L’unanimité et l’enthousiasme critique ont porté cette année La Vie d’Adèle chapitre 1 & 2 du réalisateur franco-tunisien Abdellatif Kechiche vers la palme d’or. Quant à Grisgris de Mahamat-Saleh Haroun, lui aussi en compétition officielle mais partant cette fois bredouille alors que son précédent film, Un homme qui crie, avait remporté le prix du jury en 2010, il se retrouvait seul, toutes sélections confondues, à représenter l’Afrique noire au festival de Cannes. Avec l’excellent C’est eux les chiens du Marocain Hicham Lasri dans la sélection ACID, ces trois films de grande qualité faisaient souffler un beau vent d’Afrique sur ce qui reste le plus médiatisé des rendez-vous cinématographiques internationaux.
Cannes reste une fourmilière de rencontres professionnelles et de films disposant de moins de visibilité, mais même l’imposant marché du film qui mobilise toute la journée 34 salles de projection allant de 40 à 268 places n’offrait que bien peu de films d’Afrique. « Les festivals sont importants, notait Mahamat-Saleh Haroun lors de sa conférence de presse : il appartient à chaque cinéaste africain digne de ce nom de donner une visibilité à l’Afrique dans les grands rendez-vous de cinéma, sinon on enterre ce travail. Il ne faut pas rajouter de l’invisibilité au manque de visibilité ».
C’est bien sûr à l’exigence de qualité que fait référence Haroun, car rares sont les films qui atteignent le niveau d’aboutissement nécessaire à une potentielle sélection. La volonté de ne pas marginaliser l’Afrique est commune à tous les comités de sélection et même si les critères peuvent être encore marqués par l’attente de clichés, il n’y a aucun ostracisme envers l’Afrique, bien au contraire.
Il est donc d’autant plus important que les beaux projets de films des jeunes réalisateurs soient soutenus pour atteindre ce degré d’aboutissement, via le travail collectif et les possibilités de financement des coproductions. Un long métrage est complexe et demande un énorme travail sur le scénario et l’esthétique avant même de réunir toutes les conditions de tournage nécessaires à sa bonne réalisation. C’est là que l’initiative maintenant vieille de cinq ans de la Fabrique des cinémas du monde prend tout son sens : nous avons rencontré chaque réalisateur africain ou caribéen sélectionné cette année pour en rendre compte et publierons ces entretiens au fur et à mesure de leurs transcriptions. Il s’agissait de Wanuri Kahiu (Kenya) pour Jambula Tree, de Mohammed Latrèche (Algérie) pour Avant de partir, de Michel K. Zongo (Burkina Faso) pour La Sirère de Faso Fani, de Joël Karekezi (Rwanda) pour la Miséricorde de la jungle et de Pierre Lucson Bellegarde (Haïti) pour Carmen.
Il n’est d’ailleurs pas facile de les soutirer à leurs occupations pour les interviewer : ils ont un emploi du temps tellement chargé qu’ils sont obligés de quitter une rencontre pour se disponibiliser. Cette Fabrique initiée par l’Institut français, l’Organisation internationale de la Francophonie et RFI-France 24 – Monte Carlo Doualiya semble ainsi une magnifique occasion pour six réalisateurs et leurs producteurs de travailler leur projet et de rencontrer de potentiels coproducteurs.
Raoul Peck ayant accepté de parrainer cette année le Pavillon des cinémas du monde, il était logique que leur première rencontre soit consacrée à sa masterclass, animée par le critique Jean-Michel Frodon, à huis-clos au superbe Café des palmes du 4ème étage du Palais.
Nous avions déjà publié la leçon de cinéma que Raoul Peck avait donné à Apt, un texte qu’il avait minutieusement corrigé pour qu’il puisse servir d’archive. Il s’agissait à Cannes d’une rencontre plus professionnelle.
L’Institut français vient de lui consacrer un petit livre en français et en anglais de sa collection Talents, qui comporte la présentation de six de ses films et en introduction un texte de Pascal Bonitzer avec qui il a travaillé le scénario de nombre d’entre eux. Celui-ci conclut par ces mots si justes : « Ce qui fait pour moi la singularité de Raoul Peck, c’est qu’il est peut-être le seul cinéaste d’expression française ayant une inspiration épique. Son histoire personnelle, son ubiquité, sa façon bien à lui de vivre dans plusieurs pays et deux ou trois continents, lui donnent ce souffle à côté de quoi nos petites histoires françaises peuvent paraître si étriquées, cette colère et cette ironie qui traversent ses films, la colère et l’ironie indomptables des opprimés ».
Après avoir insisté sur l’importance du producteur comme interlocuteur permettant de se confronter à un regard différent, Raoul Peck a indiqué que pour écrire un scénario fort de film de cinéma, il faut deux ans de travail : « C’est le temps du mûrissement ». « On souffre quand on ne rencontre pas l’adhésion des autres, a-t-il ajouté, mais il ne faut pas se mentir à soi : les autres ressentent les moments inaccomplis du scénario ». En dix ans d’élaboration, le projet de Lumumba a pu évoluer. « Quand vous écrivez un premier jet, vous avez envie de tout mettre. Il y a un certain défoulement dans ces versions : cela permet de se débarrasser des fantasmes. Trois mois après, on s’aperçoit qu’on n’en a pas besoin. C’est le temps qui donne cette maturité. »
La discipline de travail est également essentielle : « Payé ou non, c’est un métier qui prend jour et nuit. C’est proche du travail à la mine : on pioche au quotidien. Il faut écrire tous les jours, prendre des notes sur tout ce qu’on vit et rencontre. On ne reviendra pas forcément dessus mais cela fait marcher la tête. »
Sur la question du financement, Peck a insisté sur l’évolution actuelle où « les festivals ont pris la place des institutions. » Cela rend les choses plus compliquées, les aides étant plus réduites. Les festivals permettent par contre de créer des réseaux, de rencontrer des gens. « Le travail de producteur en devient d’autant plus important », ajoute-t-il. « Le défi est de garder son indépendance et de ne pas faire des films pour plaire à ceux qui donnent de l’argent. Ce défi est commun à toutes les cinématographies fragiles : il va falloir trouver nos stratégies de survie : financement et distribution ».
La survie, c’est bien ainsi que se pose la question des cinémas d’Afrique à la lumière de ce rendez-vous annuel essentiel de visibilité et d’opportunités professionnelles qu’est le festival de Cannes. Cela se décline en films en gestations qui cherchent à boucler leur financement dans des coproductions, à commencer par les jeunes réalisateurs de la Fabrique des cinémas du monde qui alignent les rendez-vous avec de potentiels producteurs tout en remettant à l’uvre leur scénario pour le rendre plus percutant : plus on est confronté à la nécessité de convaincre et au regard des autres, plus on enrichit et recentre son travail.
Mais la survie, c’est aussi dans les (rares) visions d’Afrique vues à Cannes qu’elle se décline. Premier long métrage de Basil da Cunha, un réalisateur suisse d’origine portugaise né en 1985 et dont les courts métrages avaient déjà été présentés à la Quinzaine des réalisateurs, Après la nuit (Até ver a luz) plonge dans la marge délinquante des immigrés cap-verdiens à Lisbonne en suivant les pas de Sombra, un dealer rasta solitaire à peine sorti de prison qui porte bien son nom. Il se met dans de sales draps avec ses dettes d’argent, et se retrouve pris dans un piège sans issue. Le polar laisse vite la place à une épopée métaphysique, ses seules références étant un iguane qu’il adopte comme un chien et une tante qui le pousse dans les bras d’un guérisseur supposé lui donner la force de s’en tirer mais qui n’a pas le pouvoir de le conduire sur le bon chemin.
En dehors des rafles policières, on ne verra rien du Portugal ou même de Lisbonne, juste des ruines hantées par les altercations en créole cap-verdien de ces loubards sans loi ni morale. La tension est permanente, liée à l’effet de réel qu’apportent des acteurs non-professionnels, le délabrement des décors, une vision plutôt documentaire et la violence du machisme et des rapports humains. Sombra est un loup solitaire à l’avenir incertain qui joue à chaque instant sa survie. A l’image de son iguane, c’est un homme de la nuit qui regarde le monde sans pouvoir y trouver sa place, une nuit interlope dominée par les clairs-obscurs où l’on ne distingue pas bien qui est qui.
Grisgris, le héros du film éponyme de Mahamat-Saleh Haroun, est lui aussi balloté par le destin, à l’image d’une Afrique qui se démène pour survivre dans ce qui reste encore la grande nuit. Sa jambe atrophiée le handicape et sa fuite en avant semblera sans espoir, mais il sait mobiliser ses atouts, à commencer par son extraordinaire capacité à danser malgré sa patte folle et à galvaniser ainsi une audience dans les dancings aux couleurs vives de Ndjamena. Même s’il n’était pas arnaqué par son ami qui détourne une partie de la recette, les quelques billets qu’on lui lâche ne suffiraient de toute façon pas à couvrir les frais que l’hôpital demande pour soigner son père d’adoption. Il lui faudra dès lors se lier à des trafiquants d’essence et plonger lui aussi dans la nuit interlope.
Il n’est pas étonnant que le titre du film soit le surnom du héros : il repose entièrement sur le côté hors du commun de ce personnage attachant. Le fait qu’il n’ait rien d’un acteur professionnel et que son rôle se résume à quelques répliques et à beaucoup de silences renforce l’inspiration documentaire d’un film qui profite des rues mal éclairées de Ndjamena pour renforcer cette vision d’une Afrique interlope, de l’entre-deux, victime de ses propres démons mais aussi sempiternellement enchaînée dans la survie. La fin du film, vision éberluée d’une solidarité à construire, échappe au pessimisme de nombre de constats cinématographiques qui restent autant d’alertes mais risquent aussi de renforcer la désespérance.
Si le film, globalement bien accueilli, en a déçu certains, c’est notamment que sa stylisation revendiquée le détache du programme obligé du « film africain » : s’il est ancré dans le réel, il n’est pas sociologique ; son optimisme romancé ne dispense pas une vision pathétique ; il n’appelle pas seulement à la tolérance pour la différence et la marginalité mais en magnifie l’apport à la société. Au-delà du handicap transfiguré de Grisgris, c’est aussi le métissage de Mimi qui est en soi une ouverture d’esprit. En devenant un couple, Grisgris et Mimi groupent les atouts d’une Afrique qui boîte mais a la détermination de ne pas casser (1) et d’une Afrique qui assume son inscription dans le monde plutôt que de se replier. Ce sont les conditions de l’épanouissement de l’enfant qu’ils éduqueront dans les valeurs de solidarité du village. Car comme dans Un homme qui crie, un enfant est là pour un devenir possible, un enfant que l’on pourra aimer.
La déception n’est cependant pas seulement affaire de clichés. L’utilisation généralisée du français décrédibilise des scènes clefs. Si Souleymane Démé (Grisgris) et Anaïs Monory (Mimi) ont peu de dialogues, leur jeu et leur personnage n’évoluent pas au cours de la fiction, les rendant quelque peu monolithiques malgré leur forte présence. L’éclairage coloré très travaillé de certaines scènes de nuit comme dans les égouts rend peu compte de cet espace interlope que le film voulait mettre en avant. La référence au film de genre pour les scènes d’action est contrecarrée par la volonté de conserver un rythme différent dans cette attention aux êtres et aux choses qui fait la qualité du cinéma de Haroun mais que cette contradiction empêche de prendre sa pleine mesure.
Car le cinéma de Haroun n’est ni émotionnel ni spectaculaire : il prend sans arrêt distance avec ce qui pourrait être du sentiment ou du spectacle, et cherche davantage à saisir l’épaisseur des êtres par le travail du cadre, des perspectives et de la mise en scène. Il n’a jamais poursuivi ce qu’il avait abordé dans son premier film Bye bye Africa, cette caméra portée qui se veut proche de corps en improvisation. Au fur et à mesure d’un scénario très travaillé, il demande à ses sujets d’exprimer ce qu’il veut qu’ils portent plutôt que d’aller l’explorer sans garde-fous, dans l’incertitude de scènes où ils se lâcheraient en confiance. C’est pourtant ce qui arrive dans les plus belles scènes du film, notamment dans celle où Grisgris monte la nuit sur un toit et improvise une danse qui fait de lui un ange de la nuit. Haroun ne fait pas un cinéma froid, ajoutant d’ailleurs à plaisir des décalages comiques qui restaurent de la chaleur, mais un cinéma souverain, qui se donne pour but d’aller à l’essentiel, par volonté politique de communiquer sur les enjeux à l’uvre.
Ce n’est pas une tare en soi, bien au contraire : cela donne des uvres extrêmement fortes, directes dans leur propos, au scalpel dans leur réalisation, susceptibles, comme Grisgris, d’atteindre un large public, en Afrique comme dans le reste du monde. Chez Haroun, tout revient à des idées simples qui tournent autour de la reconquête de la dignité et de l’humanité perdue, dans un contexte mondial où cette dignité n’est toujours pas reconnue. Son problème est de les induire avec subtilité et de restaurer au passage la complexité de la vie, cette complexité que l’on dénie aux peuples marginalisés, justement pour les ramener au centre, en dialogue avec les autres.
Voici à mon sens comment s’explique ce scénario de résistible montée vers la lumière : comment un handicapé plutôt futé séduit puis, face au danger qu’il a provoqué par son arnaque d’un trafiquant d’essence, se colle à une prostituée métisse plutôt ouverte avec qui il ira se réfugier dans un village où les femmes savent résister, et où ils s’ouvriront un avenir en s’acceptant eux-mêmes. C’est donc d’une émancipation qu’il s’agit, libération des carcans et emprises de toutes sortes, enjeu personnel des personnages certes, mais enjeu de tout un continent.
Car l’enjeu est bien de sortir de la grande nuit, expression d’Achille Mbembe pour décrire la période et la pensée coloniales dont il s’agit de se détacher (cf. [critique n°9773]). Au Maroc, la grande nuit fut aussi celle de la répression des dissidents, objet aujourd’hui d’une tentative d’équité et de réconciliation, pour reprendre les termes de la commission créée à cet effet. Avec son deuxième long métrage, Hicham Lasri l’aborde de très originale et cohérente façon. A l’opposé d’Haroun, Lasri introduit le chaos dans tout pour témoigner de l’état du pays autant que de la mémoire meurtrie. Cela donne C’est eux les chiens
, titre en soi provocateur mais qui ne fait que constater l’état des choses. C’est l’histoire d’une cavalcade : une équipe de télévision fait un radio-trottoir sur le printemps arabe mais le journaliste s’intéresse davantage à Majhoul, un personnage fascinant qui sans cesse se dérobe. On apprendra qu’il a été enfermé à la suite des émeutes de la faim de 1981, a croupi en prison une trentaine d’années, resurgit dans l’effervescence politique du pays et cherche maintenant à reconnecter avec sa famille. Il est un fou meurtri, un Ulysse moderne, fantôme amputé du plus gros de sa vie, mais qui ne lâchera pas tant qu’il n’a pas rétabli ce lien qui ne peut être que douloureux.
Cohérent, le film l’est par sa façon d’épouser le chaos ambiant : une caméra portée cherchant sans cesse à rattraper Majhoul qui ne pense qu’à s’échapper, un va et vient permanent entre la caméra de télévision et celle du film qui nous place alternativement en position de témoin et en situation de téléspectateur, un micro qui marche quand il veut alors que c’est la parole qui importe, une Casablanca en travaux et en effervescence, une approche « youtubienne », pour reprendre l’expression du réalisateur, qui saisit le réel sur le vif comme on le ferait avec un téléphone portable
Tout cela semble improvisé mais, si c’est effectivement tourné à l’arrache, tout est en fait très pensé et préparé : un an et demi de travail sur le scénario, en liaison avec Nabil Ayouch qui produit le film ! Quant au montage, c’est également un travail d’orfèvre. Le burlesque dispute avec le tragique pour une relecture de l’Histoire ancrée dans le présent, et le résultat est un cinéma très personnel, original, foncièrement indépendant et en phase avec ce qui bouge dans la société. Les acteurs professionnels se mélangent aux badauds sans qu’on sache plus qui joue et qui ne joue pas. Quant au budget (ricrac), il est réuni sur fonds propres puisque, indépendance oblige mais aussi pour ne pas devoir attendre, aucune aide n’a été demandée aux instances marocaines.
Bien qu’ayant sa tombe au cimetière des martyrs, Majhoul n’est ni héros ni modèle : c’est un personnage contradictoire qui ressuscite et va se révéler peu à peu. Il est sans cesse en mouvement, comme ce qui l’entoure. Seule la radio et la télé desservent un discours figé, si formaté qu’il en devient comique. Car en définitive, c’est de politique que nous parle ce film sans en avoir l’air : de l’état du Maroc à travers les différentes facettes d’une ville, du gouffre persistant de la mémoire des répressions, des espoirs portés par ces jeunes qui perdent une chaussure à la manif.
Abdellatif Kechiche a dédié sa palme d’or à la jeunesse de France mais aussi à la jeunesse tunisienne qui a réalisé la révolution pour vivre librement, s’exprimer librement et aimer librement. En Tunisie où le ministre des Droits de l’homme a récemment déclaré sur un plateau de télévision que l’homosexualité était une perversion sexuelle et une maladie mentale, on imagine mal des projections sereines de La Vie d’Adèle chapitre 1 & 2. Et pourtant, l’homosexualité n’est pas absente du cinéma tunisien récent. Dans Fleur d’oubli (Khochkhach) de Salma Baccar (2006), Zakia se trouve prise dans le piège d’un mariage arrangé avec un homme dont elle va très vite découvrir l’homosexualité. Le Fil de Mehdi Ben Attia l’aborde de front en 2010 tandis que dans Histoires tunisiennes de Nada Mezni Hafaiedh (2011), une femme découvre l’homosexualité de son mari. Dans Always Brando de Ridha Behi (2011), un jeune Tunisien couche avec un acteur américain en espérant qu’il l’invitera en Amérique. En 2012, Mehdi Hmili évoque dans La Nuit de Badr un vieux poète homosexuel qui veut rentrer en Tunisie après la Révolution. Quant à l’amour entre femmes, Nadia El Fani l’avait suggéré dès 2002 dans Bedwin Hacker.
Et pourtant aussi, cette palme d’or fait davantage que des millions de dépliants touristiques pour restaurer une image positive du pays. Car La Vie d’Adèle est unanimement reconnu comme un chef d’uvre. C’est la première fois dans l’histoire du supplément quotidien du Film français à Cannes, revue professionnelle dont chacun scrute de près l’avis de 15 critiques internationaux rassemblés sur une page, que 12 d’entre eux ont attribué la palme à un même film.
Pourquoi une telle unanimité ? Parce que d’un bout à l’autre du film, on reste scotché à l’écran, alors qu’il dure trois heures et que l’art de Kechiche est de pousser à bout ses scènes (et donc ses acteurs) et partant de les étirer en longueur. La Vie d’Adèle est très librement adapté d’une bande dessinée (Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh), mais on trouve déjà dans la BD des plans sur la bouche entr’ouverte d’Adèle (Clémentine dans la BD), les cheveux bleus d’Emma et sa façon de regarder Adèle durant leur première rencontre dans la rue, les regards de côté d’Adèle et sa position un peu paumée en début de film, en recherche, son hésitation entre la honte et le désir.
Comme la BD, La Vie d’Adèle est l’histoire d’une passion et d’une séparation, et couvre une dizaine d’années de la vie de cette Adèle que Kechiche ne s’interdit pas de suivre à nouveau dans d’autres films (d’où le sous-titre chapitre 1 & 2), comme Truffaut avait suivi Antoine Doinel avec son acteur fétiche Jean-Pierre Léaud. De même que dans L’Esquive, il puise chez Marivaux le sens de la liberté et spécialement dans ce récit à la première personne qu’est La Vie de Marianne la détermination et le courage d’assumer le coup de foudre, objet d’un savoureux débat en classe de français sur la perte ou la richesse qu’il entraîne. La grâce du film est de capter ce moment subtil où une adolescente devient femme. Entre le groupe des filles du lycée qui ne cessent de parler des garçons et ses premières expériences amoureuses, Adèle cherche sa voie jusqu’à ce qu’elle croise les cheveux bleus d’Emma, étudiante aux Beaux-Arts. Elle va entrer dans la honte de la découverte de son désir homosexuel et logiquement s’exclure du groupe. Le baiser salvateur d’une camarade de classe résoudra son désarroi en restaurant une normalité qu’Adèle pourra assumer en franchissant le seuil d’un bar lesbien pour retrouver Emma.
Commence alors une relation dont Kechiche ne nous cache rien, jusque dans leurs étreintes et leurs jeux d’amour. Profondément érotique, le film édifie dans sa façon d’aller aussi loin, mais ne nous plonge cependant pas dans la gêne du voyeurisme, tant nous partageons les hésitations et les appréhensions d’Adèle, ses doutes et sa quête d’elle-même. Comme la Marianne de Marivaux, elle cherche à combler un manque que nous connaissons bien. Les scènes d’amour, sans lesquelles le film n’atteindrait pas ce degré de densité, semblent chorégraphiées tant elles sont esthétiques, leur beauté faisant écho aux tableaux et sculptures qu’Emma fait découvrir à Adèle dans les musées. Leur étonnante durée respecte la fuite du temps de toute relation amoureuse. Comme toutes les autres scènes, Kechiche les filme très proche des corps, et les monte en plans rapides et serrés, cette combinaison dynamique permettant au spectateur de partager quasi physiquement le ressenti des personnages.
Il y a du Pialat dans cette façon de mobiliser le spectateur, notamment dans la scène de jalousie entre les deux femmes où Emma explose de violence envers Adèle qui sent le monde s’écrouler quand Emma la jette de chez elle. Comme dans A nos amours (1983), où Maurice Pialat laisse les acteurs faire monter la tension durant leurs altercations, Kechiche dose subtilement écriture et improvisation pour que ses deux actrices aillent au bout de leur rôle. (2) Mais la référence à Pialat serait aussi vraie pour la lumière : Kechiche s’éloigne ainsi d’un réalisme où le parcours des personnages ne tiendrait qu’à la seule psychologie. Sa façon de magnifier la sensualité de ses actrices en les filmant très proche des corps, et notamment de la bouche toujours entr’ouverte d’Adèle, même quand elle dort, passe aussi par leur mise en valeur par la lumière qui va progressivement s’affirmer avec la progression d’Adèle vers son autodétermination. Le premier rendez-vous avec Emma a lieu au grand jour dans un jardin public. Les scènes d’amour ne sont pas tournées en clairs-obscurs mais sont particulièrement lumineuses. Clairement, Kechiche préfère la lumière naturelle, ce qui le pousse à situer par exemple la fête d’anniversaire d’Emma en plein air. Quand un passage est sombre, c’est pour mieux souligner la lumière de la scène suivante. La lumière accompagne ainsi les personnages, ouvre leur intériorité et suit leur parcours.
C’est ainsi que le film affirme dans toute son esthétique la liberté que se choisit Adèle de vivre l’amour et la sexualité comme elle la sent, et c’est ce qui importe pour Kechiche qui n’a d’autre projet que de convier chacun à vivre librement. C’est son militantisme et en quoi son film est politique, véritable manifeste pour l’autodétermination. A cela s’ajoute la conscience sociale d’Adèle, son engagement dans son métier d’institutrice, dimension que soulignait déjà Kechiche dans l’Esquive : son respect pour les vocations anonymes de ces enseignants qui se coltinent dans leur classe les conflits de la société et se battent pour que leurs élèves arrivent à progresser.
Que la passion décrite dans La Vie d’Adèle soit lesbienne renforce le message de liberté. La Vie d’Adèle ne défend rien d’autre. Il n’est d’ailleurs pas sûr que les Lesbiennes et les féministes se retrouvent dans l’agencement des scènes d’amour ou la manière dont la femme est sacralisée dans le film, ce que soulignait Julie Maroh, l’auteur de la bande dessinée, sur son blog, tout en rappelant qu’on assiste à la consécration d’un film où réalisateur et actrices sont hétéros. (3) Mais le cinéma se préoccupe moins d’authenticité que de pertinence du propos et de l’esthétique qui le défend.
Alors même que la France conservatrice défilait encore le même jour contre la loi déjà adoptée instaurant le mariage gay, le jury du festival de Cannes rendait mondialement célèbre cette ode à la liberté. Avant la proclamation des résultats, son président Steven Spielberg appuyait l’exception culturelle comme « le meilleur moyen de préserver la diversité du cinéma ». Haroun, Lasri et Kechiche auront quant à eux, chacun à leur manière, par leur complicité avec leurs acteurs et actrices, par leur sensibilité pour les sursauts de la vie, par la novation de leur regard sur les enjeux du monde contemporain, encouragé cette exigence de lumière qui pourrait être constituante de l’exception africaine.
1. Haroun a signalé à la conférence de presse qu’en raison de son apparence, alors que tous ses papiers et visas étaient en règle, Souleymane Démé a été arrêté au sortir de l’avion à l’aéroport de Bruxelles où il était en transit. Il a été retenu cinq heures avant d’être libéré après que la production du film et le festival soient parvenus à convaincre les policiers belges qu’il s’agissait bien d’un comédien dont le film était présenté à Cannes. Etre Noir est déjà un délit de faciès mais être handicapé en rajoute une couche
2. Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, qui ont reçu conjointement la palme avec le réalisateur, le jury soulignant ainsi à quel point le film est un travail collectif.
3. http://www.juliemaroh.com/2013/05/27/le-bleu-dadele////Article N° : 11520