Carthage 2004 : les voies du renouveau

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Le palmarès des JCC 2004 témoigne de la renaissance et du renouveau de certaines cinématographies africaines.

C’était la fête. Non seulement parce que pour leur vingtième édition, les Journées cinématographiques de Carthage ont mis le paquet : ouverture majestueuse, personnalités, publication exceptionnelle rappelant en photos les souvenirs de 40 ans d’un festival résolument continental. Mais aussi et surtout parce qu’elles ont gardé leur attrait qui remplit les salles du centre de Tunis, avec plus de 300 000 tickets vendus, le succès frisant l’émeute pour les films égyptiens et bien sûr tunisiens.
Un festival populaire
Qui oserait encore dire que le cinéma n’attire plus son public ? Etonnante mobilisation d’un Tunis populaire, souvent imberbe au français et à qui les présentateurs et réalisateurs ne s’adressent qu’en arabe au grand dam des participants internationaux. Un public sensible et fidèle à l’événement médiatisé, à l’émulation d’un festival qui place la Tunisie dans le peloton de tête des pays moteurs du cinéma, au moindre coût des billets (1,5 dinar cette année contre 1 dinar précédemment mais quand même moins cher que les 2,5 ou 3 dinars habituels – 1 dinar = 0,7 euro environ) et à la possibilité de voir avant les autres ces films qui font les conversations, et notamment ce cinéma tunisien qui tente un regard critique sur sa société, alors que la plupart des médias distillent en période électorale une lénifiante langue de bois seulement contrecarrée par les blagues colportées de cours d’écoles en cafés.
On se presse donc, au sens propre du terme, pour entrer au Mondial ou à l’ABC, au Rio ou au Palace, au Colisée ou au 7ème art et au Parnasse, toutes ces salles du centre-ville tunisien, quartier des bureaux plutôt déserté le soir en temps normal, loin des centres de vie d’une ville qui s’étend plus que jamais. C’est dans cet anachronisme géographique hérité du passé qu’on place souvent la cause de la désaffection du cinéma en dehors de la fièvre des JCC, y compris pour les films tunisiens qui ont du mal à trouver leur public. Mais est-ce la vraie raison ? Comme partout, le cinéma se diffuse aussi en vidéo/dvd ou à la télé (les paraboles marchent à plein en Tunisie et les programmes des chaînes françaises tiennent le même espace que les tunisiennes dans les journaux). Comme partout, ce n’est pas la demande d’images qui diminue ni sa consommation mais le nombre d’entrées dans des salles qui n’ont pas évolué, souvent surdimensionnées et pas assez modernisées. Aller au cinéma devient une véritable sortie, plus exceptionnelle qu’habituelle, où l’on est prêt à dépenser pour sa belle ou entre amis non seulement le coût du billet mais aussi celui des a-côtés qui feront de la soirée un souvenir.
Les gueules s’allongent en dévoilant les chiffres de fermetures de salles, qui ne sont plus que 32 en Tunisie aujourd’hui contre 78 en 1994 et 280 autrefois. On en appelle au multiplexe qui sait distiller pour les jeunes tous les ingrédients nécessaires, mais est-on bien conscient que ce sont eux qui dans leur logique mercantile tuent un peu partout le cinéma différent, et notamment le cinéma national, en misant sur les Blockbusters américains mais aussi sur des films semi-commerciaux, faisant ainsi une rude concurrence aux salles engagées qui en ont besoin pour se rentabiliser ? En attendant, des directeurs de salles s’arrachent les cheveux en ne voyant pas le résultat en termes d’entrées des investissements réalisés pour renouveler les fauteuils ou le système de son. En Tunisie comme ailleurs, le cinéma se demande sur quel pied danser face à l’individualisation de la consommation d’images qui se resserre avec la vidéo et la télé sur la sphère privée, face au piratage qui gâche l’effet événementiel des sorties et menace la rentabilité, face à la révolution numérique qui annonce des changements radicaux que l’on ne sait comment et à quelle vitesse enclencher.
Un cinéma tunisien qui se cherche
Pour l’heure encore, la salle se déchaîne en rires et applaudissements en regardant Visa, où Ibrahim Letaïef imagine que l’immigration en France doit passer par une dictée. Mais en dehors de cet excellent et drôlissime court métrage qui remporte le Tanit d’or, la Tunisie était absente du palmarès si ce n’est un prix du second rôle masculin pour Fathi Haddaoui, davantage hommage à un acteur très célèbre dans le pays que récompense pour sa prestation dans Noce d’été (Bab El Aarch) de Mokhtar Ladjimi. La mention spéciale du jury à ce premier film a été huée lors de la remise des prix, signe du malaise qui traverse le cinéma tunisien. Etait-ce parce que le film qui raconte la révolte d’un journaliste est engagé et que Ladjimi s’est écrié « Vive la liberté d’expression » au micro ou bien en raison des faiblesses cinématographiques d’un film d’ailleurs éreinté par la presse locale ?
Alors que l’autre film tunisien en compétition, Parole d’hommes de Moez Kamoun, destinée tragi-comique de trois amis qui ne pourront échapper au jeu des tromperies, n’éveillait pas des commentaires plus élogieux, Le Prince de Mohamed Zran, seulement retenu pour le panorama, retenait davantage l’attention : à la fois peinture sociale engagée et thriller amoureux, cet Omar Gatlato réactualisé en appel à se bouger à la jeunesse tunisienne retrouve les accents de sincérité de Essaïda, le premier succès de Zran.
Avec des premiers films encore fragiles en compétition, le cinéma tunisien semble en renouvellement de génération. Plombés par la volonté de dire et encore balbutiants dans l’art de manier la métaphore, ces produits très parlés à l’image souvent bien plate s’apparentent davantage au téléfilm engagé qu’au cinéma, malgré leur hommage appuyé aux illustres prédécesseurs. On y sent le désir de témoigner de la sclérose de la société mais aussi de l’envie d’expression de ses forces vives. Toute la difficulté est de trouver le langage fictionnel pouvant faire de cette tension une émotion mobilisatrice. La simple dénonciation reste inopérante et ces films ont du mal à s’élever vers de nouvelles formes métaphoriques qui renouvellent le langage du corps qu’avait magnifié notamment Bouzid.
Les conditions du renouveau
Les corps, l’Egyptien Ossama Fawzy s’en sert beaucoup dans J’aime le cinéma pour bousculer, au sein d’une communauté tournant sur elle-même que l’on comprend être à l’image de l’Egypte elle-même, le conservatisme rampant. Le décalage et l’humour y sont érigés en règles pour réintroduire le cinéma dans la vie. Le jury a rencontré le choix du public par deux prix du scénario et de la photographie, largement applaudis lors de la cérémonie de clôture.
Le Tanit d’or réservé au cinéma marocain à travers A Casablanca, les anges ne volent pas de Mohamed Asli, déjà sélectionné à Cannes et primé un peu partout, n’est pas neutre de la part du jury : cette cinématographie réalise aujourd’hui un double rêve, celui de la liberté d’expression et d’une aide conséquente de l’Etat à la production permettant à une production importante d’exister. La présence de Noureddine Saïl à la tête du Centre du cinéma marocain est à cet égard saluée par toute la profession. Le très beau et profond Tanger, le rêve des brûleurs de Leïla Kilani, récompensé par le prix de la meilleure œuvre de long métrage de la sélection vidéo, témoigne de ce dynamique renouveau.
C’est aussi de renaissance qu’on peut parler pour le cinéma angolais, présent avec deux longs métrages dans la compétition carthaginoise : Dans la ville vide de Maria Joao Ganga et Un héros de Zézé Gamboa. Ce dernier a remporté le prix bien mérité de la première œuvre pour sa capacité à suggérer sans misérabilisme le quotidien d’un pays ravagé par la guerre.
Et n’est-ce pas aussi en Afrique du Sud qu’un cinéma enfin ouvert aux Noirs s’affirme en de magnifiques introspections ? Ovationné par tout le festival, Lettre d’amour zoulou, le deuxième long métrage de Ramadan Suleman s’est imposé pour le Tanit d’argent. Car c’est dans l’intime que le cinéma trouve son rôle, dans sa façon d’éclairer chez les individus les limites des affirmations ou volontés politiques, de les mesurer au vécu des populations. Pour preuve le prix spécial du jury attribué à la Libanaise Danielle Arbid pour Dans les champs de bataille, qui avait remporté le grand prix de la Biennale des films arabes à Paris après sa sélection à Cannes : jalousie et désir sont à la fois moteurs et révélateurs de l’état d’une société.
Evénement critique
Eclairer : c’est bien le rôle de la critique cinématographique qui se doit d’accompagner les films, non dans la complaisance mais dans l’analyse et la réflexion. Pour remédier à son faible développement et son absence de visibilité internationale, les JCC ont soutenu la tenue d’une réunion constitutive d’un réseau qui s’est transformé lors des réunions tunisiennes en Fédération africaine de la critique cinématographique (FACC), événement d’autant plus marquant qu’un travail commun est programmé qui sera lisible sur le site www.africine.org où l’on peut déjà lire les textes fondateurs.
Organisées par l’entreprenante Association tunisienne pour la promotion de la critique de cinéma (ATPCC), les réunions quotidiennes de ces délégués venus d’Algérie, du Burkina Faso, du Cameroun, d’Egypte, de France, du Maroc, du Sénégal et bien sûr de Tunisie ont eu lieu au siège de la Fédération tunisienne des ciné-clubs (FTCC), locaux qui sentent l’engagement et la passion du cinéma, conférant aux réunions une odeur historique. Elles ont été très constructives pour jeter les bases d’une nouvelle dynamique apte à mobiliser les journalistes culturels du Continent pour une émulation commune vers davantage d’échanges, de réflexion, de production de contenus et de formation.
Une médiatisation du cinéma qui favorise ainsi la cinéphilie peut aider ces cinémas différents que sont les films africains à mieux rencontrer leur public et contribuer à l’évolution de leurs sociétés. Il n’est pas neutre que cette fédération soit née aux JCC et avec leur appui : depuis 40 ans, dans la foulée de Tahar Cheriaa et des précurseurs, ce festival contribue à la reconnaissance et au renouveau des cinémas africains et arabes.
 

Lire les critiques des films cités en articles liés.

Palmarès Carthage 2004 :
Longs métrages
 
Tanit d’or :
 » A Casablanca, les anges ne volent pas  » – Mohamed Asli (Maroc)
 
Tanit d’argent :
 » Lettre d’amour zoulou  » – Ramadan Suleman (Afrique du Sud)
 
Tanit de bronze :
 » Visions chimériques  » – Waha Erraheb (Syrie)
 
Prix spécial du jury :
 » Dans les champs de bataille  » – Danielle Arbid (Liban)
 
Prix de la première œuvre :
 » Un héros  » – Zézé Gamboa (Angola)
 
Prix d’interprétation du meilleur comédien :
Sami Kaftan  » Zaman, l’homme des roseaux  » (Irak)
 
Prix d’interprétation de la meilleure comédienne :
Rokhaya Niang  » Madame Brouette  » (Sénégal)
 
Prix du second rôle masculin :
Fathi Haddaoui  » Noce d’été  » (Tunisie)
 
Prix du second rôle féminin :
Julia Kassar  » La ceinture de feu  » (Liban)
 
Prix du meilleur scénario :
Hani Faouzi  » J’aime le cinéma  » (Egypte)
 
Prix de la meilleure photographie :
Tarek El-Telesmany  » J’aime le cinéma  » (Egypte)
 
Mentions spéciales du jury :
–  » Noce d’été  » – Mokhtar Ladjimi (Tunisie)
–  » La chambre noire  » – Hassen Benjelloun (Maroc)
–  » Au neuvième mois  » – Ali Nassar (Palestine)
 
Courts métrages
 
Tanit d’or :
 » Visa  » – Ibrahim Letaïef (Tunisie)
 
Tanit d’argent :
 » Mardi 29 février  » – Gehan El Assar (Egypte)
Tanit de bronze :
 » Le sifflet  » – As Thiam (Sénégal)
 
Mention spécial du jury :
 » La danse éternelle  » – Hiam Abbès (Palestine)
 
Vidéo
 
Prix de la meilleure œuvre de long métrage :
 » Tanger, le rêve des brûleurs  » de Leïla Kilani (Maroc)
 
Prix de la meilleure œuvre de court métrage :
 » Berlin-Beirut  » de Myrna Maakaron (Liban)
 
Prix spécial du jury décerné au long métrage :
 » Ford Transit  » de Hani Abu Ass’âd (Palestine)
 
Prix spécial du jury décerné au court métrage :
 » Les feux  » de Pierre Salloum (Liban)
 
Mentions spéciales longs métrages :
 
–  » Aliénations  » de Malek Ben Smaïl (Algérie)
–  » La Dame du palais  » de Samir Habchi (Liban)
–  » Soraïda, une femme de Palestine  » de Tahani Rached (Egypte)
–  » Traces, empreintes de femmes  » de Katy Lena N’diaye (Burkina-Faso)
 
Mentions spéciales courts métrages :
–  » Poupées de sucre de Nabeul  » de Anis Lassoued (Tunisie)
–  » Le jugement  » de Majdi Lahdhiri (Tunisie)
–  » Jahwara  » de Hani Al Shaïbani (Emirats Arabes Units)
–  » La visiteuse du soir  » de Ghassan Abdallah (Syrie)///Article N° : 3573

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Les images de l'article
Suleman Ramadan reçoit le Tanit d'argent © O.B.
Zézé Gamboa reçoit le prix COE des mains d'Alessandra Speziale © O.B.
Omar Khlifi, premier réalisateur tunisien avec L'Aube (1966) reçoit un hommage du festival des mains du ministre de la Culture © O.B.
Ibrahim Letaïef entre le ministre de la Culture et Tarek Ben Ammar © O.B.
Mustapha Adouani, acteur tunisien, reçoit un hommage du festival des mains du ministre de la Culture © O.B.
Les critiques rassemblés pour le débat sur la critique ! © O.B.
Les critiques délégués du réseau Africiné se réunissent au siège de la Fédération tunisienne des ciné-clubs © O.B.
Le bureau élu de la Fédération africaine de la critique cinématographique © O.B.
La sortie du Colisée © O.B.
Mouna Noureddine, actrice tunisienne, directrice de la troupe municipale de Tunis, reçoit un hommage du festival © O.B.
Rokhaya Niang reçoit son prix © O.B.





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