Choucha, une insondable indifférence, de Sophie Bachelier & Djibril Diallo

Nécessaire piqûre de rappel !

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Le 19 juin 2017, veille de la journée mondiale des réfugiés, les quelques dizaines de personnes demeurant encore au camp de réfugiés de Choucha dans le sud tunisien ont été évacuées manu militari pour que l’on puisse y construire la zone de libre-échange de Ben Guerdane. Sophie Bachelier et Djibril Diallo y avaient réalisé un documentaire de 48 minutes. Il est visible jusqu’au 16 novembre 2017 en replay sur le site de TV5 Monde.

Après l’aventure libyenne qui prend fin en octobre 2011, laissant 200 000 morts, 4 millions de réfugiés, à commencer par les travailleurs subsahariens qui vivaient en Libye, qui ont fui les combats, se sont disséminés et se sont retrouvés pêle-mêle dans les camps ouverts par les Nations Unies dans le Sud tunisien. Des films en ont rendu compte (cf. article n°10966) : Babylon des Tunisiens Ala Eddine Slim, Youssef Chebbi et Ismaël (2012), tragique constat sans commentaires ni dialogues de la déshumanisation et des tensions dans l’entassement des camps, et la deuxième partie du remarquable Héros sans visages de Mary Jimenez, intitulée « la vie nue », sans doute en référence à l’expression de Giorgio Agemben qui opposait ceux qui sont privés de tout au pouvoir souverain dans sa description du camp. Les réfugiés se montrent les morts laissés sur la route de l’émigration, qu’ils ont pris en photos avec leurs téléphones portables…

Aujourd’hui, ces camps ont été résorbés, sans que l’on sache trop où ont pu se fondre ces masses rejetées de tous. C’est une survivance que nous montrent Sophie Bachelier & Djibril Diallo avec celui de Choucha, mais une survivance signifiante : restent les plus vulnérables, ceux qui se raccrochent dans une sempiternelle attente à l’espoir d’un statut ou d’un asile qui leur est refusé, bataillon crépusculaire des exclus.

Ce camp au milieu des sables est situé à 7 km du poste-frontière tuniso-libyen de Ras Jedir et à 25 km de la petite ville de Ben Guerdane, devenue plaque tournante de la contrebande et des réseaux terroristes, qui fut attaquée par les Djihadistes le 7 mars 2016 (cf. Wikipedia). Le 30 juin 2013, le camp avait été fermé : l’eau, l’électricité ont été coupées. Mais quelque 700 personnes y sont restées, Somaliens, Erythréens, Ethiopiens, Tchadiens, Soudanais, etc. déboutés de leur demande d’asile, sans papiers, « chassés de la vie » comme le dit leur chanson a cappella, qui ne savent où aller. C’est Kafka en plein désert. Les ONG se sont retirées : plus de soins. Pas d’école pour les enfants. Où continuer sa vie ? Faut-il retourner en Libye ou tenter de traverser la Méditerranée ?

Bombardements, guerre, vol, exactions, atrocités, torture, racket, viol, errance, maladie, abandon… ce qu’ils ont enduré est incommensurable. « Tant que l’on garde sa main dans le feu, il est vain d’espérer échapper à la brûlure », lit un réfugié dans un livre de Matthieu Ricard sur la méditation. Certains ont pu s’installer dans une ville tunisienne, utilisant le petit pactole de départ donné par le HCR, mais la plupart avaient préféré rester au camp, craignant les Tunisiens qui ont incendié les tentes en 2011, faisant neuf morts. Ils témoignent face caméra, dans la durée, cadrés avec dignité au centre de l’image comme les mères sénégalaises de Mbëkk mi, le souffle de l’océan dont les fils ont tenté la traversée vers l’Europe (Sophie Bachelier, 2012, cf. article n°10966). Cette esthétique du respect fait que nous ne les regardons pas comme des ours qui dansent mais comme des êtres qui aspirent à la vie, qui attendent le bonheur.

Que ce bonheur est lointain ! Leur amertume est grande. Ils sont comme ces millions de déportés qui attendent dans des camps, une déshumanisation qu’Anne Poiret avait documentée dans Bienvenue au Réfugistan (cf. critique n°13656). Les camps de réfugiés, le 60ème pays le plus peuplé du monde… Ces dernières tentes de Choucha sont ainsi emblématiques de notre monde, lieux de la nouvelle barbarie, celle qui range de côté pour ne pas voir, celle qui verrouille le monde, celle qui ne s’émeut des cales qui débordent que pour prendre peur de l’invasion, celle qui croit encore que les frontières peuvent être étanches, celle qui s’ampute de sa mémoire et refuse de voir que ceux qui sont poussés sur les routes par les inégalités et les souffrances sont le produit de son œuvre et le sujet de son devoir.

C’est un des rôles du cinéma que de rendre familiers les plus vulnérables, car ils nous parlent de notre conscience, de notre responsabilité et de notre appartenance à l’humanité, eux et nous alter egos malgré notre différence de destin. Alors même que dans nos esprits, une terrible différenciation s’installe entre ceux d’ici et ceux de là-bas, dans l’au-delà des frontières. « Quand l’Humain n’est plus identifiable par l’humain, la barbarie est là », écrit Patrick Chamoiseau dans Frères migrants (p. 43).

Pourtant, malgré leur désespoir, ces femmes et ces hommes gardent un fond d’espoir, et même l’extraordinaire détermination de la survie. Ils vont, pour reprendre une expression de Chamoiseau, « polliniser le monde » ! Depuis ces images, beaucoup ont traversé la Méditerranée. Ne sont restés que ceux qui espéraient encore obtenir le statut de réfugié. « Il n’y a de murs qu’on outrepasse », écrivaient Glissant et Chamoiseau (cf. Les Murs). C’est l’intuition d’un monde de la diversité, un monde sans frontières autres que les nuances culturelles, que nous ouvrent migrants et réfugiés.

Toujours est-il que les victimes des conflits appellent à la solidarité, que les camps censés les protéger finissent par les discriminer en excluant comme à Choucha les plus vulnérables. Cette piqûre de rappel est salutaire.

CHOUCHA une insondable indifférence (Bande annonce : 3’22) from Sophie Bachelier on Vimeo.

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