L’écrivain Emmanuel Dongala et le dramaturge Julien Mabiala Bassila ont participé à une rencontre avec les élèves du lycée Chaminade à Brazzaville. Un retour au pays pour les deux auteurs, qui ont répondu volontiers aux questionnements détonants de la soixantaine de jeunes triés sur le volet. Reportage.
Entre un réveil autour d’une table ronde sur le « roman africain en pleine mutation » au jardin du Palais des Congrès, la matinale délocalisée de France inter ou une rencontre avec les lycéens, il fallait choisir ce matin parmi les propositions de la première matinée du festival Les Étonnants voyageurs. Installé à Brazzaville pour quelques jours, il ne propose pas moins de 120 rencontres. De quoi alimenter les propos de la petite centaine de journaliste français – parisiens – dépêchés pour l’occasion. Alors ce jeudi 14 février 2013, pour Africultures, j’ai choisi d’accompagner l’écrivain Emmanuel Dongala et le dramaturge Julien Mabiala Bissila dans un lycée : le lycée Chaminade au cur de Brazzaville. Pour les deux auteurs il s’agit de transmettre un témoignage dans leur pays, dans leur ville, et même dans le lycée de son adolescence pour Julien Mabiala Bissila. En effet quelques années auparavant, il arpentait ces mêmes bancs et bâtiments et faisait partie de la troupe de théâtre montée chaque année par Jacques Nkeoua, ancien professeur de français, actuellement chargé de projets culturels. Un personnage présent dans la classe, animé par la littérature, passionné par la transmission, qui semble inspirer profondément la verve créatrice de ces jeunes élèves, à qui Julien Mabiala Bissila clame « nous sommes tous poètes » !
C’est d’ailleurs par la poésie que les auteurs sont accueillis. Une jeune femme se lève et déclame à leur direction un texte, écrit par Jacques Nkeoua, intitulé L’odyssée des cerveaux sans frontières dont voici un extrait :
Devant cette réalité qui ne l’est qu’en apparence
Les yeux des profanes voient un soleil marchant
Marchant prodigieusement et infatigablement sur un firmament azuré et parfois gris
Tandis que le cerveau des connaisseurs
À l’instar de celui de Galilée ou de Copernic scrute
Un astre agressif lumineux et sédentaire
Surplombant une terre mobile à la santé de la lune
À la cadence des êtres visibles et invisibles qu’elle abrite
Sans qu’ils n’aient des tournis
C’est ça l’étonnante réalité littéraire
Laquelle laisse pantois
Quiconque veut la domestiquer
Vient ensuite le temps du dialogue avec l’écrivain Emmanuel Dongala dont plusieurs élèves brandissent le livre Photo de groupe au bord du fleuve, publié en 2010. L’auteur tente de mettre les élèves à l’aise pour casser avec un formalisme pompeux hérité selon lui de la période communiste du pays. Un formalisme qui restera tout au long de la rencontre dans la manière qu’auront les élèves de s’adresser aux auteurs mais qui n’empêchera pas l’insolence et la franchise des questions. « Comment vous êtes-vous mis dans la peau d’une femme ? », « Êtes-vous un écrivain engagé ? », « Pensez-vous mériter vos prix littéraires ? », « Ne pensez-vous pas que dans la société la femme est tout de même plus fainéante et assise que l’homme ? ». Autant d’interrogations franches destinées à celui qui donne la parole aux femmes du fleuve dans le livre Photo de groupe au bord du fleuve, qui fait émerger des figures féminines combatives face aux injustices. Et puis ces questions habituelles : « mais pourquoi et comment êtes-vous devenus écrivain ? » Et Emmanuel Dongala de rétorquer avec insistance : « Ne vous méprenez pas sur la soi disant’inspiration’. Elle n’est que 10 % de la réalité de l’écrivain. 90 % c’est le travail. Comme disent les Anglais :10 % inspiration, 90 % transpiration ». Et d’ajouter : « il faut avoir envie de raconter des histoires et aussi lire, beaucoup lire ». Quant à l’engagement, il tient à se démarquer de la période de la littérature africaine de langue française où les auteurs « devaient s’engager contre la colonisation », citant dès lors Césaire, Gontran-Damas, Mongo Beti. « Je n’écris pas pour un engagement. Mais quand quelque chose me touche je m’engage à l’écrire », explicite l’auteur. Il rappelle alors aux élèves qu’une fois son dernier livre publié, la ministre des Droits des femmes du Congo a été à la rencontre des femmes du bord du fleuve : « le livre leur a donné une visibilité ». Des femmes qu’il a croisées et rencontré dans cette ville, non loin de ce lycée, peu après la guerre civile de 1997. Des femmes qui l’ont touché. À qui il voulait rendre hommage. « Mais croyez-vous à l’émergence d’une littérature africaine ? », lui demande un lycéen de terminal. Dongala, pensif, met quelques instants avant de répondre : « Rappelez-vous ces deux jeunes adolescents Guinéens, morts dans les soutes d’un avion en voulant venir en Europe. Ils avaient dans leur poche une lettre adressée aux dirigeants européens. Leur imaginaire, c’était l’Europe. Il n’avait pas d’autres imaginaires. Il faut désormais donner à penser, à rêver ici, en Afrique. C’est à partir du local que tu touches à l’universel et non l’inverse. Des Allemandes, des Françaises se sont reconnues dans mon livre. Et pourtant j’emploie des prénoms congolais, des lieux congolais. Mais il y a une réalité humaine. »
Une réalité humaine qui part du Congo. C’est la même chose pour le dramaturge Julien Mabiala Bissila. Peu d’élèves ont pu avoir accès à son uvre mais certains, grâce à Jacques Nkeoua, ont tout de même pu lui poser quelques questions, notamment sur son parcours d’auteur. « Je suis venu à l’écriture par la guerre. Au sortir de la guerre, je suis revenu au pays pour revoir mon meilleur ami. Tout le monde me disait qu’il était mort. Sa famille m’a confié, en secret, qu’il était caché dans un petit village car c’était un rescapé dans l’affaire des disparus du Beach, qu’il devait taire son nom et se cacher. J’ai été le voir. Il était méconnaissable, blessé. Il n’avait plus de vie. Il ne pouvait plus voir ses proches ni garder son nom. Quand je suis rentré, le soir, j’ai commencé à écrire. Pour lui. Pour moi en fait ».
Au terme de cet échange de deux heures, une poignée d’élèves s’est levée pour interpréter une pièce de théâtre puis lire deux poèmes (en écoute bientôt sur ce site). Un cadeau aux auteurs du pays, de passage cette fois parmi eux. Une fois la salle évacuée, les élèves se dispersent. Certains sortent les téléphones portables. Je reconnais le rap de Booba dans l’un d’eux au milieu d’un petit groupe de garçons. Ils discutent du « clash ». Le fameux clash entre Booba et La Fouine n’a pas de frontières
Nous sommes bien au cur de l’interrogation des Étonnants Voyageurs : « la culture-monde ».
///Article N° : 11309