Afrique absente, Afrique présente C’est devenu maintenant une habitude au plus prestigieux festival du monde : les films d’Afrique sont absents ou en marge des sélections cannoises, comme « Min yé » de Souleymane Cissé cette année. Pour compenser l’absence d’exposition du plus grand des cinq continents, on programme à « Un certain regard » un film sur la violence à l’uvre en Afrique sans se poser la question de sa qualité : l’Afrique n’est plus qu’un sujet humanitaire que l’on peut traiter n’importe comment mais qu’il faut montrer pour apaiser sa mauvaise conscience.
Cannes est comme ça, affirmant à la barbe du monde la prééminence du cinéma d’auteur : c’est un film de 2 h 24 en noir et blanc qui a remporté la fameuse palme d’or. Le Ruban blanc de l’Autrichien Michael Haneke est effectivement magnifique, d’une étonnante force plastique. Il sert son propos au scalpel : l’apprentissage de la violence dans l’éducation puritaine du début du 20ème siècle, chez ces enfants qui la reproduiront ensuite dans la guerre et le fascisme. On rêverait de le voir complété avec une telle qualité par un autre film qui évoquerait ce que l’on oublie si souvent : à la même époque, ces mêmes Européens expérimentaient la même violence hypocrite dans les colonies, préparant l’industrialisation du massacre. Comme le rappelle Jean-Marie Teno dans Le Malentendu colonial, le génocide des Hereros de 1904-1907 dans l’actuelle Namibie fut un bel exemple de son expérimentation et de son apprentissage, les Allemands y employant pour la première fois l’expression « camps de concentration » (cf. aussi Noirs dans les camps nazis de Serge Bilé).
Cette initiation à la violence est sans doute un thème récurrent mais il marque nombre de films actuels et de la sélection. Il est au centre d’Un prophète du Français Jacques Audiard, grand prix du festival, qui se situe pour une large part en prison. Deux clans s’affrontent : les Corses et les Arabes, avec au milieu un jeune Arabe analphabète de 19 ans, contraint à tuer pour exister. Le film met brillamment en scène son intelligente ascension dans le milieu des malfrats. Si Malik (Tahar Rahim, remarquable)est un prophète, c’est qu’il bouscule les groupes existants. Le plaisir qu’il prend dans cette immorale réussite au sein de clans pourris ne va grandir ni l’image des Corses ni celle des Arabes. Outre le fait que le titre du film confond comme dans le vocabulaire courant Arabe et Musulman, c’est une figure de héros bien ambiguë qu’il offre aux jeunes Arabes qui ne manqueront pas de s’identifier à lui. Mais cela, personne ne l’évoque : le brio du film emporte l’adhésion, point barre.
La force d’adhésion du cinéma, Cannes en donne chaque année une implacable démonstration. Du brio en tous sens, mais pour défendre quoi ? Des quatre ou cinq films vus chaque jour, s’impriment en moi ceux qui me font progresser dans ma compréhension du monde et de ma propre complexité. Même s’il ne s’impose pas comme le meilleur de sa filmographie, le dernier Ken Loach, Looking for Eric, est un pur plaisir : très drôle et touchant, utilisant subtilement le mythe Cantona, il dépeint une fois de plus avec beaucoup de sensibilité et d’empathie le milieu ouvrier britannique. A l’origine de Xavier Giannoli, tiré d’une incroyable histoire vraie, tient sans peine la route : comment un petit malfrat rend l’espoir à toute une petite ville en reprenant sans commanditaire un chantier délaissé. Mais l’empreinte la plus profonde, c’est une fois de plus le film d’Alain Cavalier : Irène, qui porte sur sa première femme disparue dans un accident de voiture,est, comme le fut Le Filmeur en 2005, une expérience de cinéma extrême, radicalement intimiste et solitaire, étonnamment mobilisatrice. Autre magnifique évocation, Le Père de mes enfants de Mia Hansen-Løve, est inspiré de la vie du producteur Humbert Balsan, acculé au suicide par ses dettes en 2005 et qui avait notamment produit de grands noms des cinémas du Sud : Youssef Chahine, Yousry Nasrallah, Elia Suleiman, Ismael Ferroukhi, etc. Les Journées cinématographiques de Carthage lui avaient consacré une rétrospective et avaient invité son épouse plasticienne à exposer ses uvres. La réalisatrice adopte une esthétique épurée, sans effets, si respectueuse de l’homme et si bien contextualisée dans sa vie de famille que l’émotion est forte, faisant du film un véritable hommage. Une autre expérience marquante encore, La Terre de la folie de Luc Moullet, présenté à la Quinzaine des réalisateurs, qui fait preuve d’une attention particulière aux petites gens à travers un documentaire parfaitement hilarant et déjanté sur la concentration d’actes criminels liés à la folie dans une région montagneuse qui se trouve être très proche de notre rédaction ! Toujours, dans ces films, une force humaine imparable. Je pourrais allonger la liste, mais l’essentiel est là : trouver la forme juste, qu’elle soit grand public ou non peu importe, pour mobiliser l’humain et éclairer le temps présent.
Ainsi donc, en 2009 comme en 2008 avec Johnny Mad Dog, « Un certain regard » programme un film sur les enfants soldats en Afrique. Thierry Frémaux, délégué général du festival, présente le film et signale qu’une ONG de l’ONU est dans la salle : tout va bien, le film a sa légitimité humanitaire. L’animatrice d’une ONG y joue effectivement un rôle moteur. Le réalisateur néerlandais Jean Van de Velde, connu pour ses succès commerciaux, est né au Congo belge et a grandi en Afrique de l’Est. Le film, qui est déjà sorti en Belgique et aux Pays-Bas en décembre 2008, est tourné en Ouganda et en Afrique du Sud. Les acteurs ougandais sont présents mais il n’y a que le réalisateur qui parle longuement, indiquant à propos de ses sujets que « ce film est leur voix ».
Merci pour eux. Mais L’Armée silencieuse (The Silent Army) m’apparaît (cf. [critique n°8682]) être un produit simpliste, démagogique, méprisable et dangereux qui, croyant briser l’indifférence, ne sert en rien son sujet. Bien au contraire, sa stéréotypisation effrénée et sa violente manipulation du spectateur ne font que renforcer les préjugés.
Qu’est-ce qui rend donc les sélectionneurs de Cannes aveugles au point d’introduire au sein d’une compétition ne rassemblant que des propositions originales de cinéma un film dont la forme comme le fond sont non seulement médiocres mais de plus hautement condamnables ? Je ne vois qu’une réponse : la mauvaise conscience. Si le continent africain est absent des sélections en tant que cinématographies qui construisent leur représentation et leur Histoire, au moins se rattrape-t-on en laissant une place à des uvres le prenant pour sujet. Et comme l’image médiatique de l’Afrique est d’être le continent des malheurs, c’est par ce trait marquant qu’on l’aborde, sans recul aucun. A moins de la mythifier comme c’était le cas de Je rêvais de l’Afrique de Hugh Hudson qui faisait l’ouverture d' »Un certain regard » en 2000, avec un réalisateur qui présentait l’Afrique comme « une terre bénie, vierge, mystérieuse et envoûtante »
Est-ce la même mauvaise conscience qui a motivé la présentation de Mon voisin, mon tueur d’Anne Aghion hors compétition ? Ou bien la reconnaissance de la qualité du film ? Optons bien volontiers pour cette dernière option, tant le point de vue de ce documentaire nous semble juste sur un sujet hautement difficile autant qu’important : les tribunaux gacacas et la question du vivre ensemble au Rwanda (cf. [critique n°8680] et [entretien avec la réalisatrice n°8681]).
Filmé sur près de dix ans sur une même colline, ce film remarquable pose la question de la coexistence des victimes et des bourreaux du génocide, revenus dans leur village à la faveur des libérations massives de prisonniers. Il documente sans commentaire les gacacas où les Rwandais sont appelés à juger leurs voisins. « J’ai éprouvé le besoin presque thérapeutique de comprendre et surtout de ressentir ce que la génération de mes parents – des Juifs – avait éprouvé au sortir de ce cataclysme », indique Anne Aghion dans sa note d’intention.
Ce désir de compréhension qui guide le film et cette mise en perspective font toute la différence avec L’Armée silencieuse. Il n’en demeure pas moins que ce vent annuel de mauvaise conscience jette un discrédit sur les films africains sélectionnés où l’on finit par se demander s’ils sont là pour leur qualité cinématographique ou par une sorte de quota dont on sait qu’il eut lieu d’être avant 1997 sous la pression du ministère de la Coopération. Sans compter qu’il jette aussi le doute sur les initiatives de soutien aux cinémas d’Afrique qui se sont succédées au Pavillon des cinémas du monde.
Signe des temps ? Alors que l’initiative « cinémas du monde » et sa salle dédiée, sorte de lieu de rattrapage des pays absents des sélections, ont disparu sans explications du festival depuis 2008, le Pavillon cinémas du Sud devient cinémas du monde, et remplace l’habituelle saga de tables-rondes professionnelles débattant des problèmes de l’heure par des présentations officielles des organisations, initiatives ou festivals agissant dans le secteur. Coordonné jusqu’en 2008 par le bureau du cinéma du ministère des Affaires étrangères, il est dorénavant organisé par Cultures France, opérateur délégué des ministères des Affaires étrangères et de la Culture et de la Communication pour les échanges culturels internationaux, qui privilégie logiquement la communication. Le pavillon regroupe, en partenariat avec l’OIF, tous les acteurs de « l’audiovisuel extérieur » (RFI, France 24, TV5monde), sans d’ailleurs que ces télévisions ne fassent de grands sujets des films présentés au Pavillon. Mobilisation de vedettes et gros travail de presse, parrainage par Juliette Binoche et Abderrahmane Sissako, présence de Gilles Jacob et de hautes personnalités à l’inauguration
tous les moyens sont bons pour qu’on parle du soutien français aux films du Sud.
Pourtant, la profession s’inquiète. Le Syndicat des producteurs indépendants a même organisé une conférence de presse pour signaler qu’il n’a pas été associé à la réflexion actuelle sur la réforme de ce soutien et s’inquiète pour sa pérennité. Alors que le marché est réticent et prudent, l’aide aux cinématographies peu diffusées a été supprimée sans crier gare, ce qui ne laisse pas d’étonner et d’inquiéter. Le ministère des Affaires étrangères a diminué son enveloppe pour le Fonds Sud Cinéma, jusqu’ici financé à parité avec le CNC, faisant ainsi passer sa dotation annuelle de 2 millions à 1,8 million d’euros. Mais surtout, la question de savoir qui va le gérer reste en suspens. Clairement, les producteurs préféreraient voir le CNC gérer les choses en tant qu’outil de la profession plutôt que de le voir tomber dans l’escarcelle de Culturesfrance. Après 25 ans d’existence et plus de 400 films soutenus, il est un formidable outil d’aide aux cinémas du Sud, bien que restant dérisoire si on le compare au milliard d’euros de financement du cinéma français. Son aide aux films tourne en moyenne autour de 110 000 euros alors que l’avance sur recettes dépasse largement le triple, si bien que pour trouver son financement, un film du Sud, qui ne dispose pas de soutien de son propre pays, doit frapper avec succès à plusieurs portes. Si la Francophonie a maintenu ses aides, l’Union européenne a marqué une pause de plusieurs années pour se redéfinir. Le résultat est là : un déficit criant de production de films aboutis. La profession craint que les baisses ne continuent, à l’heure où les films sont de plus en plus difficiles à produire, surtout ceux qui seraient susceptibles d’atteindre un large public. Indépendamment de la nécessaire coopération, le label film de festival ne nourrira pas la diversité dans les salles et les télévisions, lesquelles poursuivent leur désengagement, passant de la coproduction au préachat.
L’exemple de l’Outre-mer français est intéressant en matière de structuration du cinéma et de la prise en compte du secteur comme facteur de développement, ce qui n’est pas négligeable à l’heure où les colloques se multiplient pour une reconnaissance de la culture comme pouvant participer au développement.
Les prix Hohoa des meilleurs scénarios de l’Outre-mer sont traditionnellement remis à Cannes et une journée Outre-mer était organisée pour la deuxième fois cette année. Cette année, le jury Hohoa, présidé par le comédien Jacques Martial, a attribué le premier prix au Guyannais Olivier Sagne pour « Sweet Micky », qui pose les questions d’identité et de diversité en Guyanne, et le deuxième à une Polynésienne, Mareva Sidolle, pour « D’un monde à l’autre », histoire de Tane, un agriculteur expulsé de sa terre. Les films arrivent ensuite à se produire : porteurs d’un intense imaginaire créole, étaient présentés au cours de la soirée Au nom du père (28′, avec Joby Bernabé, Max Cadenet, Jeanne Allaguy) du Martiniquais Olivier Beaudot-Montezume (prix Hohoa 2003), Guyane (12’50, avec Xavier Lau) du Martiniquais Imanou Petit (2ème prix Hohoa 2006), et Négropolitain (17’22, avec Alex Descas et Julien Béramis) du Guadeloupéen Gary Pierre-Victor (prix spécial du jury 2007).
La conférence « produire en Outre-mer » offrait d’intéressants exemples d’encadrement du cinéma qui pourraient inspirer des politiques africaines. Comme l’expliquait Françoise Kersebet, sa déléguée générale, l’ADCAM à la Réunion est à la fois bureau d’accueil des tournages, commission donnant son avis sur les demandes d’aides à la production et accompagnement local de la filière. La conviction est qu’un tournage est source de revenus pour la région : en prenant en charge 25 % de la dépense locale, le fonds d’aide assure un taux de retour de 4,5. Pour la Guadeloupe, le cinéaste Tony Coco-Viloin, responsable du bureau d’accueil des tournages, montrait aussi que le secteur de l’audiovisuel pèse plus lourd que le secteur automobile en chiffre d’affaires généré et en nombre d’employés. Le court métrage est considéré comme un vecteur de la structuration et le projet « One short, one movie », documenté dans « Huit cinéastes et un papillon » (Shu Aiello, 52′), lancé à la journée de l’Outre-mer de Cannes en 2008, a permis la réalisation de huit courts métrages coproduits avec des sociétés locales et Tita production de Marseille. Dans son enthousiaste, Tony Coco-Viloin voit le cinéma comme « ressource principale de la Guadeloupe ».
Le jackpot est parfois possible : Marie-Castille Mention-Schaar, productrice et co-scénariste de La Première étoile, premier film du comédien martiniquais Lucien Jean-Baptiste (cf. critique), a indiqué qu’avec un budget modeste de 3,8 millions d’euros, le succès sur les écrans français allait en faire un des films les plus rentables de l’année.
Mais pour être facteur de développement, le cinéma doit être structuré. Le travail opéré par Africadoc au niveau du documentaire est à cet égard exemplaire. Conscients du rôle essentiel du documentaire pour les sociétés du Sud en terme de transmission de la mémoire et de l’Histoire mais aussi convaincus que cela passe par des uvres accomplies qui passent par un regard et un point de vue sur le réel, les animateurs d’Africadoc essayent de construire sur la durée un espace de production à l’échelle internationale. Contrairement à la fiction, le documentaire est dans une « économie de la décence », comme le disait Jean-Marie Barbe lors de sa présentation. Avec 10 à 15 000 euros, des films se font sans avoir besoin d’être soutenus par le Nord ou bien dans des alliances équitables. Aux missions déjà développées par Africadoc (formation des réalisateurs et des producteurs, contacts avec des diffuseurs, formation universitaire), va s’ajouter cette année, collé aux rencontres Tënk où une trentaine de jeunes réalisateurs présentent leurs projets de films pour que se bâtissent des coproductions, le premier Louma (mot wolof pour le marché hebdomadaire), rencontres du documentaire africain et grande vidéothèque où pourront être visionnés 150 films produits depuis deux ans. Ils seront achetés par des professionnels qui seront invités en échange d’un engagement d’achats pour un montant de 3000 euros minimum, en somme de faire leur marché !
Reste qu’un cinéma sans diffusion est un cinéma mort-né. Alors que les dernières salles du Cameroun viennent de fermer, confirmant un mouvement qui touche tous les pays, la diffusion traditionnelle du cinéma en salles est largement remise en cause. On pourrait penser que ce n’est pas grave, que les temps changent et que cela n’empêchera pas la diffusion des images sur la multitude d’écrans que nous offre la modernité. Seulement voilà : de la télévision aux téléphones portables, ces écrans sont grandement vus en solitaire tandis que l’offre pléthorique divise l’audience. La salle, elle, est le lieu du partage sans quoi le cinéma ne remplirait plus qu’un rôle de distraction. Dans une intéressante rencontre avec Yolande Moreau au Château des mineurs de la Napoule, dans le cadre de la programmation Visions sociales que la CCAS (comité d’entreprise des électriciens et gaziers) organise chaque année, Jean-Michel Frodon, directeur de la rédaction des Cahiers du cinéma, faisait la différence entre les films et le cinéma. Le cinéma est un phénomène collectif qui met les gens ensemble dans un même lieu pour partager un film. Cela se passe dans le noir mais cela ouvre la parole, engage à échanger ensuite. Alors que le cinéma commercial prend le dessus, il est aujourd’hui plus que jamais essentiel de permettre cette rencontre entre les spectateurs et les films.
Mais comment faire s’il n’y a plus de salles ? Des initiatives ont vu le jour comme au Cameroun ou au Maroc pour des réseaux de salles de projection numérique à faible coût ; les expériences de cinéma ambulant se développent avec succès en milieu rural. Mais une question demeure : que faut-il défendre en priorité ? Un réseau de salles populaires ou quelques salles bien équipées dans les capitales africaines, à même de promouvoir la cinéphilie ? L’initiative Des cinémas pour l’Afrique présidée par le réalisateur Abderrahmane Sissako (et dont Juliette Binoche vient d’accepter la vice-présidence) semble opter pour cette deuxième solution : en essayant de réunir les fonds nécessaires à la rénovation pour un coût de 1,2 million d’euros de la salle Soudan Ciné à Bamako, fermée depuis 14 ans, elle met en avant un projet pilote susceptible de faire des petits ailleurs. La salle, équipée en numérique, ne sera pas seulement dédiée au cinéma mais ouverte aux autres arts et se rentabilisera en accueillant des congrès. La salle comme espace culturel et de rencontre artistique : le concept est prometteur mais encore faut-il trouver suffisamment de généreux donateurs prêts à investir 5000 euros pour que leur nom figure sur un fauteuil du Soudan Ciné.
En attendant, TV5 lance une plateforme de VOD en partenariat avec Universciné, avec déjà 300 films en téléchargement à l’automne (cf. [murmure 4997]), et le réseau NAAS (Network of Arab Arthouse Screens) basé à Beyrouth réunit des salles de cinéma indépendantes et des institutions culturelles à travers le monde arabe et organise des synergies entre termes de programmations, de diffusions et d’actions pédagogiques. En Afrique, NAAS réunit la Cinémathèque de Tanger, le Semat au Caire, la Chrysalide à Alger et l’ESAV à Marrakech.
En 1995, Souleymane Cissé montait les marches de Cannes pour présenter Waati en sélection officielle. En 1987, il avait eu le prix du jury pour Yeelen. Cette année, il revient à Cannes pour une séance spéciale de Min yé (Dis-moi qui tu es), mais il ne s’y attendait pas : le film n’a pas été produit pour sortir du Mali. Pensé comme une série télévisée au départ (10 x 13′ étaient prévus), il a évolué vers un téléfilm puis vers un film de cinéma pour échapper à la précarité et au côté éphémère d’un produit télévisuel. Sans doute parce que le cinéaste y a mis davantage de lui-même qu’il ne l’avait d’abord pensé. Voilà des années que Cissé cherche les moyens de sa prochaine oeuvre, mais les grandes visions du cinéma de l’intuition qu’il affectionne coûtent cher et ce genre de production est devenu quasiment impossible à financer. Plutôt que d’attendre davantage, il s’est résolu à réaliser en vidéo une uvre mineure sur les déchirements d’un couple polygame de la bourgeoisie malienne contemporaine (cf. [critique n°8677] et [ entretien avec le réalisateur n°8678]).
La première séance de presse ne réunissait que peu de monde. Mais c’était aussi le cas de celle de Bamako d’Abderrahmane Sissako en 2006 : à Cannes, sauf attrait exceptionnel, les journalistes boudent les projections hors compétition car ils doivent couvrir l’actualité. Mais si en plus il s’agit d’un film africain, ils désertent. Je me suis souvent demandé pourquoi les cinémas d’Afrique attiraient si peu les critiques. Craignent-ils comme le public de devoir encore avaler les misères du monde dans leur fauteuil ? Ils devraient pourtant savoir que c’est rarement le sujet des films d’Afrique mais plutôt des films sur l’Afrique. Une autre raison me vient en tête : la méconnaissance. Nous ne sommes en France qu’une petite poignée à suivre de près ces cinématographies. Or l’Afrique est complexe et pareillement son cinéma. La crainte de se planter dans leur critique peut motiver les journalistes à opter pour une autre projection
Heureusement, les séances publiques étaient bourrées et Cissé fut applaudi debout à son arrivée, ainsi que ses acteurs (cf. [notre rencontre avec Sokona Gakou, Salif Samaké et Assane Kouyaté n°8679]), ce dernier étant le réalisateur de Kabala, sélectionné à Cannes en 2002 à la Semaine de la critique. Les avis sur le film sont partagés. Certains le trouvent trop léger, trop long, trop télévisuel. D’autres, dont je suis, y voient de par la qualité de son image, de ses lumières et perspectives, une belle leçon de télévision. Mais tous s’accordent à penser que Min yé livre une vision singulièrement caustique de la classe dirigeante malienne.
Il n’empêche que Min yé n’était pas le film idéal pour défendre l’Afrique à Cannes. S’il restaurait une vision différente que celle des malheurs, il reste un produit télévisuel peu adapté au marché international.
Le prix – bien mérité ! – de la Semaine de la Critique est allé à Adieu Gary, premier long du réalisateur franco-algérien Nassim Amaouche qui avait été remarqué pour ses courts, notamment De l’autre côté (2003). Etonnant film en demi-teinte qui en dit plus qu’il n’en a l’air ! Il est tourné à la Cité blanche du Teil, en Ardêche, une cité ouvrière du groupe des ciments Lafarge qui a compté 1200 habitants et n’en abrite plus que quatre aujourd’hui. C’est bien cette mémoire ouvrière qui intéresse le réalisateur mais aussi cette atmosphère de western de la cité désertée, un climat soutenu par les ouds du trio Joubran. La combinaison donne le personnage joué par Jean-Pierre Bacri, bougon et tendre comme Bacri. Veuf d’une Marocaine, il a deux fils représentatifs des tensions à l’uvre chez les jeunes Français maghrébins : Samir (excellent Yasmine Belmadi) qui revient après une longue absence et qui se cherche une voie de liberté, et Icham qui ne rêve que d’aller à Marrakech. Sa maîtresse Maria (la très convaincante Dominique Reymond) a elle aussi un fils, José, en quête de père et qui le trouverait bien en Gary Cooper dont il guette le retour dans la rue comme à la télé.
C’est un film mélancolique sur l’air du temps : les jeunes veulent retourner au bled que les anciens ont tant voulu quitter pour faire un travail que les jeunes ne veulent plus faire, lesquels sont obligés de porter des chapeaux ridicules dans leur job de supermarché. De la conscience ouvrière d’un Bacri qui répare une machine devenue inutile à l’humiliation des jeunes dans le grand monde du commerce, Adieu Gary est un regard sensible et désabusé, souvent drôle ou tendre, toujours inattendu et menant vers de forts poétiques chemins de traverse. Le mythe d’un Gary Cooper, héros viril d’une Amérique d’après la crise de 1929, traverse sans prise celle d’aujourd’hui que le film anticipe avec une troublante prescience.
Sombras (les ombres), d’Oriol Canals (sélection ACID) emprunte un chemin déjà balisé par d’autres films, notamment le bouleversant Quand les hommes pleurent (2000) de la Marocaine Yasmine Kassari : des immigrés africains dans le nord de l’Espagne parlent face caméra en s’adressant à leurs familles. Ils disent leur détresse, inoubliable. Le dispositif est clairement montré dans le film : un drap blanc tendu sur un mur. Aucune compassion déplacée dans ce film mais une grande attention à la meurtrissure des corps de ces hommes qui sont devenus des ombres. Sans habitat stable, anonymes à la merci du bon vouloir des employeurs qui viennent les quérir sur le bord des routes, ils n’accèdent à rien de l’Eldorado rêvé. Le film leur restaure cette identité perdue en même temps qu’il trace leur mémoire oubliée. Ils côtoient les habitants sans qu’un contact s’établisse, en dehors d’un bar qui leur sert de refuge. Lorsque le mari de la tenancière meurt, les immigrés font le voyage pour se rendre aux funérailles dans un village reculé. Plutôt que d’explorer voire de provoquer cette relation comme l’avait fait le Sénégalais Moussa Touré dans Nosaltres (2006), Oriol Canals préfère constater combien la vie continue à côté de ces ombres qui tiennent les murs : des enfants jouent, des gens passent, des amoureux s’embrassent
Il développe de longues méditations visuelles, commençant son film sur un homme tirant sa valise en bord de route ou s’attardant sur des cigognes qui traversent le ciel, libres de voyager à leur gré. Dure réalité : « il vaut mieux mourir ici que de rentrer les mains vides ». Et l’on voit ces ombres faire les poubelles et dormir dans des cimetières
« Sans papiers, c’est la souffrance » : il leur faut sans cesse se déplacer, et la perspective d’une stabilité est lointaine : « Ce n’est pas le décollage immédiat : il y a de l’attente ! » Les témoignages s’assombrissent mais le film réveille sans esbroufe et déstabilise l’indifférence.
Présenté à « Un certain regard » après avoir été primé à Sundance, Precious de l’Africain-Américain Lee Daniels adapté de Push, bouleversant récit de la romancière et poétesse noire américaine Sapphire (Ed. de l’Olivier, 1997), décoiffe ! Precious est une adolescente de 16 ans, démesurément obèse, séropositive, mère d’un trisomique et enceinte de son deuxième enfant, suite aux viols de son père. Cette horreur sociale ne plombe pas le film, qui a suffisamment de légèreté et d’humour pour faire de son héroïne un personnage sympathique et digne. Analphabète, Precious s’inscrit à une école alternative pour se définir un avenir et quitter son foyer où sa mère l’attend à chaque tournant. Gabourey Sidibe s’impose à l’écran en croyant férocement à son rôle : elle symbolise par sa corpulence assumée le retour à la visibilité de toute une communauté à qui l’on a dénié son existence. Comme le héros sans nom de Ralph Ellison dans son seul mais célèbre roman, Invisible Man, Precious arrive à se faire accepter en s’acceptant elle-même. Comme le dit Lee Daniels, « si Precious peut traverser ce qu’elle a traversé, alors on peut tous y arriver ! » Dont acte : quelles plantureuses Precious devront encore s’imposer pour que Cannes rende à l’Afrique sa visibilité ?
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