Cinémas lusophones : le gâchis et l’espoir

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L’histoire des cinémas lusophones ressemble à un énorme gâchis. Le Portugal salazariste s’est accroché à ses colonies qui n’ont pu se libérer qu’après la révolution des œillets en 1974. Le cinéma, qui s’était fait outil de lutte, se fera espoir d’un monde meilleur mais les guerres qui mineront ces pays en détruiront les perspectives. De nouvelles voies se dessinent pourtant avec les nouvelles évolutions géopolitiques.

La lutte contre le colonisateur portugais avait fondé un grande unité de thèmes. Marqués par les thèses d’Amilcar Cabral mais aussi de dirigeants révolutionnaires comme Agostinho Neto en Angola et Eduardo Mondlane puis Samora Machel au Mozambique, les cinémas lusophones naissent dans la lutte idéologique. Comme en Amérique latine, à Cuba et en Afrique du Nord, le cinéma reflète la lutte et la lutte motive un cinéma  » de libération  » que des manifestes théoriseront comme celui des Argentins Solanas et Gettino de 1969. Il s’agit de soutenir internationalement les mouvements de libération (Frelimo, Frente de Libertacao de Mocambique, 1962 ; MPLA, Movimento Popular de Libertacao de Angola, 1965 ; PAIGC, Partido Africano pela Independencia de Guine et Cabo Verde, 1956). Les films seront notamment diffusés en Europe par le canal des comités de soutien au peuple mozambicain. Au Mozambique, une équipe hollandaise réalise dès 1969 Viva Frelimo, sur la lutte dans les maquis et qui comporte un entretien avec Samora Machel. Un avocat noir-américain devenu cinéaste militant, Robert Van Lierop, tournera avec une équipe africaine A lutta continua (1971) qui porte sur le Frelimo et analyse l’histoire du Mozambique, et O Povo organizado (1976) sur les défis de l’indépendance enfin acquise. Le groupe Cinéthique produit et réalise en 1973 Etudier, produire, combattre, sur le travail d’éducation dans un camp du Frelimo en Tanzanie. Un équipe suédoise tourne Dans notre pays, les balles commencent à fleurir… D’autres films se feront avec des équipes yougoslaves, chinoises, cubaines, italiennes, anglaises…
De même, en 1971, un documentaire de 70 minutes, No pincha, est consacré au PAIGC. Claire Andrade-Watkins liste d’autres films pour la Guinée-Bissau : Madina Boe (1968, Cuba), Nossa terra (1966), Labanta negro (1966, Italie), Le Cancer de la trahison, Une nation est née (1974, Suède), Free People in Portuguese Guinea (1970, Suède). (1)
Un film cependant se démarque de ces œuvres de propagande. Sarah Maldoror, une Guadeloupéenne née en France et formée au cinéma à Moscou, tourne au Congo le magnifique Sambizanga (1972) avec des techniciens français et des acteurs non professionnels affiliés au MPLA et au PAIGC. Le film est adapté par Mario de Andrade de La vraie vie de Domingos Xavier, du romancier angolais Luandino Viera, et décrit les atrocités de la répression portugaise et fait un portrait de la résistance angolaise. Le militant révolutionnaire Domingo est torturé à mort pour avoir refusé de dénoncer ses compagnons tandis que sa femme se met à sa recherche. Sa longue marche sera la découverte d’une autre raison de vivre : combattre pour la liberté. Le film sera critiqué pour trop mettre l’accent sur l’itinéraire personnel de cette femme au détriment de la lutte de libération. Pourtant, c’est justement cette accentuation romanesque qui frappe les consciences.  » Dans Sambizanga, dira Sarah Maldoror, j’ai surtout voulu exprimer… le temps que l’on met à marcher « . (2)
Auparavant, en 1970, elle avait réalisé un court de 18 mn, Monangambee, financé par le comité de coordination des organisations nationalistes des colonies portugaises, sur l’incompréhension entre Africains et Portugais : un officier portugais fera battre un prisonnier africain, ne comprenant pas sa conversation sur un plat national africain avec sa femme venue le visiter.
Au Cap Vert, un ciné-club apparut à Praia en 1960. Il devint un lieu de débats, d’expositions et de poésie qui ne plût pas à la PIDE, la police politique portugaise qui en arrêta les deux animateurs et déporta les autres, mettant dès 1961 fin à ses activités.
Ces prémices cinématographiques auguraient de l’importance du cinéma. Le Mozambique enfin indépendant créera dès novembre 1975 un Institut du cinéma et en confiera la direction à un des maîtres du cinema novo brésilien, mozambicain de naissance : Ruy Guerra.
D’autres sommités du cinéma mondial furent mobilisées. Jean Rouch anima en 1978 un atelier de super 8 à l’Université de Maputo et Jean-Luc Godard eut un contrat de deux ans pour étudier les besoins en vidéo de la nouvelle télévision nationale. Rouch, qui s’opposait aux lourds équipements hollywoodiens utilisait le super 8 comme un stylo pour écrire une « carte postale ». Ses stagiaires tournaient le matin et pouvaient montrer le résultat le soir aux gens qu’ils avaient filmés. Le problème était de sauvegarder les images, les originaux s’abîmant rapidement à la projection. Son groupe finit ainsi par rejoindre le groupe vidéo de Godard. L’un comme l’autre critiquèrent l’Institut du cinéma qui privilégiait des équipements lourds, comme le 16 et le 35 mm : un cinéma de l’indépendance devrait être fait avec des moyens simples pour être à la portée de tous et pouvoir suivre les avancées technologiques. De tels films pouvaient être utilisés par la télévision naissante. Guerra n’apprécia guère ces critiques et reprocha en outre au « cinéma vérité » de Rouch de réduire la mise en scène. Selon Manthia Diawara, en apprenant à chacun comment faire un film, Rouch et Godard  » cassaient le monopole qu’avaient les cinéastes africains de cette forme de savoir « .(3) Rouch fut prié de quitter le pays tandis que Godard et Anne-Marie Mieville écourtèrent leur séjour.
Selon Claire Andrade-Watkins, (1) si les vues de Rouch et Godard s’étaient imposées, tout le travail documentaire, éducatif et de réalisations de l’Institut du cinéma n’aurait pu voir le jour. Guerra put donc développer un institut sur le modèle de son homologue cubain, l’ICAIC, dont la production est dominée par le film documentaire, au point d’en faire une véritable école d’un cinéma considéré comme une arme culturelle. Jusqu’en 1990, seront ainsi produits 13 longs métrages, 119 courts et 395 éditions hebdomadaires d’informations que l’on appellera Kuxa Kanema (la naissance de l’image), expression qui désignera vite tout forme d’expression cinématographique au Mozambique. Dans un pays à 94 % analphabète et parlant différentes langues, ces documentaires furent reçus avec enthousiasme comme la redécouverte de son territoire et de son milieu humain. (4) Les thèmes en sont extrêmement variés mais reviennent souvent au conflit avec l’Afrique du Sud et le Renamo, à la perversion par l’Occident, à la critique interne des structures politiques mozambicaines, à la lutte contre l’illetrisme, la maladie et la pauvreté, ainsi qu’à l’autonomie historique et culturelle. (1)
Lorsqu’en février 1977, des représentants de neuf autres révolutions africaines se réunissent à Maputo, une éphémère Association africaine de coopération cinématographique (AACC) est créée qui reconnaît l’Institut mozambicain comme le centre du cinéma africain.
En Angola, par contre, l’effort fut porté dès 1975 sur la télévision pour laquelle notamment Antonio Ole et le célèbre écrivain portugais Ruy Duarte de Carvalho réalisèrent de nombreux documentaires. Ce dernier réalisa cependant un long métrage de cinéma, Nelisita (1982) qui met en scène deux contes du sud-est angolais : deux familles échappent à la famine et Nelisita, héros du film, lutte contre les esprits pour finalement, grâce à l’aide des animaux comme de ses amis, sauver son village.
Au Cap Vert, le ciné-club de Praia retrouva vie dès mai 1975 avec le soutien du PAIGC. Il fait venir des films des ciné-clubs de Lisbonne et prend en charge le tournage des premières élections et autres activités de la nouvelle indépendance (Estatuto).
Cette unité idéologique lusophone commencera à perdre de la force avec l’assassinat d’Amilcar Cabral en 1973, la mort de Samora Machel en 1986 et la partition en 1980 du PAIGC, le Cap Vert se regroupant dans le PAICV. Les guerres de guérilla angolaises et mozambicaines ne cessèrent de miner les deux pays, de même que les manœuvres déstabilisantes de la Rhodésie et de l’Afrique du Sud.
Les années 90 marqueront un double tournant : les négociations de paix en Angola et au Mozambique à partir de 1991, l’avènement d’un gouvernement conservateur au Cap Vert en 1990, la fin de l’apartheid en Afrique du Sud motiveront d’une part la privatisation du secteur et une certaine démocratisation de la télévision et d’autre part la primauté de la géographie sur la lusophonie. Les liens politiques se distendent au profit de l’émergence d’une Afrique australe où les télévisions sud-africaines jouent un rôle moteur dans l’audiovisuel et qui s’ouvre aux coproductions internationales. Des maisons de productions privées naissent au Mozambique, notamment Ebano Multimedia qui coproduira en 1991 The Child from the South avec la chaîne britannique Channel Four et Marracuene avec la chaîne allemande ZDF. La guerre n’y est plus que la toile de fond de drames sentimentaux : le changement de traitement est net, une page idéologique est tournée. C’est également le cas du long métrage de fiction réalisé par Ruy Duarte de Carvalho au Cap Vert en 1989, Moia o recado das ilhas, itinéraire d’une intellectuelle créole à la recherche de ses racines.
C’est alors dans les pays épargnés par la guerre que les productions les plus ambitieuses verront le jour. En Guinée Bissau, Flora Gomes tourne trois longs métrages de fiction (cf entretien) qui auront une audience internationale : Mortu Nega (1988), Les Yeux bleus de Yonta (1992), Po di Sangui (1996), qui sera en sélection officielle à Cannes. Son compatriote Sana Na N’Hada réalise en 1994 Xime, sur l’attitude divergente de deux frères face au colonialisme, lui aussi sélectionné à Cannes à Un certain regard. Au Cap Vert, Leao Lopes tourne en 1995 Ilheu de Contenda, une fresque historique intimiste explorant l’identité capverdienne entre Afrique et lusophonie. En 1997, Francisco Manso réalise O testamento do senhor Napumoceno, d’après le roman de Germano Almeida, où une jeune fille découvre après sa mort les dessous de la vie de son père, grand homme d’affaires du Cap Vert.
Le Mozambique réapparaît sur la scène internationale en participant à la série Africa Dreamings coproduite par la télévision sud-africaine SABC : c’est dans le plus grand bidonville de Maputo, le Bairro Chamanculo, que João Ribeiro, jeune cinéaste sorti de l’école de Cuba, a tourné le volet mozambicain de la série : Le Regard des étoiles, qui raconte sur un scénario de Mia Couto la quête d’un jeune orphelin de guerre à la recherche de ses origines.
Mais si le Mozambique se remet à peine de la guerre civile, la Guinée Bissau s’y est enfermée en 1998… Les pays lusophones continuent leur dramatique histoire post-coloniale et le cinéma ne peut que suivre le mouvement, tentant malgré tout de délivrer comme en témoigne l’entretien avec l’Angolais Orlando Fortunato, un message d’espoir.

(1) Claire Andrade-Watkins, Portuguese African Cinema : Historical and Contemporary Perspectives – 1969 to 1993, in Research in African Literature, p.134-150. Republié dans
(2) Sarah Maldoror in : Le Monde, 27 avril 1973. Elle tournera encore au Cap Vert en 1979 Fogo, l’île de feu et Un Carnaval dans le Sahel. La cinéaste togolaise Anne-Laure Folly lui a consacré un documentaire sensible en 1999 : Sarah Maldoror, ou la nostalgie de l’utopie.
(3) Manthia Diawara, African Cinema, politics and culture, Indiana University Press 1992, p. 102.
(4) Camillo de Souza, State InitiativesandEcouragement in the Development of National Cinema : Mozambique, in: Keith Shiri, Africa at the Pictures (Londres, British Film Institut, 1990). Republié dans : p.128-131.
///Article N° : 1253

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