« C’est mon métier de chercher quelque chose d’autre »

Débat avec Jilani Saadi à propos de Bidoun 2

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Bidoun 2 fut le seul film tunisien en compétition officielle en 2014 aux Journées cinématographiques de Carthage. Sa facture expérimentale et novatrice, au demeurant passionnante, lui valut de vives attaques de la part de ceux qui n’y avaient pas trouvé de porte d’entrée. Présenté au festival des cinémas d’Afrique en pays d’Apt en novembre 2015, un débat eut lieu avec la salle, animé par Olivier Barlet.

Olivier Barlet : Le film est encadré par deux citations. Au départ : « La mer est derrière nous, la vie est devant nous », également présente dans le titre du film d’Hicham Lasri, The Sea is Behind, et qui fait référence à ce que dit pour galvaniser ses troupes Tariq ibn Ziyad (armée omeyyade) lorsqu’en 711 il aborde les côtes d’Andalousie et fait brûler les bateaux qui les avaient amenées pour qu’elles comprennent qu’il n’y avait pas de retour à espérer sans combat, et qui complète en disant « Et il nous reste la patience ». Et puis cette poésie en fin de film dont j’ignore l’origine.
Oui, c’est attribué à un sophiste de la même époque, mais en fait d’un poète jordanien contemporain qui écrit « à la manière de » ! Je me suis laissé piéger mais je l’ai laissé car cela me parlait bien.
O.B. : Tu situes du coup ton film dans une question d’héritage, de référence au passé, alors que c’est un film complètement contemporain.
Oui, parce que nous avons pris cette question d’héritage dans la gueule avec la révolution. On ne pensait pas que cela arriverait avec toute cette violence. Quelqu’un disait l’autre jour : « Ils veulent nous ramener au Moyen-âge, ou quoi ? ». Forcément, le Moyen-âge, c’est à des années lumières pour nous. Tout ce qui a été passé sous silence par la France, puis Bourguiba et Ben Ali, resurgit de manière maladive, ni comprise ni digérée, comme un enfant illégitime qui réapparaît de manière monstrueuse, incontrôlable, comme les hommes endormis qui resurgissent du mythe de la caverne.
Question de la salle : qu’est-ce que l’article six évoqué dans le film ?
C’est l’article dont une partie des Tunisiens sont fiers et qui nous garantit dans la nouvelle Constitution la liberté de conscience : on ne peut plus être condamné pour apostasie, la loi nous protège. Je ne dis pas que tout va bien en Tunisie mais lorsqu’il y eut débat au Parlement, il fut imposé par les manifestations de rue. C’est un article nouveau qui ne figurait pas dans la Constitution précédente.
O.B. : Le personnage que tu interprètes est énigmatique. On sent l’importance donnée dans le film au regard, qui serait du domaine du questionnement sur soi, sur le passé. Ton personnage porte lui des lunettes opaques.
Il me représente moi, réalisateur du film qui essaye d’être dans le film. Il n’a pas de regard mais fait avancer l’histoire. Il m’a résolu beaucoup de problèmes ! (rires) J’avais envie d’y être, de me teindre les cheveux en blanc, d’être tripoté par une jolie jeune fille, ce qui est très agréable à mon âge ! (rires) !
O.B. : Il voit ou il ne voit pas ?
Lui, il voit, mais eux ne savent pas s’il voit. Il filme avec sa caméra sur la tête, il est très présent. Il porte une robe de chambre de couleur violette, qui était la couleur du régime, si bien que tout a été repeint après la révolution. J’étais en manque de cette couleur et l’ai donc remise dans le film ! (rires)
O.B. : Tu es donc un homme du passé dans ce film !
J’ai du mal à être un homme de l’avenir mais il paraît que Google est en train de faire « l’homme augmenté » !
O.B. : Abdou et Aïda ont une relation difficile : ils ne sont jamais sur la même longueur d’onde, comme un couple qui essaye d’être ensemble mais n’y arrive jamais.
Oui, j’essayais de raconter l’émotion dans laquelle j’étais à cette époque-là. Nous étions tous déstabilisés, on arrivait plus à se parler, on s’engueulait partout, dans les couples, dans la rue… Cette période était vraiment sous pression. Quand elle le sauve de la noyade, leur relation pourrait démarrer mais j’arrive pour qu’autre chose se passe. Le passé resurgit. Ce rapport au passé entre lui et elle. Je leur pique leur histoire et ils sont déterminés par sa présence.
Question de la salle : En comparaison avec le reste du film, la scène du viol est violente, pourquoi ?
Je ne pense pas. J’ai fait en 2005 un autre film qui démarrait sur le viol collectif d’une prostituée dans la rue, mais dans celui-ci, je ne montre rien. La scène est là pour marquer la fin de la relation entre le garçon et son ancienne femme, mais je la trouve assez soft. Je sais que beaucoup de gens sont gênés car ils ne considèrent pas comme possible qu’on viole une femme arabe, mais elles n’y échappent pas, comme les autres. Je voulais que cette situation soit complexe, que ce soit elle qui le pousse à le faire, pour qu’il brûle le bateau, qu’il n’ait plus rien d’émotionnel à quoi se raccrocher dans son passé. Le viol est ainsi davantage un règlement de compte entre lui, l’amant insatisfait, et elle, la maîtresse qui joue de lui. Il n’a le courage de le faire que parce que cette autre fille le pousse à le faire.
O.B. : Le spectateur n’est pas en situation de voyeur : on sent la nécessité d’une rupture dans le film et donc d’une violence.
Juste préciser que ce n’est jamais agréable de faire ce genre de scène, ni pour moi, ni pour les acteurs. Si je l’ai fait, c’est que je considère que c’est du cinéma. Comment le raconter si on ne le filme pas ?
Question de la salle : le scénario était-il très écrit ou bien est-ce très improvisé ?
Les deux : il était très écrit, a perdu en route beaucoup de choses, et le film s’est enrichi au tournage et surtout au montage. Même si je prends des risques, je ne peux pas me passer du temps de l’écriture, de la réflexion.
Question de la salle : le film est tourné en plans larges, était-ce une question de moyens ?
Non, c’est un choix esthétique. J’aurais pu tourner avec un autre type de caméra ou dans un autre format. Cela m’intéressait. Durant le montage, je finissais par ne plus voir cette déformation. J’ai tourné avec trois caméras et me suis beaucoup amusé de voir le résultat : j’étais surpris par ce que cela permettait d’imprévu.
O.B. : Sortir de l’angle classique de prise de vue et aborder ainsi le réel sous un angle inhabituel faisait partie de ce que tu voulais développer ?
Oui, c’est mon métier de chercher chaque fois quelque chose d’autre. Ce n’est pas pour la performance, qui ne m’intéresse pas, sinon je ferais des clips, mais, avec cet outil simple, et fragile, et incroyablement généreux, pour voir quelle liberté cette caméra me donne en plus. J’ai senti que j’étais plus libre que sur mes films précédents parce qu’il y avait des distances que je ne pouvais pas avoir, des situations où je pouvais raconter autrement les choses et transmettre peut-être une émotion plus proche ou plus précise à celui qui regarde. La performance pour moi c’est de donner plus d’espace à mes acteurs pour qu’ils soient plus moteurs dans mes films et comment cette caméra me libère d’une forme de carcan ou d’obligations apprises dans les écoles de cinéma. Cette caméra m’a permis par exemple de me libérer du champ – contre champ, qu’il n’y a pas dans ce film. C’est quelque chose que je n’ai jamais accepté dans le cinéma même s’il y en avait dans mes autres films. Cela m’a permis une proximité et une sensation des corps qui m’intéressait, et une possibilité de raconter des émotions dans ces distances.
Remarque de la salle : L’utilisation du miroir permet un jeu surréaliste.
Oui, le miroir est important car c’est ce qui lui reste de son passé. On a tous comme reste l’armoire de la famille avec une porte munie d’un miroir où on va tous pour se regarder. Dans cette armoire, c’est la caverne d’Ali Baba : c’est là qu’on cache l’argent, les bananes quand elles étaient rares, les fringues et bijoux de ma mère… Il a peut-être eu cette armoire en héritage et le miroir, c’est là qu’il voyait sa mère se regarder et parler quand il était gosse. Petit, je voyais toujours ma mère se parler devant le miroir. En mettant la caméra sur le miroir, ça donnait une image particulière, et sur le toit de la voiture, ça donnait une manière de voir le monde.
Question de la salle : Pourquoi le miroir a-t-il disparu ?
Ah, vous êtes parmi les rares qui l’ont vu : c’était une erreur technique ! On l’avait oublié en partant ! Je ne travaille pas avec une script…
Question de la salle : Dans quel but utilisez-vous une caméra gopro ?
Mohamed Merah s’est filmé avec une caméra gopro sur la poitrine en commettant son massacre. J’ai vu les images, qui traînaient sur internet : on voyait ses mains tirer… Il y a quelque chose dans cette caméra de très particulier : à la fois poétique, d’ouverture, etc. mais aussi de surveillance et pouvant être utilisée dans ces conditions horribles.
O.B. : On retrouve comme dans Bidoun, le court métrage, des passages maritimes, d’immersion. Cela ne correspond-il pas, comme l’aquarium, à cette période post-révolutionnaire du Styx, des nimbes, où l’on passe d’une époque à l’autre, où l’on est dans l’incertitude, le doute.
Oui, l’eau qui peut aussi être une sensation d’étouffement, mais aussi encore une caresse. C’est ce sentiment mêlé qui m’intéressait. Il veut mourir dans l’eau sans y arriver. Nous sommes dans un pays entouré d’eau, mais l’eau est aussi le ventre de la mère. C’est pourquoi les personnages retournent dans l’eau comme pour vérifier quelque chose de leur vie ou de leur manière d’être. Après, ils ressortent pour vivre quelque chose. C’est comme se laver, se réveiller, revivre, etc.
O.B. : C’est aussi le lieu de la lâcheté, cette lâcheté des hommes que l’on retrouve beaucoup dans le cinéma tunisien. Il cherche à se suicider. Dans des sociétés où la virilité est mise en avant dans le discours, elle est remise en cause dans le devenir des choses.
Oui, complètement. L’idée du suicide est une autre virilité, pour manifester qu’on n’est pas respecté à sa juste valeur en tant qu’homme. La révolution tunisienne a d’ailleurs commencé par un suicide. La mort nous obsède. Le martyr va dans ce sens.
Question de la salle : Etait-ce un vrai mariage que l’on voit dans le film ?
Oui, on est rentré comme ça. Au début, ils étaient très amusés de notre présence mais ils ont finalement compris qu’on était en train de se filmer. Cela a duré une demi-heure, le temps de la surprise et de la réaction, et on est partis en courant parce qu’ils voulaient nous piquer la caméra. Il me fallait absolument un mariage… Cette caméra est magnifique parce qu’on ne la voit pas.
O.B. : Ibrahim El Batout avait fait la même chose pour Ein Shams.
Oui, les acteurs étaient connus et les gens du mariage ont donc bu avec ces stars qui tombaient du ciel et finissaient par être toutes bourrées ! C’est génial !

///Article N° : 13536

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