Chocolat-Clown nègre

Entretien de Christine Farenc avec Marcel Bozonnet

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Adaptation pour la scène : Gérard Noiriel et Marcel Bozonnet
Mise en scène : Marcel Bozonnet assisté de Manon Conan
Costumes : Renato Bianchi
Chorégraphie : Natalie Van Parys
Vidéo : Marc Perroud
Dispositif : Marcel Bozonnet et Renato Bianchi avec la collaboration de Sara Sablic
Réalisation des costumes : Sylvie Lombart
Dramaturgie : Joël Huthwohl
Conseillère image : Judith Ertel
Avec Yann Gaël Elléouet, Sylvain Decure, Manon Combes Zuliani, Ode Rosset, Marcel Bozonnet


Marcel Bozonnet, vous mettez en scène actuellement un spectacle intitulé Chocolat-Clown nègre, à partir d’un livre de Gérard Noiriel, dont vous cosignez l’adaptation pour la scène avec lui. C’est une évocation à la fois poétique, ludique et historique de la vie tragique du clown Chocolat, artiste noir de cirque dans le Paris des années 1900, et premier acteur noir dans un rôle-titre sur une scène française, en 1911, sous la direction de Firmin Gémier. Comment et pourquoi avez-vous eu l’idée de ce projet ?

J’avais envie de travailler sur la notion d’identité nationale. C’était après l’élection présidentielle de 2007, mais avant la création du ministère dit de « l’immigration et de l’identité nationale ».
J’avais lu un article d’un historien spécialiste de l’immigration, Gérard Noiriel, dans lequel il analyse les discours des deux candidats à la présidentielle. Il montrait comment le thème identitaire avait été décisif dans la campagne. Puis j’ai lu Théâtre, Histoire et Politique du même auteur, et j’ai eu envie de collaborer avec lui, d’autant que je n’avais jamais travaillé auparavant de ce point de vue. Sauf peut-être une fois : j’avais expérimenté une forme de théâtre documentaire à l’occasion d’un spectacle que j’avais monté avec des élèves de la Rue Blanche (1), à partir d’une étude sociologique de Sylvie Péju, Scènes de la grande pauvreté, décrivant la vie dans une cité, à Villiers-le-Bel, dans les années soixante-dix.
J’ai beaucoup travaillé le répertoire classique et contemporain, et j’ai toujours été attentif à ce théâtre qui parle de la société, où on est amené à travailler avec des ethnologues, des anthropologues, etc. Depuis 1968, le Théâtre de l’Aquarium, par exemple, a procédé à des montages de textes, par le biais d’enquêtes, où les mondes du savoir et de l’art ont largement collaboré.
J’ai donc rencontré Gérard Noiriel et j’ai vu sa conférence-spectacle sur le clown Chocolat, ce fils d’esclave cubain, dont le vrai nom était Rafaël Padilla. Nous avons recentré cette nouvelle création sur le duo qu’il formait avec le clown anglais Footit (2). Noiriel travaille à un ouvrage scientifique en même temps que s’élabore le spectacle et a fait des découvertes qui changent la perspective de ce qu’on savait sur Rafaël. Je réfléchis actuellement à la possibilité d’adjoindre d’autres collaborations d’écritures, dans cette partition qui associe au français, l’espagnol, le portugais et le créole yoruba que parlait probablement Chocolat.
Je crois qu’on peut maintenant, au théâtre, créer des objets à la fois didactiques et esthétiques. Il n’y a plus d’antagonisme entre l’art et les savoirs. On peut faire un théâtre savant et populaire.
Nous travaillons aussi dans la perspective de la réception du spectacle auprès des publics concernés par l’histoire racontée. Ainsi, nous avons fait une lecture devant un groupe de théâtre amateur à la Maison du théâtre d’Amiens. Et devant 150 collégiens réunis dans le petit théâtre de la Maison de la culture d’Amiens, nous avons présenté des extraits de répétition, notamment la scène dite « des claques ». Les réactions du public ont été enregistrées en vue d’être analysées. Je suis très frappé de ce qu’il y a peu de personnes de couleur au théâtre. Noiriel est un historien militant, qui travaille sur l’histoire de l’antisémitisme et du racisme.
Ce spectacle associe théâtre, arts du cirque et vidéo. Il sera joué dans les théâtres, à Paris, aux Bouffes du nord, mais aussi dans des gymnases.
Pouvez-vous préciser ce qu’est cette scène « des claques » ?
C’est la scène dans laquelle Rafaël apprend à prendre des claques pour le numéro qu’il joue en duo avec Footit. Les claques que le clown noir reçoit du clown blanc faisaient rire le public de l’époque. Il s’agit de nous demander ce que Chocolat ressent dans ces moments-là et de construire sa dignité d’artiste, en dépit des humiliations.
Vous avez été précurseur dans la place accordée à l’altérité ethnique sur la scène française institutionnelle. Pouvez-vous rappeler les circonstances de votre rencontre avec Bakary Sangaré, premier acteur africain à rejoindre la troupe de la Comédie française en 2002, alors que vous dirigiez cette maison ?
J’ai été professeur à l’ENSATT dans les années quatre-vingt, pendant cinq ans, et j’ai eu la chance d’avoir parmi mes élèves, arrivant directement du Mali, Bakary Sangaré, formé à Bamako par Philippe Dauchez, un disciple de Jean Dasté de la Comédie de Saint-Étienne, et que je connaissais.
La filiation est étonnante, puisque Dasté était aussi le précurseur de la décentralisation théâtrale en France ?
Absolument ! Puis Bakary a été très rapidement repéré par Peter Brook. À la Comédie Française, il y avait eu des comédiens du Maghreb, des métisses, mais jamais encore d’acteurs africains. Des années plus tard, alors que je dirigeais cette maison, j’avais proposé à André Engels de réaliser une mise en scène. Il a opté pour une pièce de Marie N’Diaye, Papa doit manger. Quand il m’a proposé de monter cette pièce, et qu’il a fallu trouver un acteur noir pour le rôle-titre, André Engels a auditionné beaucoup d’acteurs, parfois venus de Belgique. De mon côté, j’avais prévenu Bakary de cette audition. Le niveau des candidats était excellent, et c’est Bakary qui a été choisi. J’ai trouvé que c’était une grande chance pour la troupe qu’il la rejoigne.
La question de la distribution d’acteurs noirs au Théâtre Français n’a pas toujours été simple ?
Dans les années quatre-vingt-dix, quand Antoine Vitez a décidé de mettre en scène et de faire entrer La Tragédie du Roi Christophe au répertoire, il a persuadé Césaire, avec beaucoup de difficulté, que les rôles pouvaient être interprétés par les comédiens de la troupe, blancs donc. Césaire a fini par consentir. Mais je me souviens qu’il y a eu une véritable douleur des acteurs noirs parisiens. Avec le soin qu’on lui connaissait, Vitez a répondu à chacun des courriers qui disaient en substance : « Nous n’avions que Césaire et la Comédie Française nous le prend. ».
Vitez est mort juste avant le début des répétitions. Qu’aurait-il fait ? Nous aurait-il fait porter des masques ? J’ai le souvenir de quelque chose qui aurait peut-être ressemblé à ce que je lis en ce moment sur les masques noirs (3). C’est finalement le réalisateur burkinabé Idrissa Ouedraougo qui a repris le projet. Il a maintenu cette distribution de comédiens blancs, autour de Roland Bertin, le Roi Christophe, avec une unique comédienne-chanteuse noire : Sylvie Laporte.
Comment expliquer cette réticence de la scène française aux acteurs noirs ?
Après Roger Blin, Jean-Marie Serreau et Jacques Nichet, il y a un metteur en scène en France qui a un rapport intime avec l’Afrique, c’est Philippe Adrien. Il a une réflexion très profonde sur la question de la représentation et de la couleur. C’est, me semble-t-il, à l’heure actuelle, le metteur en scène le plus concerné par la question. Quand je lui ai parlé de ce projet sur le clown Chocolat, il a su immédiatement me guider vers des ouvrages à lire.
Mais il y a souvent, sur la scène française, un préjugé de réalisme biologique. Au moment de l’arrivée de Bakary à la Comédie Française, pour Papa doit manger, on m’a demandé qui allait bien pouvoir interpréter les enfants. « Où va-t-on trouver des enfants café-au-lait ? », ai-je entendu. Mais une fois que vous objectez que ça n’a pas d’importance, que les « enfants » de Bakary n’ont pas à être des métisses, tout le monde l’accepte. C’est en somme une convention théâtrale de plus.
Le public a-t-il suivi ?
Le public a suivi Bakary dans le personnage d’Orgon sans problème. Du fait de sa culture d’origine, Bakary comprenait parfaitement l’enjeu de l’emprise de la religion sur les esprits. Il ne faut pas oublier que Le Tartuffe s’inspire au départ d’une farce bien connue du XVIIe siècle, qui est celle du mari, de la femme et de l’amant, où l’amant est ici un prêtre. On peut d’ailleurs lire le vers de Damis en réponse à Orgon, « Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles. » (4), comme la trace de la farce d’origine, quand le mari court après le prêtre avec un couteau pour lui trancher les parties… Pendant les répétitions, Bakary m’avait raconté une anecdote malienne, où il était question d’un marabout dans un village qui avait fait des enfants à des femmes qui venaient le consulter. C’est intéressant quand une situation a des résonances dans des cultures différentes.
Par ailleurs, un soir de représentation, je me trouvais dans la salle et à l’entrée en scène de Bakary-Orgon, une partie du public éclate de rire. Je me déplace pour identifier ce groupe et je comprends qu’il s’agit d’une classe, dont la moitié des élèves était noire. Ils n’en revenaient pas de voir cet acteur africain. C’était pour eux une immense surprise et une réaction d’autodérision, une sorte de jubilation.
Quelles critiques ou remarques ont été faites sur votre choix de Bakary Sangaré pour le rôle d’Orgon ?
Les critiques ont parfois porté sur sa diction, parce que Bakary a conservé un phrasé africain. Cette remarque m’a été faite principalement par des acteurs noirs au phrasé plus académique.
Dans votre spectacle qui montre les moments clé de la vie et du parcours artistique du Clown Chocolat dans les années 1900 à Paris, vous évoquez l’épisode où il est mis en scène par Firmin Gémier, en 1911, dans le rôle de Moïse, de la pièce éponyme d’un auteur à succès de l’époque, Edmond Guiraud. La pièce a été jouée au Théâtre Antoine, mais retirée quelques jours après, du fait d’une critique assassine pour le jeu de Chocolat. Que sait-on des arguments de cette critique : s’agissait-il d’un délit d’accent sur une scène française jacobine n’admettant que le « phrasé académique » ?
Si Chocolat échoue dans l’interprétation de Moïse, c’est certainement sur la question du langage. Dans une de ses notes, Noiriel parle de l’obligation française d’assimilation. Il pense aussi que ce qui a pénalisé Chocolat, c’est autant sa mauvaise diction que ses mimiques. La critique était en fait partagée. Certains étaient contents de retrouver la pantomime du cirque et les autres notaient l’incapacité de Chocolat d’atteindre au naturalisme.
Firmin Gémier, qui l’a dirigé dans le rôle, avait été comédien chez André Antoine, après avoir commencé sa carrière au théâtre de boulevard dans le mélodrame. Il avait été pensionnaire à l’Odéon, et interprété Ubu au Théâtre de l’œuvre chez Lugné-Poe. Puis il avait dirigé le théâtre Antoine et venait de passer six mois sur les routes avec son fameux théâtre itinérant. C’était un artiste engagé, mais en embauchant Rafaël, il voulait aussi certainement « faire un coup ».
Nous écrivons actuellement la scène du « cauchemar » de Chocolat, le montrant dirigé par Gémier sur le texte de Moïse. Rafaël pouvait danser, faire de la pantomime, du cirque, mais il ne possédait pas la « parole », et il en a été détruit.
Finalement, du Clown Chocolat qui « rate » dans le premier rôle principal confié à un acteur noir à Paris en 1911, au Roi Christophe de la Comédie Française, dans les années 1990, ne s’agit-il pas d’une longue histoire de rendez-vous manqués ? Après tout, sur une scène anglaise guère plus encline à l’altérité chromatique, un acteur noir américain, Ira Aldridge, s’est imposé dans le répertoire shakespearien dès les années 1830. Ou bien faut-il chercher les raisons de la résistance particulière de la scène française dans le rapport national à la représentation ?
En France, quand on finit par avoir un Hamlet ou un Cid, qui distribuent un acteur noir dans le rôle principal, on le doit à des metteurs en scène anglo-saxons (5) ! Récemment, Jina Djemba, avec qui j’ai travaillé dans mon spectacle précédent, m’appelle, toute heureuse d’avoir été choisie pour interpréter Madame de Tourvel, dans une prochaine mise en scène des Liaisons Dangereuses. J’imagine un instant que les choses changent, mais j’apprends que c’est un projet de l’acteur américain John Malkovich ! Il ne s’est pas demandé si l’actrice était noire ou blanche, il a juste choisi la plus talentueuse parmi les quarante qui se sont présentées au casting.
Le clown Chocolat, d’origine cubaine, était un autodidacte et n’avait pas reçu de formation théâtrale classique. La critique de l’époque avait notamment pointé un jeu pauvre dans son interprétation de Moïse, et l’avait renvoyé au music-hall, où les artistes noirs ont longtemps été cantonnés. Les acteurs noirs sont-ils aujourd’hui représentés dans les écoles d’art dramatiques – notamment nationales – en France ? A-t-il été difficile de trouver l’acteur interprétant Chocolat ?
J’ai d’abord auditionné beaucoup de jeunes danseurs de hip-hop avec la complicité du festival de hip-hop de Suresnes Dance, et des danseurs contemporains par le biais du Théâtre National de Chaillot. Mais j’ai compris qu’il me fallait un acteur. J’ai donc fini par solliciter l’aide du Jeune Théâtre National, grâce auquel j’ai auditionné une dizaine de jeunes comédiens issus des écoles nationales. C’est Yann Gaël Elléouet, breton d’origine camerounaise, actuellement élève en deuxième année du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, et gymnaste de compétition dans son adolescence, qui interprétera le clown Chocolat. Je crois sincèrement qu’émerge maintenant, dans les écoles d’art dramatique, une véritable conscience de la nécessité d’être en accord avec la diversité de la société.

1. Actuelle ENSATT.
2. Ndr : lequel avait embauché Chocolat à son arrivée à Paris dans les années 1900. Tous les deux se sont rendus célèbres avec leur numéro de deux clowns : l’un, blanc, martyrisant son souffre-douleur noir.
3. William Lhamon Jr, Peaux blanches, masques noirs : Performances du Blackface de Jim Crow à Michael Jackson, Paris, Éditions de l’Éclat, 2008.
4. Acte II, sc. 5.
5. NDR : Il faut attendre les années quatre-vingt et le travail théâtral de Peter Brook pour confier sur la scène française le rôle de Carmen à une comédienne noire, Cynthia Clarey, et finalement les années quatre-vingt-dix pour voir Sotigui Kouyaté et Bakary Sangaré dans le répertoire classique. William Nadylam a interprété Rodrigue dans Le Cid mis en scène par Declan Donnelan en 1999.
Voir Sylvie Chalaye, « Acteurs noirs », Africultures n° 27, 2000 et « Les Comédiens noirs de la scène française », Théâtre/Public n° 172, 2004.
Paris, 26 juillet 2011///Article N° : 10605

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