Sélectionné à la Fabrique des cinémas du monde du festival de Cannes 2013, Jambula Tree, le projet de long métrage de la réalisatrice kenyane Wanuri Kahiu, porte sur une relation amoureuse entre deux femmes, qui devront choisir entre l’amour et la sécurité.
Comment est-ce pour vous d’être membre de la Fabrique des cinémas du monde cette année à Cannes ?
C’est un tel honneur de revenir ainsi au Pavillon des Cinémas du monde ! C’est un privilège car je ne pensais pas être à nouveau invitée. Cette fois, le programme est nettement plus centré sur les projets qu’avant, avec une grande attention portée sur le développement des projets et les contacts pour trouver des coproducteurs et des agents, voire même des résidences d’écriture.
Etes-vous suivie par des professionnels talentueux ?
Oui, dans différents domaines : producteurs, agents commerciaux, distributeurs à qui il faut présenter le projet de film. Cela permet de voir si le scénario tient la route. Et nous avons eu l’honneur d’avoir une longue rencontre avec Raoul Peck, le parrain de la Fabrique cette année. Il a étudié les projets et nous a donné des conseils pour les améliorer. C’était super. Avec les professionnels, nous avons pu échanger pour savoir si le projet avait une valeur commerciale ou pas, s’il tenait debout, etc., alors qu’on démarre souvent un projet sans savoir car on est complètement isolés. Nous avons rencontré des gens qui nous donnaient ce retour et qui étaient potentiellement intéressés à travailler avec nous pour développer notre projet : nous n’avons pas ça au Kenya !
Votre producteur est Steven Markovitz en Afrique du Sud. Pourquoi n’avoir pas choisi un producteur kenyan ?
Steven avait produit Pumzi, mon premier court métrage. Après cela, je voulais vraiment travailler encore avec lui et je me souviens que nous trouvant à Berlin au festival, je lui ai demandé et il a accepté. C’était une bénédiction de pouvoir ainsi poursuivre notre relation professionnelle qui a comporté de nombreux projets durant ces quelques années. En outre, je pense que deux personnes de deux pays différents rendent un projet plus fort car il ne s’agit pas seulement de le faire : il est important de développer l’industrie du cinéma sur le continent. Avoir quelqu’un comme Steven qui croit à mon projet est un cadeau du ciel !
Vous produisez des films d’une part, en réalisez d’autre part. N’est-il pas difficile de porter ainsi deux chapeaux ?
En fait, je n’ai produit qu’un court métrage dans la série African Metropolis : Homecoming, de Jim Chuchu. Je crois qu’il a un talent immense. Bien peu de réalisateurs peuvent suffisamment développer leurs projets. Jim veut continuer à faire des films. C’est un privilège de pouvoir l’aider, mais ma passion reste d’écrire et de réaliser des films.
Dans ce film, vous traitez d’un sujet délicat : l’amour entre deux femmes. Pourquoi avoir choisi ce sujet ?
Quand Steven Markovitz m’a dit qu’il aimerait qu’on travaille ensemble, nous avons décidé d’adapter une nouvelle et avons choisi Jambula Tree qui avait reçu le prix Caine pour les nouvelles en 2007. Ma préoccupation première était de trouver une histoire d’amour. C’est ce que je voulais faire. Lorsque j’ai découvert Jambula Tree, j’ai voulu raconter cette histoire, convaincue par la teneur du texte et ses nuances, l’amour profond qui reliait les personnages. C’est certes un sujet tabou, deux filles tombant amoureuses l’une de l’autre dans un pays où cela est interdit par la loi, mais il était important pour moi de raconter une histoire d’amour parce que c’est de cela qu’il s’agit : comme un vrai amour peut triompher de tout. Et je crois pour l’avoir vérifié dans de nombreux moments de ma vie que la chose la plus courageuse que l’on peut faire est de choisir l’amour vrai. Et cela demande une aptitude particulière de choisir un amour difficile plutôt que la norme.
D’autres films ont-ils été faits sur le sujet au Kenya ou en Afrique australe ?
Quelques documentaires ont été faits, spécialement en Ouganda où on peut être condamné à perpétuité ou à mort. Mais c’est le premier long métrage de fiction sur un amour entre deux femmes qui sera fait au Kenya.
Quelle est la situation au Kenya ?
Au Kenya, pour une telle relation, une cour pénale peut vous condamnez jusqu’à 14 ans de prison. La pression culturelle et sociale est énorme, ce qui est absurde. Je me souviens avoir vu un débat il y a quelques années sur le fait de savoir si l’homosexualité est africaine ou européenne. Quelqu’un a eu un argument de poids, en disant que l’homosexualité n’est pas non-africaine mais que ce qui est non-africain, c’est l’homophobie. Car si nous admettons que l’Afrique est bâtie sur l’éthique de l’ubuntu, l’homophobie est contre l’idée de communauté puisqu’elle en ostracise des membres. Elle ne fait partie de l’éthique africaine.
Y a-t-il au Kenya des organisations actives sur ces sujets ?
Oui, un certain nombre, qui agissent pour les droits sexuels et les droits humains. Il y a une association des homosexuels et des lesbiennes. Même si elles n’ont pas l’espace qu’elles méritent, elles arrivent à alimenter le débat. Ce sera un des apports du film de contribuer à cette ouverture, que ce débat puisse avoir lieu.
Travaillez-vous avec ces organisations pour le film ?
C’est trop tôt car le film n’a pas encore été tourné. Il nous faut protéger le projet avant le tournage. Ensuite, nous pourrons impliquer les acteurs de terrain. Ils pourront utiliser le film comme une base pour débattre et sensibiliser les gens sur les problèmes auxquels est confrontée la communauté homosexuelle.
Mais vous ne souhaitez pas les associer à l’écriture du scénario ?
Non, je préfère travailler seule car c’est un film très personnel, car il traite d’un amour tabou, d’un amour difficile. Je veux pouvoir dire cette histoire personnellement, avant de devoir tenir compte des influences de trop de voix qui vont dire ce que cela devrait être où comment cela devrait être dit. Je préfère garder cela dans l’intimité, pour que cela reste authentique. Une fois le film terminé, il aura sa vie et les gens pourront l’interpréter comme bon leur chante.
Quelle en sera la réception au Kenya ou dans d’autres pays ?
Je pense qu’au Kenya, ce sera difficile. Je suppose qu’il faudra faire le film et voir ce qu’en dira le bureau de censure, si les gens le défendent ou non. Chaque année, nous avons les « monologues du vagin » dont certains sont sur des amours entre femmes. Il est frappant que ce sont les plus appréciés. Cela dépend aussi des classes sociales : la communauté homosexuelle et lesbienne est très attaquée dans les milieux ouvriers.
Est-ce que vous voulez seulement axer votre film sur une histoire d’amour ou bien y ajouter la question des droits ?
L’histoire est potentiellement universelle mais je veux me concentrer sur l’histoire d’amour. Dans le livre, même les filles elles-mêmes ne pensaient pas qu’elles pourraient tomber ainsi amoureuses l’une de l’autre. Elles en étaient surprises. Je ne crois pas qu’au départ, elles auraient dit qu’elles étaient lesbiennes. Elles sont juste tombées amoureuses d’une autre femme. Cela les a ensuite obligées à définir qui elles sont et ce qu’elles sont. Mais elles voulaient juste mener une vie normale. Je veux donc que le film soit une histoire d’amour normale et que je veux que les gens l’appréhendent ainsi. Et je veux que les gens voient combien il est difficile de choisir un amour difficile, que ce soit entre deux femmes ou entre deux hommes, ou bien entre deux races ou deux religions. C’est un combat, un défi. Le héros est une personne qui est capable de choisir un amour difficile.
Dans certaines sociétés, les homosexuels remplissent un certain rôle dans la société. Est-ce le cas au Kenya ?
Non, pas au Kenya. Il n’y a pas d’espace pour cela. Pourtant, traditionnellement, certaines coutumes d’initiation à l’âge adulte permettaient des pratiques sexuelles permettant d’explorer sa sexualité sans perdre sa virginité. Mais avec la chrétienté, les coutumes ont changé et les valeurs sur lesquelles s’appuyaient ces coutumes n’ont plus été reconnues.
Quelle place tenez-vous dans le nouveau cinéma Kenyan ?
La communauté des réalisateurs a grandi en force au Kenya. Ceux que je connais me soutiennent beaucoup et je soutiens également leur travail. Il nous faut nous soutenir. Je suis fière d’être intégrée à cette communauté car l’industrie est trop petite pour que nous nous marchions les uns sur les autres. Avec un ou deux longs métrages par an, on ne peut se mettre en concurrence.
Y a-t-il une école de cinéma au Kenya ?
Cela démarre juste et on ne peut pas encore l’appeler école de cinéma. Ils travaillent sur des documentaires et des shows télévisuels, en formant des techniciens. Cela prendra du temps pour former des artistes qui développent une voix proprement artistique, que l’on soit réalisateur ou ingénieur du son.
Mais vous avez un festival de cinéma.
Oui, il dure deux semaines et montre 150 films. Il nous faudrait un festival moins ambitieux et plus centré qui puisse contribuer à créer un secteur qui trouve peu à peu son marché.
Et qu’en est-il de la critique ?
Un ou deux critiques ont une voix qui porte. C’est déjà un aboutissement que des films sortent. Les gens apprécient le simple fait qu’ils existent et ne se préoccupent pas trop de débattre sur le film et son histoire. Mais on y arrivera quand davantage de films se feront !
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