Le festival des cinémas du réel est chaque année un des grands rendez-vous français du documentaire. Malgré une programmation imposante, l’Afrique n’y est cette année présente qu’à travers trois films, un seul étant réalisé par un Africain. Nous mettons ici ces trois regards en perspective, chacun ayant à travers ses choix esthétiques une réponse singulière à la question de savoir comment appréhender le réel africain.
Auréolé de sa sélection à la Berlinale, Espoir-voyage est le nouveau film du Burkinabé Michel K. Zongo, connu dans le milieu pour être un excellent chef-opérateur (cf. notre entretien [n°9942]) et auteur d’un documentaire sur un violoniste aveugle, Sibi, l’âme du violon.
On ne retrouve plus ici les défauts de Sibi dans sa difficulté à bâtir un récit : Espoir-voyage frappe au contraire par la richesse et la pertinence de son approche. Le projet de Michel Zongo est de retourner sur les pas de son frère Joany, disparu dix-huit ans auparavant en Côte d’Ivoire où il avait émigré. Un proche avait informé la famille de sa mort sans donner davantage de détails. « Un homme ne disparaît pas comme un animal », lâche avec amertume à la caméra la mère du cousin Augustin que Michel Zongo devra d’abord retrouver pour aller sur les traces de son frère et qui n’a pas donné de nouvelles depuis des années. Ainsi donc, rechercher un mort revient à chercher un vivant : Augustin sera le passeur vers le frère disparu, non sans avoir visionné les remontrances de sa mère filmées par Zongo et dévoilé en retour l’échec de son émigration, incapable comme tant d’autres de devenir assez riche pour revenir la tête haute au pays. C’est ce rôle du cinéma et cette complexité qui captive dans Espoir-voyage, alors que le scénario de départ était plutôt convenu. Un jeu de va-et-vient s’opère entre le mort et les vivants, ceux-ci reflétant au présent ce que celui-là avait pu vivre : l’espoir déçu et la dureté de l’émigration, qu’un protagoniste décrit comme un « deuxième esclavage ». Les heureuses digressions du film qui dévoile par touches tantôt graves tantôt comiques (mais sans jamais en faire un spectacle) le vécu des travailleurs exilés donnent ainsi une impression de confusion mais opèrent en même temps un recentrement bienvenu sur le réel d’aujourd’hui. Les quelques méditations personnelles que Michel Zongo s’autorise de temps à autre comme une oraison au frère disparu sont dès lors emportées dans un tout autre mouvement, celui du sempiternel espoir d’aller trouver ailleurs l’eldorado qui manque au pays.
Ce pays, Zongo en filme la permanence par la fixité de sa caméra au départ, long plan tranquille du porche familial donnant sur une rue passante. En devenant roadmovie vers la Côte d’Ivoire, alors que chaque pause du car agit comme une initiation, le film se fait rite de passage. On entend les questions de Zongo mais on ne le voit pas à l’écran : l’absence de contre-champ contribue à décaler le film pour que ce soit le réel et non la seule introspection de Zongo qui le fasse avancer. « Pour épouser un regard, il faut avoir vu le corps de ce regard », écrivait Christian Metz. (1) Si Zongo, pourtant omniprésent dans sa quête ou comme interlocuteur de ceux qu’il filme, n’est pas à l’écran, c’est que ce n’est pas son regard qu’il cherche à faire épouser mais celui des gens qu’il rencontre. En s’effaçant ainsi derrière la parole des personnes qu’il filme, il leur permet de s’adresser aux spectateurs, à commencer par tous les jeunes qui pensent à émigrer, et d’établir un dialogue comme il l’organise dans le film entre Augustin et sa mère. Mais s’il ne gomme ni sa présence ni ses questions, c’est qu’il ne veut rien masquer de sa relation avec ses sujets, qui sont dès lors des corps présents, et interviennent comme ils l’entendent. Préférant des plans fixes où sa caméra est posée sur un trépied, il les met en scène dans leur environnement, en dignité, bien éclairés et dans la beauté d’un cadrage travaillé, et leur laisse le temps de leur parole. Leurs interrogations peuvent être alors celles du film qui prend l’allure d’une quête. Son objet n’est dès lors plus seulement le frère disparu, voire même le trou béant laissé par cette perte inexpliquée, mais ce qui pousse tant d’êtres à chercher fortune ailleurs. Ce faisant, ce film qui évolue au fur et à mesure des rencontres ne débouche pas sur une question individuelle, le fameux « qui suis-je ? », mais sur un mouvement qui engage une multiplicité : « que devenons-nous ? », ouvrant ainsi des espaces dans lesquels nous, spectateurs, pouvons nous engouffrer.
S’il fallait rappeler ces fondamentaux, c’est qu’un autre film de la sélection, Le Camp, les piétine passablement du pied. Dans sa tentative de capter le rythme d’un camp, Jean-Frédéric De Hasque aligne une série de scènes quotidiennes où chacun remplit très sérieusement son rôle en faisant mine d’ignorer la caméra : mélange de la terre pour monter un mur en banco, attente au puits, sérigraphie, coiffeur, cours de trompette, travail aux champs, célébrations, danses, etc. Les traces de l’UNHCR, un élève qui doit dresser le plan du camp sur un tableau, des extraits vidéo sur téléphone portable de militaires volant les urnes électorales et finalement des photos de blessés défilant sur un écran d’ordinateur finissent par faire comprendre que l’on est dans un camp de réfugiés. Mais nous sommes quelque part en Afrique : aucune contextualisation, pas même un encart de départ. Pire, en dehors d’un maçon signalant que la mère de la jeune fille dont il s’occupe a été tuée par l’armée ou d’un homme évoquant ses soucis matériels, les personnes filmées n’auront jamais la parole. Ni dialogue (ou si peu), ni commentaire : no comment. Certes, si l’enjeu reste de dévoiler, c’est dans le sens de la mobilisation d’une conscience, du partage d’une inquiétude, d’une question posée sans réponse autre que le désir de l’appréhender ensemble et donc d’instaurer un dialogue. On sent bien cette intention dans les longs plans fixes du film. On la sent aussi dans son ouverture, torches allumées dans une nuit inconnue, qui découvrent des guetteurs ressemblant à des fantômes. Et dans son final sur la solitude d’un homme au champ. Mais ne pas mettre de légende à l’image (pour échapper à l’incontournable commentaire explicatif du documentaire formaté télé) n’implique pas pour autant de ne jamais donner la parole et de décontextualiser à ce point. Car les personnes filmées finissent par perdre en dignité et en humanité. C’est très visible dans la scène où un homme mange des épis de maïs, debout face à une caméra d’une incroyable indiscrétion. « Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse », écrivait Césaire. Le spectateur est alors engoncé dans un rôle de voyeur. Quant à l’Afrique, elle est une fois de plus ramenée au continent des douleurs, du fait de l’essentialisation liée au manque de contexte.
On respire par contre agréablement lorsque dans Habiter/construire (également présenté à la Berlinale), Clémence Ancelin invite ses interlocuteurs, comme cela se pratique en Afrique, à se présenter : « Je m’appelle Annour, Adama ou Fatima, et voilà ce que je fais ». Cela serait l’excès inverse si le film n’alternait pas ces contextualisations très humaines avec de longs plans parfois extatiques sur l’environnement et les activités, sans autre accompagnement sonore que le simple bruit des bêtes et des gens. Il démarre sur un feu de bois au lever du jour et se terminera sur un feu au crépuscule, comme une page qu’on referme, enrichis du vécu de ce bout de Tchad où se construit une route en pleine brousse aride. Comme le suggère le titre, le double mouvement de la vie locale et de la nouveauté qu’apporte le chantier de la route et les perspectives qu’elle entrouvre participe non d’une confrontation entre tradition et modernité mais d’une interrogation mutuelle. L’incertitude domine dans ce que changera ou amènera cette route pour une population locale qui dit trouver en brousse tout ce dont elle a besoin mais dont les jeunes doivent partir faute de devenir économique. L’imposante logistique d’un chantier financé par l’Union européenne et mené par une grosse entreprise française reste largement importée : les nomades continuent leur manière d’habiter ce semi-désert tout en regardant ces travaux « beaux à voir sous le soleil ». Les alternances du montage mettent les pratiques en écho comme l’entrelacement des tiges pour faire une barrière et l’alliage des fers à bétons. Mais de subtils changements sont pourtant à l’uvre, des gamins fascinés par le chantier aux petits boulots qui se développent en tous sens. Jusqu’à cette famille qui mise sur l’avenir en construisant sa maison en bord de route pour faire boutique.
« Qui a construit Thèbes aux sept portes ? Dans les livres, on donne les noms des Rois. Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ? » se demandait Bertolt Brecht. (2) Ce ne sont pas les entrepreneurs ou les politiques entraperçus sur un écran de télévision qui sont interrogés et filmés mais ceux qui habitent ou construisent. Ils ne représentent que leur diversité de possibles, dans le destin commun d’être humains sur cette planète. Si bien que l’enjeu de cette intrusion du monde dans un environnement isolé est pour chacun de savoir s’adapter sans se perdre. En déplaçant les lignes d’horizon, le chantier bouleverse un équilibre mais ne l’empêche pas de se rebâtir autrement. En cela, parce qu’il épouse le rythme des personnes concernées pour leur donner voix en paroles et en gestes, Habiter/construire nous aide à percevoir et vivre à l’image de ces personnes si éloignées et pourtant si proches l’imprévisibilité de notre propre devenir.
1. L’Énonciation impersonnelle ou le site du film, Méridiens Klincksieck, 1991, p. 117.
2. Questions que pose un ouvrier qui lit, L’Arche, 1997.///Article N° : 10640