Cantique de l’acacia : un roman pour figurer le temps qui passe

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Acceptant de me soustraire, pour un temps seulement, à la gageure de n’observer que de loin l’actualité littéraire, je me suis résolu de plonger dans Cantique de l’acacia , le dernier roman de Kossi Efoui, auteur que j’affectionne tout particulièrement.

Quelle ne fut ma surprise de constater que cette lecture me confortait dans une position que certes, j’ai du mal à tenir mais qui prenait tout sens lorsque je parvenais, au bout du volume, sur ces mots : « oiseau de haut vol, oiseau de longue distance, … être sans Histoire mais non sans passé » ; mots qui me rappelaient tout à coup que le premier roman de Kossi a près de vingt ans, que depuis tout ce temps, et bien plus si l’on prend en compte son théâtre, l’auteur de La Polka, roman flamboyant comme un coup de tonnerre dans un ciel clair, creuse, avec la même science du conte, la même souplesse du récit, le sillon d’une prose poétique protéiforme et transcendantale !

Voici donc près de vingt ans et bien plus, que Kossi Efoui s’adonne à cette écriture spiralaire, qui se retourne sur elle-même en remous, tel un fleuve en crue, déposant à chaque passage des alluvions, venus de loin, se purifiant tout du long et gardant les stigmates du trajet ; obsessionnelle et entêtée qui cherche à saisir un langage qu’elle sait fuyant, se dérobant à chaque fois, volatile, pour servir un terme « efouyen ».

Cantique de l’acacia est le tout Kossi condensé : rien n’y est que l’on n’ait déjà rencontré sous une forme ou une autre. Ni la méfiance dans les mots, ni l’envol des oiseaux, ni la défaite du langage, ni les voix des chiens, ni l’invisible, ni ces enfants précipités non pas dans l’âge adulte mais dans le stade d’autonomie précaire, ni les foules étourdies en migration, ni la mère courage, ni l’aventurier, ni les catastrophes en suspens, ni la rumba, ni le délitement des mots, de la langue, ni la photo, ni le blues, ni… ces mots détachés volant en toute liberté et circulant seuls, se déplaçant de bouche en objet, d’animal en esprit en quête d’échappatoire et retombant dans la formule, forme ultime d’injonction et d’enfermement.

Cantique d’acacia se dresse sur l’oralité celle du chant, celle du conte, celle de la poésie d’un pied et s’appuie sur une tradition d’écriture fine, peu bavarde qui confine à l’indétermination. Toute la création littéraire de Kossi Efoui semble être le contraire de la création, si l’on entend par ce mot la différentiation, la discrimination comme nous en avons l’exemple dans la Genèse où l’acte créateur passe par l’établissement des zones franches, définies et reconnaissables : le jour de la nuit, les eaux des terres, etc. Ici, comme ailleurs, rien de tel, tout est voué à la fête des images qui se choquent, se télescopent sans se contredire à l’image de ce passé sans Histoire, existant mais imperceptible, ou l’inverse. En réintégrant l’invisible dans sa partition, l’écrivain précipite le récit dans les zones où l’incertitude se fait loi et où la norme perd pied ; il ouvre ou plutôt élargit la vraisemblance, accomplissant ainsi la suprême mission de la poésie.

Dès lors, le roman, si ce mot peut s’appliquer à ce livre, se dérobe à l’exigence d’une histoire, il devient tremplin ou plutôt plate forme qui expose des fragments pris au vol, des taches incrustées dans les mémoires successives qui investissent l’acte de transmettre, en aparté, par délégation, par des motifs tantôt répétitifs, tantôt inégaux mais qui trouvent leur complétude dans leur fragilité. En effet quoi de plus incertain qu’une parole qui n’advient pas ? Et dans le cas où elle adviendrait, quoi de plus incertain qu’une parole qui n’avance guerre et qui butte dans une psalmodie, dans un ânonnement poussif et sans effet ? Combien de reniements il faudrait à la fille ou à celle qui lui prête un corps pour que ses mots prennent sens ? Quelle quantité de questions est-il nécessaire pour soutirer un nom à un être miraculé entre la vie et la mort ? Jusqu’où faut-il marteler, invoquer le souvenir pour faire encore briller l’œil d’un vieillard diminué ?

Depuis La Polka vingt années se sont écoulées, tout s’est amoindri. L’histoire en premier qui s’est élimées, elle garde une prestance comme ce vieux militaire dont le corps flanche en préservant la discipline et la rigidité ; comme ce danseur en déclin dont le mouvement est encore grâce et élégance. Mais peut-être est-ce dans ce dépouillement que se révèle la poésie, celle qui ne triche pas, celle qui arrive sans fards ni artifices. Elle explose dans sa lumière claire, éblouissante, fringante comme le bleus. Ce « matériau pauvre » qui enrichit et se transfigure à sa guise mais qui n’est jamais aussi authentique que lorsqu’il s’affiche nu, dans sa ruralité, essentiel, au sens plein du terme.

 

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