour le monde d’aujourd’hui que le résultat de recettes établies
Ma naïveté me pousse aussi à penser que si une politique d’aide concerne essentiellement la production, comme c’est encore le cas aujourd’hui, l’enjeu en est de soutenir des films de qualité. Qualité ? Pour la définir, le clivage indiqué entre langage universel et langage local n’est plus opérant. S’il reste rare de voir un film « local » comme toutes ces productions vidéo que l’on voit émerger dans de nombreux pays africains accéder au rang de film international, cela arrive : d’Afrique du Sud, sont ainsi venus Bunny Chow ou Conversations on a Sunday Afternoon, qui n’ont pas eu de distribution en salles mais sont primés dans des festivals ou accèdent à des télévisions. VHS-Kaloucha, petit bijou fort spontané sur un fou de cinéma en Tunisie sort en salles le 16 juillet. Mais en dehors de quelques ovnis à forte dose documentaire, en dehors de quelques films qui réussissent dans une grande économie de moyens à marquer l’essai à force de liberté de ton et de sincérité, le budget d’un film reste bien souvent un facteur décisif. Non seulement parce que cela rend possible une plus grande diversité de scènes mais surtout parce que le travail d’une équipe de professionnels permettant l’aboutissement de tout ce qui fait un film demande de l’argent.
La qualité n’est bien sûr pas qu’affaire d’argent : elle est avant tout dans la créativité, dans une esthétique qui ne cherche pas seulement à divertir mais aussi à mobiliser le spectateur dans son autonomie de pensée, aiguisant son esprit critique de citoyen et d’être responsable. Cela passe par une vraie réflexion autant sur le cinéma que sur l’état du monde et cela demande du temps car l’art est difficile. Donc de l’argent !
Faut-il dès lors cracher sur les productions « locales » ? Bien sûr que non. Leurs succès sont réjouissants car elles restaurent un rapport positif du public au cinéma. Cela ne les dispense pourtant pas d’être vues d’un il critique. Des films étaient ainsi présentés au Pavillon des cinémas du Sud, dont on sait qu’ils ne sortiront jamais en salles en Europe, mais qui témoignent de ces phénomènes de cinéma.
D’Erythrée venait The Beautiful ones de Rahel Tewelde (cf. notre entretien, article n°7693 sur ce site, en anglais), un récit sentimental livrant un lourd message d’intervention sociale. L’étudiante en médecine Milena est fiancée à Dani mais ignore que celui-ci drague, fume et boit. Son professeur, le Dr Josi, essaye de l’en prévenir mais elle l’ignore jusqu’à découvrir la vérité et se rapproche alors de son professeur
Suite de saynettes parlées, cadrées proches des visages dans une série de champs-contrechamps, ce téléfilm a les défauts habituels d’un montage manquant de rythme et d’une image sans perspectives mais là n’est pas le problème : le film participe d’une reprise en mains par les Africains de leurs propres images à tous les niveaux de la chaîne audiovisuelle et cinématographique. Les gens se reconnaissent dans les situations et le fait que le film soit tourné en tigrinya conforte l’identification. Ceci dit, la lourdeur de la pédagogie marginalisera vite ce genre de films lorsque la production se développera, au profit de films plus légers.
Peut-on en dire autant de Zimbabwe du Sud-Africain Darrell James Roodt ? Comme il l’indique dans notre entretien (cf. n°7684 en anglais et sa traduction n°7722 en français), ce genre de films à petit budget le repose des grosses productions et lui permet de produire des films spontanés en empathie avec les gens. L’ancrage social leur permet de se reconnaître dans cette histoire de femme de ménage immigrée abusée par le chef de maison. C’est une chronique sociale sans prétention, ficelée rapide mais maîtrisée. Darrell James Roodt joue sur les lumières, les ciels, les mouvements pour donner une épaisseur au jeu plutôt figé des acteurs, et varie les plans en multipliant les effets de perspectives, ce qui ne les rend pas signifiants pour autant. Même si Roodt est marié à une femme noire et s’est illustré par le premier film anti-apartheid (Place of Weeping, 1982), on reste étonné de voir les réalisateurs blancs sud-africains faire aussi systématiquement des films avec des Noirs sans maîtriser la langue de tournage.
Comme Meisie du même Darrell Roodt, ce genre de films n’est possible que dans une économie très simple : ils ne se feraient pas autrement. Une rencontre donne envie d’aller plus loin et c’est parti ! Cette spontanéité du cinéma a quelque chose de sympathique et trouve sa diffusion à la télévision. On est cependant loin des exigences que l’on serait en droit d’attendre d’un film social : une enquête de terrain qui fonde le propos, l’aboutissement du scénario, une esthétique novatrice et bien sûr tous les éléments techniques qui contribuent à la force d’un film.
Autres forme de cinéma « local », un film nigérian : Changing Faces, premier long métragede Faruk Afolabi Lasaki qui a étudié le cinéma aux Etats-Unis. Platitude des dialogues en champ – contrechamp, références mystiques et supranaturelles, rythme allongé, jeu forcé des acteurs, message appuyé
Tous les ingrédients de la logique Nollywood sont réunis. Le réalisateur avait pourtant la volonté de faire un film de niveau international et est persuadé d’y être parvenu (cf. notre entretien, n°7694, en anglais). Cette illusion n’est pas rare. Le scénario très moral de Changing Faces puise dans une confondante dualité bien/mal. On rêve de voir, comme le recommandait le professeur Femi Osofisan qui dressait un tableau sévère des productions vidéo au Forum ITPAN de Lagos (cf. article n°4534), les cinéastes nigérians puiser dans l’extraordinaire fond de leurs grands écrivains.
Paris à tout prix de Joséphine Ndagnou intéresse de bout en bout mais frustre par le manque d’aboutissement du film qui lui ferme les perspectives internationales en dehors de quelques festivals. Il est rageant de voir de bons scénarios ainsi gâchés par le manque de maîtrise : un montage qui s’étire, le peu d’inventivité de l’image, le jeu approximatif de la plupart des acteurs (sans oublier les inévitables stéréotypes efféminés de l’homosexuel)
Pourtant, tout sonne juste : la peinture du milieu aussi bien à Yaoundé qu’en France, la saveur du français camerounais, la dureté du vécu autant que les solidarités entre femmes. Le film, réalisé par une actrice célèbre au Cameroun (cf. notre entretien, n°7657), est indéniablement utile dans un pays où tant de femmes cherchent sur internet un mari blanc pour parvenir à l’eldorado occidental (cf. article n°1110). Sa facture lui laisse-t-elle plus de chance d’atteindre son public, au Cameroun ou dans le reste de l’Afrique, que s’il était une uvre plus difficile d’accès ?
C’est ce qu’on entend beaucoup : mieux vaut des films bien ancrés que de « bons » films ! Comme si les deux termes s’opposaient, dans ce vieux malentendu qui enferme la qualité dans une culture réservée à l’élite. C’est là que resurgit le vieux reproche de faire du cinéma « pour les Occidentaux ». Moufida Tlatli, qui en a tellement souffert en Tunisie, dit dans la table-ronde sur l’argent du marché (n°7654) combien ce reproche de manque d’authenticité finit par censurer la créativité. L’authenticité serait double : à la fois des thèmes « identitaires » et une esthétique « abordable ». On tourne en rond et on se réduit dans sa force créatrice pour tenir compte d’un public instauré comme juge suprême, sans se rendre compte qu’on définit à sa place ce qu’il est supposé apprécier, qu’on en fait une entité normée et rivée aux chiffres au lieu d’une dynamique en perpétuelle évolution.
En réfléchissant à l’actualité et la pertinence de son travail, tout cinéaste se pose la question de savoir si les spectateurs vont percevoir son intention. Et le public africain n’est pas plus bête qu’un autre. On porte aux nues un cinéma approximatif (et qui cultive bien souvent de dangereux clichés) sous prétexte qu’il remplit les salles et on finit par réorienter les financements (production, doublage, etc.) pour permettre au public d’en retrouver le chemin. Depuis quand le succès est-il une preuve de qualité ? Depuis quand fait-il d’un film un classique ? La réussite d’un film est dans la pertinence de son propos pour le temps présent qui lui permet d’amplifier sa singularité au niveau d’une réflexion sur l’humain. L’émotion ressentie transcende alors le plaisir de la consommation, voire de l’identification. Comme l’écrivain qui cherche le mot juste, le défi pour le cinéaste est de forger l’esthétique qui donne du souffle à sa vision.
C’est là qu’il y a lieu de s’inquiéter : ces normes de repli font du succès public le seul critère et enferment les films dans une logique commerciale. N’est-ce pas sous cette pression que les cinéastes soit se contentent de peu, soit brident leur créativité ? Le résultat est là : rares sont les successeurs des grands noms des cinémas d’Afrique qui furent à la fois capables d’emmener leur peuple et de représenter le Continent. Le comble est que le financement traditionnellement largement institutionnel des films les rendent moins sensibles à la pression et au formatage du marché, et que c’est pourtant le marché qui s’impose par cet effet pervers. Une nouvelle forme de censure s’instaure, celle de devoir plaire, alors même que les cinéastes disposaient d’une marge de manuvre importante dans leur liberté de ton : comme le dit la réalisatrice tunisienne Nadia El Fani, « il me semble que notre métier de cinéaste préserve : il est très médiatisé et nous sommes subventionnés par l’étranger, ce qui nous apporte une certaine protection. » (article n°7937).
Le regard se porte alors vers le court métrage, outil par excellence des jeunes réalisateurs qui forgent leur écriture. Là encore, et c’est logique, une ligne de démarcation liée à la conception du cinéma. D’une part, des films d’intervention sociale : le message dégouline de l’écran. Persuadé qu’il fera ainsi changer les choses, le réalisateur met le paquet sur la guimauve. C’est le cas de Pamela du Kenyan James Kanja : une petite fille réconcilie ses parents en se faisant miroir de leur conflit par un dessin à l’école. Sauf que le conflit est dans le fait que le mari revient saoul à la maison et qu’on sait bien que ça ne se résout ni par un dessin ni en le montrant au cinéma. Et que la femme si conciliante à la fin n’offre qu’une figure de victime sans une once de résistance
Dans Punition, la Sénégalaise Khadidiatou Sow cherche à donner des forces aux femmes contre la violence masculine mais outre la dictature de la voix-off et la pauvreté de l’image, le scénario est affligeant, basé sur les coups bas qu’elles pourraient porter au genre opposé.
Que ces films soient présentés ainsi à Cannes ne se comprend que par leur financement par le FACMAS, le fonds d’appui aux courts-métrages d’Afrique subsaharienne initié en 2007 par le Festival des 3 Continents avec le soutien du Plan Image Afrique du ministère français des Affaires Etrangères et Européennes (MAEE), et qui a aidé une quinzaine de courts métrages. Si Papy (Mon histoire) de Djo Tunda Wa Munga (RDC) échappe aux travers précédents, c’est qu’il croit au cinéma : un cadre qui se fait proche des corps lorsque c’est signifiant, une caméra en mouvement qui sait préserver les perspectives et portée dans les scènes d’action, un montage efficace
C’est en fait un film de commande, réalisé avec une équipe technique occidentale, au sein d’une série dont chaque épisode va s’appuyer sur le témoignage d’une personne réelle qui vit aujourd’hui avec le virus du sida. Le gendarme Papy témoigne en fin de film, face caméra, de la véracité de cette histoire. Voici donc un film de sensibilisation mais dont la valeur éducative s’ancre dans la réalité du témoignage autant que, dans ses meilleurs moments, dans la résistance du réel. La réalité c’est la vie à Kinshasa : les plans de coupe ne sont pas seulement des respirations documentaires pour raccorder les scènes mais résonnent de l’intimité dramatique de personnages qui apprennent qu’ils sont porteurs du virus, se déchirent, doutent sur l’efficacité des remèdes, s’engagent. Mais le réel résiste aussi : capter la vie de Kinshasa sans tomber dans l’anecdote est aussi difficile que de représenter le drame du sida. Il faut dès lors un regard et jouer sur la qualité de présence de Romain Ndomba (Papy) mais aussi une mise en scène attentive à ce que le scénario ne peut dire. Tous ces instants d’incertitude et de flottement ont le poids de la vie, lorsque le récit s’interrompt et que le temps fait une pause, lorsque la poésie prend le dessus. Ils sont renforcés par les tonalités métalliques et les lumières de côté. Par contre, quand le film se veut dramatique ou qu’il suit son cahier des charges, il retombe dans la représentation théâtralisée et perd son souffle, sachant que le public congolais est, lui, plus réceptif à une dramaturgie exacerbée. On attend avec intérêt Viva Riva !, le long métrage que prépare Djo Tunda Wa Munga, un polar qui veut retrouver la tension électrique de Kinshasa déjà perceptible dans Papy.
C’est un tout autre rythme que propose La Résidence Ylang Ylang, le beau court métrage d’Hachimiya Ahamada (Comores) également aidé par le FACMAS et sélectionné pour la séance spéciale documentaire de la Semaine de la Critique, mais aussi une autre approche. L’intrigue en est très simple : Djibril vit avec sa femme dans une cabane en paille mais prend soin de la superbe maison de son frère qui n’est pas revenu au pays depuis 15 ans. La cabane brûle mais le conseil de la communauté, sous la pression d’un « je viens »(je viens d’ailleurs), lui refuse de s’installer dans la résidence du frère car si sa cabane a brûlé, c’est qu’il volait de l’électricité. D’une problématique locale (nombre de belles maisons restent délaissées par leurs propriétaires exilés tandis que leurs familles vivent pauvrement), Hachimiya Ahamada fait un film qui parle à tous. Les fleurs d’ylang ylang ont été introduites des Philippines au début du siècle et les Comores en sont devenues le plus gros producteur mondial. La résidence du frère qui en porte le nom est elle aussi une greffe mais rappelle surtout cette distance des exilés « dont le bonheur se cultive ailleurs », comme le chante Nawal en début de film. La chanson, inspirée de ces maisons délaissées, dit aussi : « Je ne suis qu’un rêve, née sous le signe de l’insatisfaction ». La réalisatrice, née en France, n’a elle-même découvert les Comores qu’à 21 ans car son père ne voulait pas y aller avant que la maison ne soit construite. Le mirage de l’eldorado, dont ces maisons sont les témoins, n’a pas que des conséquences sur les immigrés mais déstabilise aussi les Djibril qui ne sont pas partis.
La poésie prend dans La Résidence Ylang Ylang la place qu’occupe le message dans d’autres films, laissant au spectateur le temps de l’écoute et de la sensibilité. Les éléments de la nature parlent davantage que les personnages, si bien que ces acteurs non professionnels ne dépareillent aucunement. Cette simplicité d’approche dénote une véritable philosophie où l’ordre du monde interroge l’ordre social.
L’intimité et l’empathie que permet cette approche au spectateur, on la retrouve dans 1000 soleils de Mati Diop, film en devenir, documentaire impressif autour de Touki bouki de Djibril Diop Mambety dont le festival présentait cette année, événement marquant, une version rénovée par la World Cinema Foundation de Martin Scorcese. Mati est la nièce de Mambety. C’est bien sûr ce lien qu’elle explore, avec celui qu’elle a surtout connu par les récits de son père Wasis. Notre entretien (article n°7669) a notamment porté sur la filiation. Et c’est vrai que la tendresse et l’ironie de Djibril transparaît dans l’approche photographique de Mati, dans sa façon de filmer l’orage, les flaques, les gens qui pataugent. Elle aussi est allée aux abattoirs, qui n’ont pas changé. Le Sang des bêtes, c’était déjà Georges Franju qui se rendait en 1949 aux abattoirs pour évoquer la boucherie de la guerre. Ces bêtes que l’on abat, ce sont tous les « Misérables », disait Djibril, les damnés, les pauvres de la terre. Et résonne cette phrase, seul commentaire de son film Parlons grand-mère : « Cinéma ou pas cinéma, grand-mère vengera l’enfant que l’on met à genoux ! »
Aucune illustration chez Mati : toute image donne de l’amplitude. Le bateau part mais la façon de le tourner le fait partir vers le monde. Et c’est d’Alaska que le téléphone sonne : voilà les deux vieux acteurs qui se parlent, que seule la distance sépare. Avec pour programme de renouveler le cinéma. C’est ce à quoi s’emploie Mati, sans prétention, dans la simplicité d’une approche personnelle dénuée de tout formatage. Salutaire approche : ce dixième anniversaire de la mort de Djibril Diop Mambety n’est-il pas l’occasion de reposer la question du cinéma au sein de cette cinématographie ?
C’est donc du côté du Sénégal qu’une brise se lève. Le beau documentaire qui clôturait la séance de courts métrages au Pavillon des cinémas du Sud, Yandé Codou, La griotte de Senghor d’Angèle Diabang Brener en témoigne (cf. notre critique, n°7639). A la fois louangeuse au service d’une homme problématique dont elle gomme les aspects sombres et femme forte, Yandé Codou résume à elle seule la contradiction de la tradition, elle-même série de modernités accumulées, donc toujours le résultat de combats et de compromis : à la fois des règles surannées et une richesse transmise. On sent dans son film une jeune réalisatrice travaillée par cette tension. Yandé Codou est résistante et rebelle, mais aussi dotée de l’ego démesuré des artistes. Elle est à la fois aimable et haïssable. En mettant en exergue cette dialectique, au risque de moins se concentrer sur la diva et sur ce qu’elle transmet, Angèle capte toute la complexité et la richesse de son sujet. Ce faisant, elle est à trois mille lieues de l’opposition mécanique et récurrente entre tradition et modernité dans laquelle on continue souvent d’enfermer les cinémas d’Afrique. Derrière Yandé se profile sans qu’elle ait besoin de l’exprimer comme un message une réalisatrice qui se pose la question de son rapport à elle-même, au passé qui la compose autant que le temps présent mondialisé. Il en découle une véritable émotion qui fait que ce sujet assez imberbe pour qui n’est pas de cette culture peut nous parler à tous.
Il faut lire les témoignages des jeunes réalisatrices sénégalaises de la table-ronde Jeunes talents d’Afrique (transcription n°7642) : on sent bien que leur liberté de ton et de création tient aussi à leur volonté de s’émanciper de schémas de formation imposés et de rapport daubés de production. Même si les uvres marquantes restent rares, l’espoir est donc bien là d’une génération montante qui se pose véritablement la question du cinéma.
Et puis, on voit dans le gavage cannois des films qui arrivent isolément et qui laissent une trace telle qu’on voudrait prendre davantage de temps pour s’y arrêter. Il y a bien sûr des films en sélection qui nous touchent par leur façon si juste d’aborder l’interculturel. Deux réussites marquantes à cet égard : la palme d’or, Entre les murs de Laurent Cantet, qui transporte véritablement la salle (cf critique n°7619), et Les Bureaux de Dieu de Claire Simon qui dévoile avec une extrême sensibilité des consultations de planning familial (Quinzaine des Réalisateurs). Mais aussi Dernier maquis de Rabah Ameur-Zaimeche qui fascine par sa façon si nouvelle de mettre en perspective religion et politique (Quinzaine des Réalisateurs, cf. critique n°7627) ou Mange, ceci est mon corps de Michelange Quay, une expérience inédite qui ne peut laisser indifférent (sélection ACID, cf. critique n°7807, et entretien avec le réalisateur en anglais n°7734 et en français n°7804).
Triomf de Michael Raeburn offre lui aussi une expérience étonnante et même sacrément détonante. Microcosme déjanté d’une famille blanche des banlieues pauvres de Johannesburg durant les quatre jours qui précèdent l’élection de Nelson Mandela, le film est adapté du roman de Marlene Van Niekerk (Prix Noma de la Littérature Africaine). Sa crudité et sa cruauté sont à la mesure du régime en train d’agoniser. C’est une sorte d’Affreux, sales et méchants à la sauce sud-africaine, une violente allégorie des perversités de l’apartheid et le manifeste de la fin d’une époque. Raeburn ne prend pas des gants et l’on est secoué par cette histoire sordide, si ancrée dans une réalité contemporaine de mort et de renaissance. Comme il le précise dans notre entretien (n°7944 en anglais et sa traduction française n°7960), le racisme est à l’uvre chez tous les personnages du film, une constante mondiale. L’enjeu est de ne pas se voiler la face pour pouvoir faire évoluer les choses. C’est cruel mais salutaire.
C’est un autre type de plongée contemporaine que propose Yousry Nasrallah dans L’Aquarium, au Caire cette fois, en compagnie de l’animatrice de l’émission Secrets de nuits à la radio (Hend Sabry) et d’un anesthésiste (Amr Waked) ! En 2007, Nasrallah avait réalisé une uvre pour l’exposition Diaspora coordonnée par la cinéaste Claire Denis au Musée du Quai Branly. Elle était également intitulée L’Aquarium et était un hommage aux Nubiens, dont certains étaient montrés en train de plonger en boucle, dans le souci de rappeler la part africaine de la société égyptienne. Les sons produits par les visiteurs leur étaient restitués comme des sons déformés que l’on peut entendre sous l’eau (cf. entretien avec Yousry Nasrallah dans le dossier d’Africultures sur cette exposition, article n°7334). C’est en quelque sorte à une expérience similaire que nous invite le film. Cette plongée dans la vie intime d’une métropole déchirée par des tensions aussi privées que politiques agit comme le reflet aqueux de nos solitudes et de nos enfermements. On ne s’y dit les choses que dans des confidences anonymes et les jeunes ne s’y embrassent que dans l’ambiance feutrée de l’aquarium. Les personnages flottent, expérience nécessaire pour prendre conscience de leur misère intérieure.
Ancrés dans la réalité et visions personnelles où l’on se donne à voir et s’expose, nombre de ces films combinent deux tendances dominantes aujourd’hui : l’autobiographie où l’on cherche à voir clair en soi-même et l’ancrage documentaire dans la réalité. C’est à la manière de Leiris dans L’Afrique fantôme une sorte de journal de bord dont l’enjeu est de tourner les clichés pour saisir l’essentiel. L’Afrique qui s’y dévoile n’est pas de surface : elle est la complexité du réel et la pertinence des remises en causes. C’est en cela qu’en dépit de ses faiblesses de production, elle continue de participer à la pensée de l’avenir du monde.
///Article N° : 7946