« Ce qui subsiste après que tout a été détruit »

Entretien de Virginie Andriamirado avec Ndary Lô

Paris, avril 2006
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Il y a deux ans, lors de la biennale d’art contemporain à Dakar, le sculpteur sénégalais Ndary Lô présentait une installation qui investissait la célèbre Maison des esclaves sur l’île de Gorée. À travers cette œuvre intitulée Retours, l’artiste proposait un parcours de réflexion et de recueillement en hommage aux victimes de l’esclavage. Ndary Lô revient sur ce travail liant « passé, présent et futur ».

Des échelles de chaînes auxquelles s’accrochent de petites figurines de fer, corps d’hommes et de femmes en métal sculpté, en mouvement dans un parcours labyrinthique qui n’a d’autre issue que la mort. Le sol, les murs sont jalonnés d’ossements traçant un chemin d’éternité au sombre présage. Les corps grimpent, rampent, s’agglutinent, tentant une ultime ascension sur des échelles improvisées pour ressentir encore les derniers soubresauts de liberté.
Travaillant in situ sans relâche, dans l’obscurité d’un espace où la nuit et le jour se confondent, Ndary Lô s’est emparé d’un lieu chargé de mémoire, habité par le douloureux poids de l’Histoire : la Maison des esclaves sur l’île de Gorée, face à Dakar. Il n’en est pas sorti « indemne », mais renforcé dans ses convictions d’artiste autant que de citoyen. Parlant de Retours, titre de son installation, il évoque un monde, un dialogue intime entre son art et un lieu qui l’habite encore aujourd’hui.
C’était il y a deux ans, dans le off de la biennale d’art contemporain de Dakar. Loin de la foule qui se pressait dans les nombreuses expositions dans la capitale sénégalaise, le sculpteur Ndary Lô s’était approprié, le temps d’une installation, ce lieu hautement symbolique de la traite négrière qu’est la Maison des esclaves de Gorée.
Utilisant chaque cachot de l’esclaverie, il avait constitué un parcours invitant les visiteurs à le suivre dans son travail de mémoire et de recueillement en hommage aux victimes de l’esclavage. Un chemin que l’on ne pouvait suivre que seul, contraint par l’exiguïté des cellules à n’y pénétrer qu’à tour de rôle, à la rencontre d’une œuvre de mémoire ainsi découverte dans la solitude du recueillement.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous emparer littéralement de la maison des esclaves ?
C’est le fruit d’une rencontre avec la propriétaire du lieu, Marie-José Crespin, et un désir d’aborder artistiquement le thème de l’esclavage qui me tenait à cœur depuis longtemps. Qui plus est, au même moment, on entendait beaucoup parler du nécessaire devoir de mémoire envers nos ancêtres réduits à l’esclavage et de la question des réparations.
J’étais d’accord avec le président sénégalais, Abdoulaye Wade, lorsqu’il affirmait que ces réparations ne pouvaient pas se penser en termes d’argent. En tant qu’artiste, je suis un éclaireur. L’artiste est là pour magnifier les aspects positifs de sa société mais aussi pour en dénoncer les travers. Certains artistes n’osent pas aborder des sujets de peur d’avoir des ennuis. Ce n’est pas mon cas. J’ai eu envie de traiter le thème de l’esclavage.
Comment s’est imposé le concept de retours essentiellement conçu avec des os, des fibres et du métal ?
Je travaille depuis toujours le métal, mon matériau phare. J’ai constaté que l’os et le fer ont une dimension égale d’éternité, qui résiste à tout. J’aime cette idée de ce qui subsiste après que tout ait été détruit : l’ossature métallique de la structure de l’édifice qui s’écroule et l’ossature d’os de l’individu qui meurt.
J’aime bien aussi le contraste entre ces deux matériaux. J’ai donc trouvé des os à Gorée. Je savais qu’ils provenaient de restaurants de l’île, mais je me les suis appropriés comme s’il s’agissait de ceux de mes ancêtres, en pensant aux esclaves partis de la Porte sans retour (1). Ils sont nombreux à avoir été tués sur place lorsqu’ils essayaient de s’enfuir, ou jetés en pâture aux requins lorsqu’une fois partis, ils s’avéraient malades sur le bateau et donc inutiles.
Vous avez beaucoup travaillé sur des sculptures de corps immenses. C’est l’exiguïté de l’espace qui vous a contraint à réaliser des petits personnages ?
Même si j’ai réalisé des grandes sculptures, je n’ai pas de dimension favorite. C’est l’expression qui compte. Pour cette installation, c’est vrai que la contrainte du lieu a joué. J’ai passé beaucoup de temps à arpenter les cachots de la Maison des esclaves. J’ai essayé d’amadouer l’espace et de me l’approprier tel qu’il était. Je n’ai pas voulu enlever les gravures, les images sur l’esclavage, les données techniques présentées pour les visiteurs. Pour moi, ces éléments faisaient partie intégrante de l’œuvre. J’ai voulu apprivoiser le lieu en travaillant in situ, en confrontation avec tout ce poids de la mémoire inscrit sur ses murs. La question essentielle était de savoir comment s’y immiscer pour parvenir à faire quelque chose qui soit en osmose avec lui. Cette exposition a été très importante pour moi, je m’y suis totalement investi.
Etait-ce une manière d’inviter les visiteurs à vous suivre dans votre travail de mémoire ? Vouliez-vous ainsi donner à votre œuvre une dimension engagée ?
Oui, on parle du Sénégal contemporain, de l’Afrique contemporaine, mais il faut que les gens sachent ce qui s’est passé et surtout qu’ils en prennent la mesure. Le Sénégal d’aujourd’hui porte en lui la mémoire de son passé. Tout est lié. L’œuvre est là pour rendre compte de ce passé afin qu’à l’avenir les peuples puissent éviter certains écueils. Un artiste doit s’engager, avoir des idéaux qui le passionnent. Je ne peux pas concevoir l’art en dehors de cela. Mon travail suppose de plus en plus d’engagement. J’ai envie de servir la société. Je fais de la résistance à la fois en tant qu’artiste et individu. Tant mieux si mon œuvre devient une œuvre de résistance.
Quelle a été la réaction du public face à cette installation ?
Le bouche à oreille a bien fonctionné. Des parents ont amené leurs enfants. Comme ils ne pouvaient pénétrer dans les cachots qu’à tour de rôle, les gens attendaient en file indienne. Ils étaient intrigués. Beaucoup d’entre eux en ressortaient émus, d’autres avaient peur et rebroussaient chemin. Certains ont trouvé ce travail trop dur pour eux. On m’a rapporté qu’un jour une touriste suédoise était tombée en larmes, au bord du malaise.
Selon vous, l’art doit-il avoir une valeur éducative ?
Certains artistes travaillent avec le souci de la vente en tête. Je n’ai pas cette préoccupation, mais plutôt celle d’une femme qui porte un enfant. Sa préoccupation première n’est pas de savoir si ce sera une fille ou un garçon, si le bébé sera beau ou laid, mais de l’enfanter. C’est la force de l’expression qui m’intéresse.
Retours est à la fois une œuvre tragique et, avec toutes ces figures qui rampent comme des fourmis, s’accrochent aux filets, ludique, qui capte l’intérêt des enfants et les aident à entrer dans l’Histoire. Le lieu est tragique en lui-même, on y sent le poids de l’Histoire, je n’avais pas besoin d’en rajouter. Il me fallait l’aborder avec subtilité pour toucher un large public, y compris les enfants. Si j’ai souvent recours à l’humour et l’exagération dans mon travail c’est pour mieux communiquer, notamment avec les plus jeunes. Ils portent en eux l’Afrique et son Histoire. Il ne faut pas la leur cacher. Elle ne peut que les aider à grandir.
Par-delà l’aspect historique, retours nous renvoie au présent, à l’aliénation des sociétés de masse et à son lot de tragédies…
C’est la force d’une œuvre que de parler du passé de manière spécifique et de résonner dans le présent. Dakar est devenu une mégalopole avec tout ce que cela engendre de misère et de luttes sans fin pour la survie.
C’est tout le sens de la contemporanéité d’une œuvre d’art : lier le passé, le présent et le futur. Elle doit faire courir une longue énergie qui relie ces différents temps. J’ai l’intention de faire une nouvelle installation dans ce même lieu avec lequel je me sens en adéquation. Elle sera cette fois plus directement reliée au présent et au futur. Son titre ? Afrique, lève-toi et marche.

1. En wolof : Sama a Yakhi Maam, titre d’une installation, réalisée en 2005, présentée du 27 avril au 3 juillet 2006 au musée Dapper, Paris.///Article N° : 4478

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